Le dossier
Boris Vian

Le jazz

Blues pour le Bison Ravi
Par Alain Tercinet

Chroniqueur prolifique et polémique, éditeur aventureux et enthousiaste, Boris Vian aimait le jazz, en parlait et voulait que l'on en parle, jusque dans ses romans.

« Cette revue de presse n'est pas une chaire du haut de laquelle je tonne. »

Fort de sa réputation – devenue quelque peu sulfureuse depuis l’affaire J’irai cracher sur vos tombes –, Vian œuvrait parallèlement pour la plus grande gloire du jazz : chroniques dans Combat, le seul quotidien à publier avec une certaine régularité une rubrique dédiée à cette musique, collaborations à Spectacles, Radio 49/50, Jazz News – il en fut l’inénarrable rédacteur en chef le temps de quelques numéros –, textes qui parurent dans nombre de publications aléatoires. Il donna aussi des conférences et enregistra, en anglais, une série d’émissions radiophoniques destinées à faire connaître les beautés du jazz français aux États- Unis : « This is Boris Vian saying bonjour from Paris… » Boris aimait le jazz, en parlait et voulait que l’on en parle. En mars 1944, il avait remporté le deuxième prix du concours littéraire lancé par la revue Jazz Hot avec un sonnet, « Référendum en forme de ballade » : « Combien j’ai douce souvenance / Des concerts de jazz de jadis […] / Quatre printemps ont reverdi / Il n’y a plus de jazz en France… » Son ami Charles Delaunay lui offre bientôt une tribune sans égale : « Lorsque Jazz Hot reprit sa parution, je demandai à Boris d’écrire quelques articles. Il s’acquittait le plus souvent (sans récriminer) de la tâche ingrate de parler des musiciens français, sujet dont aucun autre collaborateur de la revue ne voulait. Pour égayer la prose généralement austère de la revue, je lui demandai de laisser libre cours à cette veine franchement humoristique qui reflétait si bien son côté constamment pince-sans-rire. Il trouva une formule de croisière avec sa « Revue de la presse », qu’il assura scrupuleusement, jusqu’à sa mort […]. S’il était en retard pour la remise de son papier à l’imprimeur, il passait rue Chaptal le matin de bonne heure. Sans même s’asseoir, il demandait quelques feuilles de papier, lisait quelques lettres de lecteurs et se mettait aussitôt à rédiger son texte sur un coin de la discothèque, d’une écriture ample et précise […]. Il avait tôt fait de couvrir trois ou cinq feuillets et repartait, sur la pointe des pieds, aussi discrètement qu’il était venu5. » En décembre 1947, dans le numéro 18 de Jazz Hot, paraissait la première « Revue de la presse ». Cent six autres suivirent. Une forme parfaitement inédite de littérature jazzistique. À partir d’extraits de la presse – spécialisée ou non, hexagonale et exotique – souvent envoyés par des lecteurs, Boris Vian roulait dans la farine les ignorants, rectifiait les bourdes et répliquait vertement aux lettres d’insultes – nombreuses – qu’il recevait ; avec une verve inépuisable et un humour ravageur. 

