Le dossier
Boris Vian

Boris Vian

Comment on devient romancier
Par Marc Lapprand

L'Écume des jours, L'Automne à Pékin, L'Herbe rouge, L'Arrache-cœur :
ces quatre romans signés Vian constituent un ensemble cohérent, malgré les difficultés d’édition et de diffusion qu’ils connaîtront du vivant de l’auteur.

L'Écume des jours

« Colin rencontre Chloé. Ils s’aiment. Ils se marient. Chloé tombe malade. Colin se ruine pour la guérir. Le médecin ne peut la sauver. Chloé meurt. Colin ne vivra plus très longtemps. »2 C’est en ces quelques mots que Vian résume lui-même l’intrigue de L’Écume des jours. Par son euphorie, sa démesure et sa poésie, son mélange de tendresse et de violence, d’inventions et de parodie, le romancier atteint un sommet dans son art. Boris Vian, au printemps de 1946, a le vent en poupe, car non seulement Gallimard le prend sans hésiter, mais on lui fait miroiter la possibilité d’un prix littéraire : le Prix de la Pléiade, attribué par l’éditeur à un jeune auteur prometteur. Vian a toutes les raisons de se montrer optimiste, fort notamment de l’appui de trois jurés : Queneau, Sartre et Lemarchand, écrivain et lecteur chez Gallimard. Mais le sort va en décider autrement, et c’est Jean Grosjean, candidat de Malraux, qui est récompensé pour Terre du temps, un recueil poétique d’inspiration mystique. Vian, certes déçu, ne cesse pas pour autant d’écrire. Y a-t-il un rapport entre cet échec et la naissance de Vernon Sullivan l’été de la même année ? La question a été souvent posée, mais c’est une hypothèse et rien d’autre, d’autant plus que, dès la rentrée, Vian se met à composer son roman le plus ambitieux, le plus long et le plus complexe : L’Automne à Pékin.




L'Automne à Pékin

Ce roman débute par quatre parties liminaires indépendantes, notées A, B, C et D, qui présentent séparément presque tous les personnages de l’histoire, puis se poursuit selon trois mouvements intercalés de « Passages » qui sont des interventions ironiques de l’auteur relativement au déroulement des événements. De manière exceptionnelle, ce roman ne compte pas moins d’une trentaine de personnages qui convergent bon gré mal gré vers ce fameux désert d’Exopotamie. La quiétude du seul hôtel de ces lieux va être bouleversée par la construction d’un chemin de fer dont on peut douter qu’il soit utile. Comble de l’absurde, la voie ferrée va devoir couper l’hôtel en deux, sous les ordres du cauteleux Amadis Dudu. Tout comme les Colin et Chick du roman précédent, les deux personnages masculins principaux, Anne et Angel, sont ingénieurs. Autant L’Écume des jours excellait dans son expression de la poésie, de l’amour et de la tendresse, autant ce roman-ci triomphe par l’absurde le plus total, comme l’illustre magistralement cet axiome contradictoire que Vian consigna peu après l’avoir rédigé : « Le désert est la seule chose qui ne puisse être détruite que par construction. » CQFD. 

L'Herbe rouge

Vian avait prévu d’écrire ensuite L’Arrache-cœur, comme l’attestent des notes préparatoires qui le placent en troisième position. Mais des problèmes existentiels lui font changer de cap pour se mettre à L’Herbe rouge. Vian traverse en effet une période de plus en plus difficile : son mariage se délite peu à peu, le procès intenté contre Vernon Sullivan le taraude, et les œuvres qu’il signe de son nom sont coup sur coup rejetées par Gallimard : L’Automne à Pékin ainsi qu’un projet de recueil de nouvelles initialement intitulé « Les Lurettes fourrées ». En outre, la genèse de L’Herbe rouge transite par un premier manuscrit, « Le Ciel crevé », et deux autres titres non retenus : « Les Images mortes » et « La Tête vide ». L’histoire est pour une part autobiographique. Wolf, un jeune ingénieur, a mis au point avec son assistant une « machine » à effacer les souvenirs. Ce héros ténébreux tente donc de se libérer d’un passé inhibiteur. Vian en profite pour peindre une fresque amère de ses années d’enfance surprotégée, d’éducation stérile et d’études supérieures uniquement destinées à décrocher sa « peau d’âne ». L’amertume affleure à chaque épisode, et Wolf ne parviendra jamais à atteindre son objectif. C’est sans aucun doute le roman le plus pessimiste d’un auteur qui commence peut-être à douter sérieusement de son génie inspirateur. Mais il n’a pas encore dit son dernier mot : il lui reste encore un autre chef-d’œuvre à écrire : L’Arrache-cœur

L'Arrache-cœur

Pour la première fois, Vian y traite de l’enfance, de la maternité et de la famille en général. Il a planté le décor en s’inspirant largement de Landemer, petit village du Cotentin où il a passé tous les étés de son enfance et de son adolescence jusqu’à la déclaration de guerre. L'Arrache-cœur est le roman le plus âpre et le plus cruel de Boris Vian. Le village qui y est dépeint n’a rien de balnéaire : on y torture et tue les enfants, les vieux et les animaux désobéissants. On y ferre les petits, comme des chevaux, et l’on va à la messe pour que le curé fasse pleuvoir. Les paysans ont de ces exigences que Jacquemort, le psychanalyste dandy mais de pacotille, découvre peu à peu, étonné et curieux à la fois. Mais c’est aussi l’histoire de la honte refoulée (« La Gloïre »), de l’abandon du père (Angel), et de la paranoïa de la mère surprotectrice (Clémentine). Pour Vian, c’est une fin de parcours : troisième roman que Gallimard refuse à nouveau, malgré un appui discret de Raymond Queneau. Ce qui devait être le premier volet d’un diptyque (« Les Fillettes de la reine ») ne connaîtra pas de suite. 

