arrêt sur...
jeux de princes

Les jeux pédagogiques

Par Thierry Depaulis et Michel Manson


La pédagogie par le jeu précède les jeux pédagogiques, dès l’Antiquité. Alors que durant le Moyen Âge, les jeux tels les dés, les cartes ou le trictrac étaient condamnés et rejetés en bloc comme une infamie, une vision nouvelle émerge à partir de la deuxième moitié du XVe siècle, encore impensable jusque là : l’insertion du jeu dans l’éducation.
C'est d'abord en Italie que des éducateurs pensent se servir d’un jeu de cartes pour diffuser un enseignement. Ainsi l’humaniste Vittorino da Feltre (1378-1446) recommande-t-il à ses élèves un alphabet "en formes de lettres, peintes de diverses couleurs pour jouer aux cartes".
Si les jeux devenaient outils pédagogiques, c’est que leur approche était moins diabolisée. Sans doute est-ce cette "banalisation" du jeu qui nous vaut une masse de documents devenue considérable à partir du milieu du XVIe siècle. Nombre d’œuvres littéraires utilisent tel ou tel jeu pour agrémenter un récit, colorer une scène dans une pièce de théâtre, souligner une situation, filer une métaphore ou tout simplement raconter ce que l’auteur a vécu. Cette enflure documentaire accompagne aussi la croissance observée dans le nombre et la variété des jeux offerts, dans la présence désormais accrue du jeu parmi toutes les couches de la société.


Cartes à jouer pédagogique

À partir de 1500, le cordelier strasbourgeois Thomas Murner imagine des cartes spéciales pour enseigner la philosophie (Chartiludium logicæ) puis le droit romain (Chartiludium institute summariæ) aux étudiants de l’université de Cracovie puis de Fribourg. Son jeu de logique est réimprimé à Paris en 1629. Déjà en 1619 était apparu un Jeu des provinces, puis un Jeu de la grammaire latine verra le jour en 1640.
C’est dans cette même perspective que l’imprimeur parisien Christian Wechel publie en 1544 un jeu de cartes des poètes latins (aujourd’hui au British Museum), faisant ainsi écho aux propositions d’Érasme et, plus encore, au petit manuel de Jean-Louis Vivès Linguæ latinæ exercitio (Bâle, 1539), qui offre d’amusants dialogues, plusieurs à thème ludique, afin de faciliter l’apprentissage du latin. Comme le montre le Jeu royal pour apprendre la langue latine de Gabriel de Foigny (Lyon, 1674), cette tradition ne se perd pas avec le temps. Apprendre en amusant, cette idée nouvelle se traduit de façon hypertrophiée et burlesque dans la célèbre liste de jeux que Rabelais met au programme de son héros Gargantua.
Dans les années 1640 à 1720, l’engouement pour ces jeux est lié à une réflexion sur le fonctionnement de la mémoire et le rôle des images comme support de mémorisation. Ce soutien apporté par l’image à la mémoire des actes exemplaires se retrouve dans les galeries de portraits des châteaux et dans l’Histoire de France de François Eudes de Mézerai. C’est d’abord dans le domaine de l’éducation du prince, fertile en innovations pédagogiques, que les jeux pédagogiques vont se développer, puis, sous l’impulsion d’auteurs jésuites, concourir à l’éducation des élèves des collèges.
haut de page

Instruire en divertissant

L’académicien Jean Desmarets de Saint-Sorlin et le graveur florentin Stefano Della Bella réalisent à la demande de Mazarin, en 1644 et 1645, les premiers jeux de cartes pédagogiques français pour enseigner l’histoire, la géographie et les fables au jeune Louis XIV. Nous connaissons ainsi les cartes des rois de France, le Jeu des reines renommées, le Jeu des fables et le Jeu de la géographie, tous dédiés à Anne d’Autriche et dont l’auteur veut "déguiser en forme de jeux les sciences".
L’idée en est reprise par un jésuite, Claude-Oronce Finé de Brianville pour enseigner l’héraldique : après en avoir demandé à Desmarets l’autorisation, il le remercie dans l’avertissement de l’édition de 1659 de son Jeu d’armoiries de l’Europe. Associant l’histoire, la géographie et le blason, ce jeu correspond bien aux capacités des jeunes collégiens qu’il a comme élèves, et d’avoir choisi l’échelle de l’Europe assure son succès en Italie, en Angleterre, aux Pays-Bas, en Allemagne et en Espagne. Brianville, qui a quitté la Compagnie de Jésus, finit par entrer dans l’entourage éducatif du Dauphin, où il réalise en 1664 un nouveau jeu de cartes, l’Abrégé méthodique de l’histoire de France, et sa pédagogie par l’image apparaît également dans son Histoire sacrée par tableaux (1670-1675). Claude-François Ménestrier, un jésuite plus érudit que Brianville, est quant à lui l’auteur d’un Jeu d’armoiries des quatre principales nations de l’Europe pour apprendre le blason (1677), d’un Jeu de cartes du blason (1692), et d’un jeu de parcours, le Chemin de l’honneur. Il fait l’historique des jeux éducatifs depuis Thomas Murner et en justifie le principe : "L’inclination qu’ont les enfans à jouër, & la peine qu’ils ont de s’appliquer aux études sérieuses, ont fait inventer plusieurs jeux ingenieux pour les instruire en les divertissant." ; mais ses jeux sont bien moins ludiques que ceux de Brianville.
haut de page

