« Le musée s’est lancé dans
le déchiffrement du code des numéros des négatifs
d’Atget pour découvrir une conscience esthétique, et à la
place il a trouvé un catalogue. » Cette remarque de Rosalind
Krauss soulève simultanément la question de l’interprétation
de l’œuvre d’Atget et la question des méthodes
en histoire de la photographie. Plus précisément, ses réflexions
sur la figure historique d’Atget se développent à partir
des notions plus larges d’œuvre et d’auteur afin de déterminer
le bien-fondé des entreprises muséographiques autour des
photographies.
À trop vouloir « construire » des œuvres
et des artistes pour le musée, les historiens de la photographie,
selon l’auteur, dénaturent l’objet à étudier : « Partout
aujourd’hui on tente de démanteler l’archive photographique,
c’est-à-dire l’ensemble des pratiques, des institutions,
et des relations dont relevait au départ la photographie du XIXe siècle,
pour la reconstruire dans le cadre des catégories déjà constituées
par l’art et son histoire. » Et l’auteur de conclure
en remarquant qu’« il n’est pas difficile d’imaginer
quels sont les motifs d’une telle opération, mais ce qui est
plus difficile à comprendre c’est l’indulgence pour
le type d’incohérence que cela produit ».
Si Rosalind Krauss ne dément pas l’apport de l’historienne
Maria Morris Hambourg qui a effectivement permis de déchiffrer l’organisation
du travail d’Eugène Atget, elle maintient en revanche qu’on
ne peut lui attribuer un statut d’artiste sur la seule base de cette
investigation. En conséquence, elle avance l’idée que
le corpus constitué par le photographe participerait plutôt
des exigences d’un catalogue préétabli par les institutions
d’archivage. Une fois levé le mystère du système
de numérotation et de l’organisation du travail, il ne s’agit
pas, toujours pour Rosalind Krauss, d’« organiser la vision
d’Atget autour d’un ensemble d’intentions socio-esthétiques ».
Selon elle, ce présupposé porte en lui les germes de sa destruction
car le travail du photographe serait « le produit d’un
catalogue qu’[il] n’a pas inventé et pour lequel le
concept d’auteur est sans objet ».
Œuvre ou simple « produit d’un catalogue »,
la conclusion est ici intéressante en ce sens qu’elle nous éclaire
sur la spécificité du travail d’Atget. La question
n’est pas tant de savoir si le corpus constitue un œuvre
et révèle un auteur, mais de comprendre les enjeux d’un
travail qui se situe au croisement de l’histoire comme discipline
et de la photographie comme moyen d’enregistrement des traces
de l’histoire. Rosalind Krauss le dit elle-même : « Ses
sujets sont […] dictés par les catégories établies
de la documentation historique et topographique. »
Après l’intuition de Rosalind Krauss et le travail entrepris par
Maria Morris Hambourg, il semble aujourd’hui nécessaire et plus
pertinent de replacer le travail d’Atget dans le contexte de la formation
des énoncés de la photographie en comparaison avec le discours
sur l’histoire – du vieux Paris notamment – qui lui
est contemporain. Car, de notre point de vue, Atget envisage le corpus de son
travail comme autant de documents sur l’histoire de Paris et de ses environs.
Les relations d’Eugène Atget avec un grand nombre d’institutions
patrimoniales déterminent largement la constitution de son catalogue.
Celui-ci répond en partie à des exigences d’indexation
dont les normes sont reconnaissables. La compréhension de son travail
ne peut donc se passer d’une étude de ces relations. Quand Atget
commence à photographier les vestiges de l’ancienne ville, sa
démarche coïncide avec la création, en novembre 1897,
de la Commission municipale du vieux Paris. Alertée par les destructions
dues aux travaux du métropolitain, la Commission décide de « rechercher
les vestiges du vieux Paris, d’en dresser l’inventaire, de constater
leur état actuel, de veiller dans la mesure du possible à leur
conservation ». Elle cherche donc à lutter contre l’oubli
et la disparition en projetant de conserver les monuments au moyen de la représentation
photographique et gravée.
La quasi-simultanéité du projet d’Atget avec la création
de la Commission municipale du vieux Paris soulève la question des rapports
du photographe avec cette institution [qui] a peut-être été un
des éléments à l’origine du travail, tout au moins
un élément parmi une prise de conscience de plus en plus partagée.
En 1902, Atget espère d’ailleurs lui vendre un recueil photographique
du vieux Paris [mais] la pétition d’Atget est rejetée.