Des thèmes communs


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Si ces quatre romans diffèrent sensiblement par leur histoire, leur ambiance et leur portée philosophique, on y décèle pourtant un certain nombre de thèmes communs, tels que l’usure, la détérioration, le vieillissement, d’une part, et, l’amour pris dans un conflit triangulaire, d’autre part. 

L’espace vital qui se dégrade est un leitmotiv chez Vian. Chambre à coucher de Chloé qui rétrécit au fur et à mesure de l’emprise du nénuphar sur son poumon (L'Écume des jours), destruction partielle du seul édifice dans le désert d’Exopotamie (L'Automne à Pékin), disparition de la chambre de Lazuli puis de la « machine » (L'Herbe rouge), et nettoyage par le vide autour de Clémentine, qui fait abattre tous les arbres et ériger un « mur de rien » autour de sa maison (L'Arrache-cœur). Déjà, dans Vercoquin et le plancton, un immeuble entier explosait à la fin avec tout un pâté de maisons, pour faire conclure au Major, seul rescapé avec Antioche : « Au fond, dit-il, je me demande si je suis bien fait pour le mariage… » Car tel est bien là le cœur du problème. Dans l’imaginaire de Vian, le mariage annonce le début de la fin. Chloé ne tombe-t-elle pas malade dès sa sortie de l’église où elle vient d’épouser Colin ? 

Chacun des quatre romans met en place un triangle impossible. Dans leur ordre respectif, Colin épouse Chloé mais aimait Alise auparavant (L'Écume des jours) ; Angel aime Rochelle qui sort avec Anne, et ce dernier l’« use » à force de l’aimer physiquement (L'Automne à Pékin) ; Wolf se confie volontiers à Folavril, la petite amie de son assistant Lazuli (L'Herbe rouge), et enfin, après que Clémentine a chassé son mari Angel du foyer familial, c’est « oncle Jacquemort » qui s’occupe bon an mal an des « trumeaux », sans pour autant prendre la place du mari évincé (L'Arrache-cœur).  

Alternativement, donc, un homme deux femmes et deux hommes une femme. Vian varie la donne.

Comme pour sceller davantage de liens entre ces romans, certains personnages passent de l’un à l’autre. Le professeur Mangemanche, marri de n’avoir pu sauver Chloé de son nénuphar délétère (L'Écume des jours), va ronger sa honte dans le désert d’Exopotamie en s’occupant plus d’avions en modèle réduit que d’éventuels patients (L'Automne à Pékin). Angel saute de l’Exopotamie (L'Automne à Pékin) à la maison de Clémentine (L'Arrache-cœur), sans passer par L’Herbe rouge, qui était un accident de parcours comme on l’a dit. Mais ce personnage a évolué. Aguerri, il est devenu plus cynique et plus fataliste. Il sert dans ce dernier roman de repoussoir à Jacquemort, mais disparaît dans une fuite insensée sur la mer, qui rappelle le geste final du philosophe Jules Lequier au siècle précédent, noyé au large de Saint-Brieuc à vouloir tester les limites de sa foi. Et enfin de L’Herbe rouge à L'Arrache-cœur, c’est le passage du personnage devenu vide (Wolf) à celui qui cherche désespérément à se remplir (Jacquemort), avec en toile de fond un procès larvé fait à la psychanalyse. 

Vian a écrit dans de nombreux registres, et s’est essayé à divers styles sous divers masques en s’adaptant toujours à la situation exigée. D’un côté le chroniqueur décapant aux Temps modernes ou engagé pour le journal anarchiste La Rue, de l’autre le nouvelliste fleuve pour Dans le train, ou plus domestique pour Constellation. Vian s’intéressait à tout et particulièrement à la fine pointe de la modernité de son temps : le jazz, la science-fiction et la nouvelle logique non aristotélicienne. Malgré un foisonnement d’écriture durant la décennie où son œuvre romanesque voit le jour, on reste frappé par sa remarquable cohérence. Autant les quelque soixante nouvelles qu’il compose lui servent de laboratoire du langage et de creuset de la fiction, autant la séquence de ses romans signés de son nom, et dont les titres portent le mystère, construit un univers homogène, baigné de cette même ambiance étrange, souvent déconcertante, mais dans laquelle les personnages naviguent de plain-pied. C’est bien cette fameuse « atmosphère biaise et chauffée » que Vian annonce en avant-propos à L’Écume des jours qui bâtit l’ensemble de ses fictions. Et c’est exactement pour cela qu’elles demeurent encore aujourd’hui d’une originalité et d’une inventivité sans égales, mais aussi d’une poésie résolument attachante, que le temps n’a pas entamée. 

2. « Dossier 12 », Collège de ‘Pataphysique, 1960, p. 115.

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