Le travail de la collection :l’ordre et
le classement, les séries
par Guillaume Le Gall
L’organisation du travail d’Eugène Atget est à la
mesure de son ambition. Méthodique, le photographe réunit
des documents qui visent une représentation exhaustive de son
objet d’étude. L’examen de son corpus révèle
en effet un catalogue structuré selon un système de séries
qui divise l’ensemble en autant de sujets. Atget classe
dans un premier temps ses images par sujet, puis, à l’intérieur
de ses séries, par la date de prise de vue. Il fixe un numéro
de commencement puis assigne à chaque négatif une place
dans la séquence. L’ordre des séries – longtemps
obscur – a
donc pu être découvert par l’étude du classement
des négatifs en rapport avec le sujet inscrit sur les albums. Mais
il est nécessaire de distinguer deux types d’albums :
d’un côté, ceux dits « de référence » regroupent
l’ensemble des images et les distribuent selon les catégories établies
par le photographe ; de l’autre, les albums reliés,
confectionnés avec plus de soin, rassemblent des sujets plus élaborés
en vue, semble-t-il, d’être publiés.
Paysage-Documents
La série Paysage-Documents regroupe de nombreux
sujets destinés à servir de motifs aux artisans,
artistes, peintres ou dessinateurs. Les titres des albums qui
en découlent témoignent de la multitude des thèmes
abordés : La France pittoresque, documents divers ; Arbres ; Parc
de Saint-Cloud ; Premiers plans, fleurs ; Fleurs,
arbres, paysages, jardins ; Les Arbres, forêts,
bois ; Référence fleurs, arbres, jardins ; Paysages
Saint-Cloud ; Paysages, documents divers ; Les
Arbres, forêts, bois, parcs, vallées, arbres fruitiers.
De la pomme isolée sur une branche aux arbres des parcs
dessinés par Le Nôtre jusqu’aux sillons des
champs labourés, les images ont en commun de présenter
une nature domestiquée. L’aire géographique
couverte va de la Somme, où Eugène Atget a vécu, à l’Oise,
avec en outre des villes comme Tours, La Rochelle, Limoges
ou Nice.
Cette série se divise en deux parties distinctes. La première
correspond au début de la carrière du photographe,
qui s’attache alors à reproduire des vues de paysages
ruraux ainsi que des spécimens botaniques. Dans ces cas
de figure, Atget utilise quelquefois un fond uni afin d’isoler
la forme des végétaux. Cette procédure de
prise de vue a pour but de faciliter le travail des artistes qui
utilisaient de tels documents dans leurs compositions. Au-delà des
motifs naturels, le photographe s’intéresse aussi à l’environnement
matériel, aux outils et aux objets de la ferme. Enfin,
un groupe d’images se concentre sur l’architecture
et ses motifs. Ces épreuves marquent l’intérêt
naissant du photographe pour le détail et l’élément
décoratif qui constitueront le sujet principal de sa série
sur l’Art dans le vieux Paris.
La seconde partie de la série Paysage-Documents coïncide
d’ailleurs avec le début de son travail de documentation
sur le vieux Paris, vers 1897-1898. Atget s’éloigne
des scènes rurales pour choisir des motifs floraux ou autres
vues plus directement assimilables à la culture. Ainsi, L’Étang
de Corot, Ville-d’Avray, par exemple, marque une nette
inflexion dans le traitement du paysage. Le photographe ne se concentre
plus sur les détails et intègre davantage des codes
picturaux. Il marque alors un intérêt pour les jardins
dessinés par Le Nôtre. À Versailles, Sceaux
ou Saint-Cloud, il va utiliser la mise en scène baroque des
jeux de lumière entre la frondaison des arbres et le miroitement
du soleil sur les étendues d’eau. Ces photographies
de parcs vont se développer et l’amèneront à constituer
des séries à part.
