La Barbarie

par Michel de Montaigne

"Or je trouve, pour revenir à mon propos, qu'il n'y a rien de barbare & de sauvage en cette nation, à ce qu'on m'en a rapporté : sinon que chacun appelle barbarie, ce qui n'est pas de son usage. Comme de vray nous n'avons autre mire de la verité, & de la raison, que l'exemple & idée des opinions et usances du pays où nous sommes. Là est tousjours la parfaicte religion, la parfaicte police, parfaict & accomply usage de toutes choses. Ils sont sauvages de mesmes, que nous appellons sauvages les fruits, que nature de soy & de son progrez ordinaire a produicts : là où à la verité ce sont ceux que nous avons alterez par nostre artifice, & destournez de l'ordre commun, que nous devrions appeller plustost sauvages. En ceux là sont vives et vigoureuses, les vrayes, & plus utiles & naturelles, vertus & proprietez ; lesquelles nous avons abbastardies en ceux-cy, les accommodant au plaisir de nostre goust corrompu. Et si pourtant la saveur mesme & delicatesse se trouve à nostre goust mesme excellente à l'envi des nostres, en divers fruits de ces contrées là, sans culture : ce n'est pas raison que l'art gaigne le poinct d'honneur sur nostre grande et puissante mère Nature. Nous avons tant rechargé la beauté et richesse de ses ouvrages par nos inventions, que nous l'avons du tout estouffée. Si est-ce que par tout où sa pureté reluit, elle fait une merveilleuse honte à nos vaines et frivoles entreprinses."
Michel de Montaigne, Essais, Paris, A. Langelier, 1602, Livre I, "Des cannibales", chapitre XXX

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