En revanche, Atget vend un très grand nombre d’épreuves à la
Bibliothèque nationale et à la Bibliothèque historique
de la Ville de Paris. À cela, deux explications : d’une
part, ces institutions développent à la fin du XIXe siècle
une politique d’acquisition de photographies et, d’autre part,
le système de classement des collections – qui donnent
notamment une place importante à la topographie – est
susceptible d’accueillir les différents sujets traités
par Atget. La relation du photographe avec la Bibliothèque historique
de la Ville de Paris permet de mieux comprendre dans quelle mesure le travail
serait subordonné aux exigences de l’institution. Le photographe
commence à vendre des épreuves à la Bibliothèque
historique dès 1899. Cependant, une collaboration plus soutenue
va se développer à partir de 1906, date à laquelle
le premier professeur d’histoire urbaine, Marcel Poëte, restructure
l’institution.
En 1907, Atget intitule par ailleurs pour la première fois un lot
de photographies Topographie du vieux Paris. Il est alors probable
que sa collaboration avec la Bibliothèque historique eut une incidence
directe sur la formulation de son travail. De plus, c’est la seule
série qui a engagé le photographe dans une approche systématique.
Cependant, si l’institution est à l’origine du travail,
l’association fut brève et amena le photographe à abandonner
pour un temps toute relation avec la Bibliothèque historique.
Il est donc possible, à travers les livrets d’acquisitions,
de reconstituer les relations d’Atget avec les différentes
institutions. Mais un autre document d’importance permet de
connaître le paysage de ses fréquentations professionnelles :
son répertoire, un carnet dans lequel il consignait noms,
adresses, professions, intérêts et autres informations
complémentaires. Les institutions ne sont pas
les seuls destinataires du travail d’Atget. La présence
d’artistes et d’artisans, en grand nombre dans le répertoire,
démontre que les séries du photographe ne sont pas
uniquement déterminées par le catalogage des bibliothèques.
Si l’on en croit André Calmettes, le peintre Luc Olivier
Merson est l’un des premiers artistes à avoir acheté des
documents au photographe. D’autres, en revanche, lui commandent
directement des travaux. C’est le cas d’Édouard
Detaille qui, pour le fond et le décor de certaines de ses
peintures militaires, se sert de photographies. Brassaï avance
que le photographe vendait aux artistes, y compris aux plus célèbres : « Braque
et Picasso étaient parmi ses clients et il aida aussi Utrillo
dans le matériel pour ses Rues de Paris. » Bien
que les noms des deux initiateurs du cubisme ne figurent pas dans
le répertoire d’Atget, ce témoignage nourrit la
légende d’un photographe proche des artistes de l’avant-garde.
Un auteur-éditeur
Alors que la première maquette d’un album destiné à la
publication ne date que de 1909, Atget se présente dès
1902 comme un « auteur-éditeur d’un recueil
photographique du vieux Paris ». Cette inscription, qui signe
ses cartes de visite, révèle un désir d’imposer
et de contrôler un double statut face aux institutions. Se revendiquer
auteur et éditeur n’est alors pas, pour un photographe
ne produisant que de simples documents, chose courante. Cette exigence,
Atget la réalisera avec les albums qu’il vend à la
Bibliothèque nationale. La constitution de ces derniers (et leur
diffusion) marque en effet un moment important dans l’évolution
de son œuvre. Cette problématique forme la matière
du travail de l’historienne de l’art Molly Nesbit qui s’est
plu à démontrer dans quelle mesure le sujet émergeant
des albums recouvre une interrelation de la culture bourgeoise et populaire.
En concevant ces albums, selon elle, Atget se positionne culturellement
et politiquement. Dans des termes très foucaldiens, et en s’appuyant
sur la pensée du philosophe, elle s’interroge à la
fois sur l’espace discursif dans lequel s’inscrivent ces
albums et sur la notion d’auteur, notion ambiguë dans l’histoire
de la photographie qu’avait déjà abordée
Rosalind Krauss.
Pour Molly Nesbit, l’œuvre d’Atget est multiple et
ne se laisse pas enfermer dans une seule « catégorie
discursive ». C’est justement la diversité,
en partie liée au caractère commercial de l’activité,
qui détermine son œuvre. Au même titre que les photographes
du XIXe siècle comme Le Gray, Baldus, ou Marville, son œuvre
présente des caractéristiques hétérogènesElle
cherche à saisir, dans le contexte de la fin du XIXe siècle
et du début du XXe , le sens
du statut qu’Atget s’était
attribué.Elle cherche ainsi à définir.
ce que représente un auteur dans la culture française.
Rappelant la loi française sur les droits d’auteur de 1793,
Molly Nesbit souligne que c’est la photographie qui, à la
fin du XIXe siècle, relança
le débat
autour de ces questions.
Mais la loi, selon Molly Nesbit, n’est pas suffisante pour expliquer
le sens de la notion d’auteur. Afin de dépasser la stricte
interprétation des textes, elle s’appuie sur la pensée
de Foucault et sur son célèbre texte « Qu’est-ce
qu’un auteur ? ». Le philosophe interroge la « fonction
de l’auteur » et ce qui l’accompagne, l’œuvre : « Le
nom d’auteur n’est pas situé dans l’état
civil des hommes, il n’est pas non plus situé dans la fiction
de l’œuvre, il est situé dans la rupture qui instaure
un certain groupe de discours et son mode d’être singulier
[…]. La fonction auteur est donc caractéristique du mode
d’existence, de circulation et de fonctionnement de certains discours à l’intérieur
d’une société. »
Dans le cas précis d’Atget, Moly Nesbit souligne que c’est
avec ses albums qu’il entre comme auteur à la Bibliothèque
nationale. Présentés sous forme de livres, ou plus précisément
sous forme de maquettes pour la publication, les albums sont traités
par les bibliothécaires comme des ouvrages. Et si l’on
retrouve chez lui une volonté de répondre à une
attente qui l’installe dans une relation commerciale avec ses
clients, Molly Nesbit rappelle que, à l’instar de Picasso,
un auteur peut « jouer le jeu » du marché et
constituer une œuvre à part entière.