L’Art dans le vieux Paris
Après s’être appliqué à fournir des
documents pour artistes, Atget formule un projet beaucoup plus vaste :
il ambitionne de photographier l’ensemble de la ville assimilée
au vieux Paris, et entend mettre à la disposition des érudits
et des amateurs des documents sur son histoire. Il élargit ainsi
sa clientèle aux historiens de la capitale et aux institutions
dont certaines, comme la Bibliothèque historique de la Ville de
Paris ou le musée Carnavalet, ont explicitement pour rôle
de sauvegarder la mémoire de l’ancienne ville. Commencée
en 1898 et terminée à la mort du photographe en 1927, la
série sur l’Art dans le vieux Paris occupe une
place centrale dans son œuvre. Elle regroupe à elle seule
une étude détaillée de l’art, de l’architecture
et de l’ornement de la vieille ville, et comprend notamment les églises,
les façades, les porches, les portes, les heurtoirs, les escaliers,
les cours intérieures, les fontaines et une multitude d’éléments
décoratifs.
Dans les premiers temps, il semble que le sujet de la série ne
soit pas tout à fait ni défini ni circonscrit. C’est
le cas, par exemple, des petits métiers qui appartiennent d’abord à la
série pour se développer par la suite dans celle plus spécifique
de Paris pittoresque. Cet atermoiement ne dure que quelques
mois et révèle à quel point Atget distinguera par
la suite les activités de la rue des espaces et du bâti
de la vieille ville. Durant l’année 1900, il confirme le
sujet de sa série en se concentrant sur l’architecture et
l’ornementation (des portes, heurtoirs, boiseries, stalles etc.).
Privilégiant les vues frontales et contiguës, son approche
semble déterminée par la constitution de documents. Il élabore
ainsi une manière que d’autres se réapproprieront
et qualifieront plus tard de « style documentaire ».
Dans ces images, l’objectif recherché est la clarté descriptive
et, en conséquence, l’absence de lyrisme pittoresque. Cette
immense documentation sur le vieux Paris amènera Atget à créer
des typologies très précises. Ainsi, les éléments
décoratifs d’un côté, et les monuments, de l’autre,
sont divisés par types dans des albums distincts. Les Fontaines, Les
Portes, Les Heurtoirs, Les Escaliers, ou Église
Saint-Gervais-et-Protais, Notre-Dame, par exemple, constituent des
albums de référence qui structurent la série sur l’Art
dans le vieux Paris. À partir de 1901-1902, Atget développe
des séquences de prise de vue à partir du même objet.
Plusieurs clichés permettent, par exemple, de suivre l’évolution
du photographe depuis la rue jusqu’à l’intérieur
d’un hôtel particulier, voire jusqu’au plus petit élément
architectural comme un heurtoir de porte ou un détail ornemental.
Puis, en 1909-1911, il commence à photographier les sculptures et
les bas-reliefs de l’École des beaux-arts et du musée
de Cluny. Enfin, à partir de 1922, démuni en quelque sorte
par la vente d’une partie de ses négatifs à l’État,
il retourne aux motifs qu’il avait développés lors
de la première période, tels les quais de Seine. La démarche
se fait alors moins descriptive, moins analytique, pour laisser place à une
photographie plus contemplative et romantique.
L'Art dans les environs
En 1901, Atget commence la série sur l’Art dans les
environs, qui est le pendant suburbain de l’Art dans
le vieux Paris. De Montmorency à Fontainebleau en passant
par Robinson, Meudon et Versailles, il photographie les vieilles
rues, les maisons, les fermes, les cours, les églises de village,
mais aussi des coins de nature, c’est-à-dire autant de
lieux qui présentent un intérêt historique et artistique
aux alentours de Paris. À Versailles, il fournit un long travail
de documentation sur l’ornementation du château et des
vases du jardin. Après 1902, le photographe s’aventure
dans des régions
moins urbanisées et plus pittoresques. Sur les traces de Corot,
il photographie les bords de la Marne et les lieux habités par le
souvenir du peintre. Enfin, au début des années 1920, il
définit plus précisément son projet et se concentre
sur le nord et l’est de Paris. Dans le même esprit, et parallèlement à l’Art
dans le vieux Paris, il choisit pour ses prises de vue des heures
matinales qui confèrent à ses photographies des lumières
particulières.
