Le dossier
Boris Vian

Boris Vian

Comment on devient romancier
Par Marc Lapprand

Après des écrits de jeunesse formateurs, c'est par Vercoquin et le plancton que Vian entre officiellement dans le monde des lettres…

Une œuvre romanesque protéiforme

Boris Vian (1920-1959) a écrit dix romans dont quatre derrière le masque de Vernon Sullivan, le tout en une dizaine d’années (1942-1951). Après des écrits de jeunesse formateurs, c’est par Vercoquin et le plancton que Vian entre officiellement dans le monde des lettres, grâce à l’oeil alerte de Raymond Queneau. Ce roman va propulser Vian dans l’écriture de L’Écume des jours, que la doxa reconnaît encore aujourd’hui comme son chef-d’œuvre. 

Immédiatement après l’écriture de ce roman phare naît Vernon Sullivan, double postiche de l’écrivain : avec son succès démesuré, J’irai cracher sur vos tombes va aussitôt faire de l’ombre à l’auteur de L’Écume des jours. Il composera bientôt cependant L’Automne à Pékin, puis L’Herbe rouge et L’Arrache-cœur, et nous verrons que ces quatre romans signés Vian constituent un ensemble cohérent, malgré les difficultés d’édition et de diffusion qu’ils connaîtront du vivant de l’auteur. (Ces trois derniers titres seront en effet successivement refusés par Gallimard, sur qui Vian comptait pourtant, et cela mettra un terme prématuré à l’écriture de ses romans, en 1951.) 

La gloire littéraire de Boris Vian est entièrement posthume1. À sa mort en 1959, il est essentiellement connu pour avoir, durant l’après-guerre, animé les « caves de Saint-Germain-des-Prés » et rédigé le brûlot que fut J’irai cracher sur vos tombes, puis au milieu des années 1950 chanté sur scène Le Déserteur alors que la France était empêtrée dans ses guerres coloniales (Indochine, Algérie). Ce n’est qu’à partir des années 1960 que le public va véritablement découvrir cet écrivain dont les nombreux masques avaient dissimulé une œuvre romanesque protéiforme, d’un humour décapant et d’une inventivité qui servent parfois d’aune à de nouvelles plumes d’aujourd’hui. 

Premiers écrits

C’est tout d’abord un jeune ingénieur frais émoulu de Centrale qui s’essaie à l’écriture de poésies, de scénarios concoctés avec sa jeune épouse Michelle, puis d’une première tentative en prose sous le titre énigmatique de Conte de fées à l’usage des moyennes personnes. Ce conte est une subversion truculente du genre, et montre un Vian soucieux de tester les limites de la logique traditionnelle sans omettre de cultiver un humour qui passe par la déconstruction des syntagmes figés par l’usage, à l'instar de ses « demoiselles de déshonneur». Ce texte en prose abouti a pour vocation de distraire sa femme après une opération délicate. C’est pour des raisons semblables, à savoir amuser son entourage, qu’il écrira son premier roman, Trouble dans les andains, achevé en mai 1943. À ce moment là, Vian est un ingénieur diplômé, dûment employé à l’Association française de normalisation (Afnor), et père d’un enfant né l’année précédente, Patrick. 

Écrit sous forme de roman-feuilleton, Trouble dans les andains narre la quête d’un objet autant mystérieux que talismanique, le « barbarin fourchu ». Des péripéties à ricochets feront intervenir un avatar de l’auteur sous le nom anagrammatique du baron Visi, mais surtout Jacques Loustalot, alias le Major, compère de Boris dès l’Occupation et figure bientôt légendaire des fameuses surprises-parties de Ville-d’Avray. Ainsi la réalité n’est-elle pas si éloignée de la fiction, même si elle est passablement distordue pour permettre des épisodes dignes de Lewis Carroll dont Vian ne cache pas l’ascendance notoire. C’est en famille et entre amis que Boris Vian avait d’abord goûté, dès son enfance et son adolescence, à la pratique jubilatoire des jeux de langage. Retour aux sources de cet apprentissage en communauté, Vian fait circuler dans son entourage ses premiers « écrits de jeunesse », sans aucune velléité de diffusion élargie. 

Vercoquin et le plancton

Or le cap est franchi par Vercoquin et le plancton, second roman qui, même s’il peut se lire comme une suite de Trouble dans les andains, aspire à de plus hautes visées. Le texte est plus long, plus dense, et construit en quatre parties rigoureusement orchestrées. Vian y propose dans les première et dernière un hymne au jazz, au swing sur lequel dansent les zazous à l’écart des parents naturellement incapables de les comprendre. Le cœur du roman (parties 3 et 4) est tout entier consacré à une satire corrosive et souvent hilarante du travail au bureau, où l’Afnor qui emploie Vian est devenue le C.N.U., Consortium national de l’unification. C’est au sein de cet organisme que séjourne, littéralement, Miqueut, oncle et tuteur de la belle Zizanie, convoitée par le Major. Ce dernier, voulant faire les choses en règle, parvient à se faire embaucher au C.N.U. dans le seul but de demander à Miqueut la main de sa nièce. On le voit, la satire n’empêche nullement les prérogatives en usage dans la bourgeoisie d’où est issu Vian. Comme son prédécesseur, le roman passe de main en main, en particulier celles de Jean Rostand, le voisin bienveillant de Ville-d’Avray, biologiste, humaniste et auteur Gallimard, à qui l’humour ne fait pas défaut. Or il se trouve que Rostand connaît bien Queneau. On devine la suite. Raymond Queneau, qui avait créé l’année précédente une nouvelle collection chez Gallimard, « La Plume au vent », est en quête d’œuvres désopilantes qui bousculent les traditions. C’est la Libération et il faut penser à se distraire : le roman de Vian tombe à pic. Après des révisions que lui suggère son aîné et bientôt ami, le texte, accepté par Gaston Gallimard en juillet 1945, ne sortira pourtant en librairie qu’au début de l’année 1947. Entre-temps, Vian aura écrit dans la seule année 1946 L’Écume des jours, J’irai cracher sur vos tombes et L’Automne à Pékin… 

1. Voir Christelle Gonzalo, «Vian au goût des jours ?».

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