Les Anciens et les Modernes

Au moment où Boris entra en lice, une querelle des Anciens et des Modernes sévissait dans les milieux du jazz hexagonal. Elle opposait partisans du be-bop, une nouvelle école de jazz avant-gardiste née aux États-Unis pendant la Seconde Guerre mondiale, aux traditionalistes qui lui déniaient toute légitimité. Anathèmes, excommunications, opérations de déstabilisation durant les concerts, scission au sein de la Fédération des Hot Clubs de France, rien ne manqua à l’appel. Boris, apôtre de la modernité – il publia dans Jazz News le premier article consacré ici à Miles Davis –, entretint à cette occasion avec Hugues Panassié, défenseur du « vrai jazz », une hilarante polémique à rebondissements qui ravit (ou irrita) une génération d’amateurs. Le jazz se voyait enfin traité par quelqu’un qui, en sus de dévoiler son érudition, était un écrivain authentique. Alors que, très majoritairement, protagonistes et problèmes concernés par les « Revue de la presse » sont aujourd’hui tombés dans les oubliettes, on continue à les lire et à les relire. Pour le plaisir, pour Boris Vian. Qu’importe si certaines de ses affirmations ont été contredites depuis et que, finalement, ceux qu’il prenait pour têtes de Turcs ne méritaient pas réellement ses condamnations sans appel. Boris Vian appartenait à cette génération de pionniers – Charles Delaunay était son aîné de neuf ans et Hugues Panassié de huit – pour laquelle « les Noirs ont forcément raison quand il s’agit de jazz », ledit jazz pouvant se juger à l’aune de la danse – Boris insistera toujours sur cet aspect. Au fil des ans, le côté réducteur de la première affirmation est apparu ; quant à la prise en compte chorégraphique, elle est devenue parfaitement obsolète. Il n’empêche, Boris Vian a fait infiniment plus pour le jazz que bien d’autres. Par ses provocations, il incitait son lecteur à la réflexion et, parfois, à la révolte. Défenseur du be‑bop mais surtout amateur de jazz « classique » au fond de lui-même, il revendiquait pour un critique le droit d’être d’une « partialité ignoble ». Il en usa et parfois en abusa. Alain Gerber : « Il s’est trompé : il n’a pas compris ce qu’était le jazz blanc des années cinquante. Il n’a pas vu que le jazz “West Coast”, par exemple, n’était nullement un reflet affadi du jazz noir, que l’intérêt du jazz blanc, auquel il reprochait de ne pas ressembler au jazz noir, c’était cela même6. » Certes. Toutefois, par honnêteté, au fil des ans, Boris Vian confia parfois le soin de rectifier le tir à Michel Delaroche – un autre de ses doubles, moins célèbre que Vernon Sullivan – qui, à partir de mars 1951, contribua à la rubrique « Les Disques » dans Jazz Hot. Ainsi sous sa plume, à propos d’un album relevant de ce jazz « West Coast », à la fois séduisant et sophistiqué, qu’il n’aimait guère, put-on lire ces lignes : « Voilà un disque dont je me méfiais et j’avais tort, car il est excessivement plaisant à entendre d’un bout à l’autre. John Graas a évidemment entendu les compositeurs modernes et notamment le Ravel du troisième mouvement du Concerto en sol, et le De Falla du Concerto pour clavecin, mais le tout fait une musique charmante, et le jeu de Previn, sans être le jeu d’un pianiste de jazz vrai, est d’une précision et d’une légèreté délicieuse. Un pont très joli jeté entre la musique classique et le jazz7. » Un inventaire exhaustif de semblables repentirs serait trop long à retranscrire. 

Plus de cinq cent cinquante critiques

Le regretté Claude Rameil évalua à environ cinq cent cinquante le nombre de ses critiques – un minimum à nos yeux. Quelques-unes seulement ont été reprises en volume, ce qui n’est pas sans entraîner une sous-estimation à la fois de la somme du travail accompli par Boris pour Jazz Hot et de son érudition, car rendre compte sérieusement d’un disque n’est pas une mince affaire. Tout en montrant l’étendue de ses connaissances – après l’écoute d’un microsillon LP (long play) de Johnny Hodges où toute indication des participants manquait, il les identifia à l’oreille sans se tromper –, Michel Delaroche-Boris Vian ne pourra – ou ne voudra – faire abstraction de ses goûts personnels. Se voyait ainsi délimité le paysage jazzistique dans lequel il se sentait à l’aise ; beaucoup plus vaste et diversifié au fil des ans qu’on aurait pu le présager. Bien sûr il aimait par-dessus tout Duke Ellington et Erroll Garner mais aussi Mahalia Jackson et Frank Sinatra, les groupes vocaux de negro spirituals, Charlie Parker, le nonet « Birth of the Cool » de Miles Davis dont il vantera un autre de disques dans sa toute dernière revue de presse, « Miles Ahead est un disque du tonnerre (mon préféré8). » Un album dont il avait organisé la publication en France.     