Paris pittoresque
Tout au long de sa carrière, Atget construit sa série Paris
pittoresque. Les sujets traités se répartissent
selon deux catégories. D’une part, il photographie les
habitants qui vivent et travaillent dans la rue – petits
métiers, badauds, clochards, chiffonniers ou prostituées – et
de l’autre, tout ce qui façonne le paysage urbain comme
les boutiques, les cabarets et les vitrines. L’ensemble de la
série regroupe environ neuf cents photographies et se structure
en trois parties. La première est essentiellement consacrée à la
vie parisienne et aux activités des citadins. Atget représente
des scènes de rues, des instantanés, tels ces personnages
attendant l’omnibus, ces enfants jouant dans le jardin du Luxembourg
ou cet attroupement autour d’une fontaine. Proches du reportage
qui se développe dans ces mêmes années, ses épreuves
semblent vouloir fixer les usages des Parisiens dans la ville. Dans
le même temps, le photographe développe un groupe d’images
qui fixent les petits métiers de la rue. Il fait poser des marchands
ambulants qui, à la fin du XIXe siècle
et au début
du XXe, sont sur le point de disparaître.
Dans la plupart des cas, ces marchands prennent des attitudes emblématiques
et rejoignent ainsi la longue tradition de la représentation des « cris
de Paris ». À partir de 1910, la seconde partie se concentre
davantage sur les structures urbaines du vieux Paris que sur les
habitants eux-mêmes. Atget cherche ainsi à représenter
les marques de l’activité des Parisiens dans la ville. Poursuivant
son travail sur ce qu’il nomme « le pittoresque »,
il développe de nouveaux sujets. Apparaissent les intérieurs,
les voitures à traction animale, les boutiques et la zone, qui
constitueront par la suite les albums : Intérieurs parisiens ;
La Voiture à Paris ; Métiers, boutiques et étalages
de Paris ; Zoniers et fortifications. Enfin, au sein de cette
série, Atget photographie des prostituées, des nus, des
maisons closes. Ce groupe qui ouvre la troisième partie de la série
se distingue par un retour à la représentation de personnages
qui avaient disparu de l’œuvre depuis les petits métiers
et les zoniers. Éloigné du reste du travail entrepris par
Atget, cet ensemble iconographique contient aussi des vues de vitrines
de grands magasins, des mannequins de cire ainsi que des décors
de cirques, manèges et fêtes foraines.
Topographie
La Topographie est la série la plus courte (1906-1915)
et la dernière qu’Atget ait lancée. C’est
aussi celle dont le sujet est le plus rigoureusement défini
par son auteur. Dans ce travail, Atget parcourt scrupuleusement les
rues du vieux Paris pour en relever l’aspect et la structure.
Il évolue arrondissement par arrondissement. Très contraignante,
cette démarche semble se conformer à des exigences extérieures à sa
volonté que sont les fichiers topographiques des institutions
ou les attentes de différents conservateurs.
De 1906 à 1908, le photographe commence par la rive droite et
consigne sur ses plaques le quartier autour du Palais Royal puis, près
de la Bibliothèque nationale, la rue Saint-Denis et les Halles.
Vers 1909, il traverse la Seine et scrute la rue Mouffetard, la place
Maubert, le Jardin des Plantes et la montagne Sainte-Geneviève.
Entre 1910 et 1912, il photographie les quartiers du faubourg Saint-Germain,
de Saint-Sulpice, de l’Odéon, du Marais, de Saint-Germain-des-Prés
et de Saint-André-des-Arts. Durant cette période, il
s’attache à illustrer les démolitions du Quartier
latin. À partir de 1912, il termine sa série en photographiant
le quartier Saint-Séverin et en étendant son champ d’investigation
géographique aux entrepôts de Bercy, au parc Delessert,
au couvent des Carmes, puis revient photographier l’île
Saint-Louis et s’intéresse de manière appuyée
aux passages parisiens.