Le jeu de l'oie

Les jeux de parcours – essentiellement le jeu de l’oie – sont les plus divertissants, toutes les connaissances étant résumées sur l’estampe alors que les jeux de cartes, qui restent en général très didactiques, sont accompagnés d’un livret de texte. Le jeu de l’oie, apparu à la fin du XVIe siècle, est vite devenu un support de messages idéologiques et pédagogiques lorsque les cases furent illustrées de vignettes. Ainsi le graveur Pierre Duval, géographe du roi, publie vers 1640 un jeu géographique, le Jeu de France, et, pour enseigner l’héraldique, un Jeu du Blason (avant 1662).

D’autres domaines donnent lieu à des jeux de l’oie : l’histoire, avec le Jeu royal et historique de la France de 1662, ou encore la religion et la morale – il s’agit d’éloigner du vice et de faire aimer la vertu. Signalons Nicolas de Fer (1646-1720), géographe, éditeur d’estampes et auteur de jeux de cartes et de jeux de l’oie sur les hommes illustres, les rois de France, etc., dont le gendre, Danet, hérite en 1720 et republie vers 1724 le Jeu de France de Duval. Crépy édite vers 1717 un Tableau chronologique de l’Histoire universelle en forme de Jeu/Hommes remarquables dans l’Histoire universelle comportant cent quatre-vingt-seize cases : ce n’est plus un jeu de l’oie. Certains jeux du XVIIe siècle se retrouvent, mêlés à de plus récents, vers 1780, dans un Catalogue de jeux de l’éditeur Crépy, dont un avis à ses jeunes clients précise qu’"en jouant ils se remettent sous les yeux ce qu’ils ont puisé au cours de leurs études". Les thèmes traités sont ici l’histoire, la géographie, le blason, les arts militaires, la morale et la religion. Ainsi, Le Divertissement des religieuses, Le Triomphe de la vertu, Le Jeu de la conversation (vers 1750), Le Jeu des Bons Enfants voisinent avec Le Jeu de la marine (1768), Le Jeu des fortifications, Les Travaux de Mars ou Nouveau Jeu de la guerre. Mais, bientôt, d’autres jeux éducatifs vont élargir l’offre et varier l’imagerie, en particulier les puzzles, qui se développent en Angleterre depuis 1760.



Les jeux héraldiques

Par Philippe Palasi


La création de jeux pédagogiques au XVIIe siècle ne pouvait laisser de côté un des domaines les plus considérables de la représentation et de la sociabilité de l’Ancien Régime, l’héraldique. L’étude des jeux de cartes et des jeux de l’oie héraldiques montre une forte concentration dans leurs dates d’apparition. En effet, cette mode de l’héraldique, qui trouve dans celle des jeux un terrain d’expression particulièrement adapté, semble se circonscrire autour du règne de Louis XIV, tous les jeux originaux paraissant entre 1659 et 1718. C’est dans ce contexte fortement armorié que naissent les jeux de cartes et les jeux de l’oie héraldiques, qui s’inscrivent doublement dans la vie scolaire, en instruisant les élèves et en leur permettant d’appréhender leur futur rôle dans la société par l’intermédiaire de l’héraldique.
Le jeu de Claude-Oronce Finé de Brianville apparaît dans un cadre pédagogique précis, celui des collèges jésuites, dont est issu l’auteur. Alliant connaissances des armoiries mais aussi de l’histoire et de la géographie, cette pédagogie prend la forme originale d’un jeu de cartes : elle fait appel à la mémoire visuelle par l’usage des cartes à jouer et de la carte de géographie, tandis que le livret des connaissances se rattache à une forme plus traditionnelle de l’apprentissage intellectuel. À l’originalité du support pédagogique, le jeu de Finé de Brianville joint celui d’une conception européenne. Le succès de son jeu puise ses origines dans une forte demande héraldique, perceptible à travers l’abondante actualité éditoriale sur le sujet dans les premières années du règne personnel de Louis XIV. La clarté synthétique des connaissances contribue aussi à sa large diffusion.
Sur ce modèle, de nombreux auteurs réalisèrent des jeux de cartes ou des jeux de l’oie dont la valeur pédagogique et éducative décrût peu à peu. Le plus célèbre de ces suiveurs fut le père jésuite Claude-François Ménestrier, brillant historien et héraldiste qui n’inventa pas moins de trois jeux d’une complexité inouïe. De purement éducatifs, les jeux ne devinrent plus que ludiques en passant du support des cartes à jouer à celui des jeux de l’oie.

 
haut de page