Le jazz doit être à tous

Au mois d’octobre 1955, Boris avait été choisi par Jacques Canetti et Denis Bourgeois pour prendre en main le département jazz chez Philips. Première conséquence, la naissance d’une collection, « Jazz pour tous ». Exemplaire. En forme de 33 tours 25 cm, escortés d’un certain nombre de 45 tours, ces disques anthologiques étaient financièrement à la portée de tous. Construits avec passion et science, pressés avec grand soin, ils restent irréprochables. Sortant des sentiers battus, Boris n’hésitait pas à consacrer un volume à Chu Berry, un grand musicien peu « vendeur ». Il mettait à l’épreuve son érudition sans bornes dans le choix de morceaux peu connus ou sous-estimés comme le fameux Reminiscing in Tempo de Duke Ellington. Au dos de chaque pochette figurait un texte explicatif – historique et didactique – qui, à l’occasion, rectifiait de fausses attributions entrées dans la tradition. Le savoir de Boris ne l’empêchait pas d’avoir des scrupules. « Il y a à peine dix-sept ans que j’écoute presque exclusivement du jazz et j’aurais aimé attendre un peu avant de commencer à en parler “pour de vrai”, mais on ne vous laisse guère le temps d’approfondir un sujet, de nos jours, et l’on se presse à sauter aux conclusions9. » Un extrait de la préface prévue par Boris Vian pour « Tout le jazz », ouvrage qui devait être publié en 1952 et qui ne le fut pas. Malgré tout, il rédigea les textes d’un livre-disque d’initiation au jazz destiné à sa collection. Un demi-siècle plus tard, à part une mise à jour, bien peu de choses seraient à modifier. Devenu directeur artistique, il n’hésita pas à produire des albums réputés difficiles, Kenny Clarke’s Sextet Plays André Hodeir, ou a priori peu commerciaux, Go-Go-Goraguer de son ami Alain Goraguer et une anthologie consacrée à… Bix Beiderbecke. Au fil des ans, l’un de ces disques deviendra objet de culte : Ascenseur pour l’échafaud, de Miles Davis. 

 

L'écume du jazz


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Après ce survol de l’œuvre purement « jazz » de Boris Vian, faut-il rappeler qu’il laissait éclater sa passion jusque dans ses écrits de fiction ? Sur le mode humoristique, avec Vercoquin et le plancton – on aimerait entendre le 78 tours intitulé Until my Green Rabbit Eats His Soup like a Gentleman –, ou dramatique. Le point de départ de L’Écume des jours avait été le chorus de Ben Webster sur Chlo-E (Song of the Swamp), une mélodie sublimée par un arrangement de Billy Strayhorn destiné à l’orchestre d’Ellington, dont l’ombre tutélaire plane sur tout le roman… en compagnie de Bix Beiderbecke, évoqué au travers de la datation fictive du manuscrit : « Davenport, 10 mars 1946 », lieu et date anniversaire de sa naissance – identique à celle de Boris. En tête de ses nouvelles, il plaçait aussi des dédicaces dépourvues d’ambiguïté : « À Duke Ellington, à cause de Reminiscing in Tempo » (« Le Rappel ») ; « À Sidney Bechet, à cause de Didn’t he Ramble ? » (« Les Fourmis ») ; « À Fat’s Waller et son chapeau melon pour Ain’t Misbehavin’ » (« Le Figurant »). L’Automne à Pékin contenait encore quelques références liées à un rescapé de L’Écume des jours, le professeur Mangemanche. Au long de L’Herbe rouge, les allusions deviennent rébus : le danseur noir exécutant la Danse du Serpent renvoie à Earl « Snake Hips » Tucker,
«… sophistiquée comme de la serge bleue » et « un air tout plein de sentiment » font écho à Blue Serge et à In a Sentimental Mood – toujours Ellington – tandis que le « vaste mouchoir à carreaux » salue Louis Armstrong. Dans L’Arrache-cœur, seule la préface de Raymond Queneau faisait allusion au goût de l’auteur pour le jazz… Pour autant, il ne saurait être question de désamour, on l’a vu. Considérer cet attachement comme accessoire, donc négligeable, prouverait que l’on n’a rien compris à Boris Vian. Si partager son amour du jazz n’est pas la condition sine qua non pour entrer dans son univers, cette même passion en ouvre beaucoup de portes. Bien cachées. 

 

5. C. Delaunay, Delaunay’s Dilemma, de la peinture au jazz, op. cit., p. 204-205.
6. Alain Gerber, « Vian, arbitre du jazz », Le Magazine littéraire, hors série, novembre 2004-janvier 2005, p. 86.
7. Michel Delaroche, « Les Disques », Jazz Hot, no 124, septembre 1957, p. 35.
8. Boris Vian, « Revue de la presse », Jazz Hot, no 134, juillet-août 1958, p. 34.
9. Boris Vian, Œuvre complètes, op. cit., p. 376.

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