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jeux de princes

L'économie des jeux

Par Thierry Depaulis

À jeux nouveaux, instruments nouveaux, métiers nouveaux. Au Moyen Âge, la production de dés et de pions, de tabliers de trictrac et d’échiquiers était, pour l’essentiel, confiée aux tabletiers et aux ivoiriers, qui réalisaient d’autres objets. Et si les dés pouvaient trouver en la personne des déciers des professionnels spécialisés dont le métier était réglementé à Paris dès 1260 et à Toulouse en 1297, il ne semble pas que cet artisanat ait occupé un rang important. Après 1400, les déciers ne sont même plus mentionnés.

De nouveaux métiers : cartiers, tabletiers, éditeurs d'images

L’émergence et la professionnalisation des cartiers sont en revanche plus nettes et plus durables. Les premiers artisans qui se disent tels apparaissent, timidement, autour de 1400 et s’affirment à partir de 1420. En 1427, un Allemand, Giovanni di Colonia, installé à Bologne, se dit cartiere ou fabbricatore di carte, et l’explicite en latin : qui facit cartesellas depictas ad ludendum. À Limoges, Bernard, un cartier – c’est la première occurrence du mot en français – est inscrit avant 1428 alors que, jusque-là, les cartes étaient l’œuvre de peintres à tout faire. À partir de 1430-1440, la profession devient plus visible à Venise (1441), Avignon (1441), Barcelone (1442, 1443), Lyon (1444), Bamberg (1444), Strasbourg (1448), Troyes (1451). En 1455, les cartiers (naypers) de Barcelone sont admis à faire partie d’une confrérie ; en 1466, les "naypiers "de Toulouse forment une communauté. Désormais solidement encadrés, les cartiers constituent un corps de métier particulier, car les cartes à jouer nécessitent un savoir-faire qui ne s’improvise plus. Rouen en 1540, Paris en 1594, Lyon enfin en 1614, se dotent d’une communauté de cartiers.
La qualité et l’abondance de son papier, la situation géographique centrale de la France, sa démographie en pleine croissance, expliquent l’essor spectaculaire de la production de cartes à jouer dans ce pays. Mais il faut y ajouter les innovations graphiques qui ont permis de limiter l’emploi de bois gravés aux seules figures : désormais, les "points ", réduits à des symboles stylisés traités en à-plats noirs ou rouges, pouvaient être réalisés d’un seul coup de pochoir. Cette simplification des tâches, entraînant une notable réduction des coûts, permit aux cartiers français d’imposer leurs productions à l’ensemble de l’Europe. Ce fut essentiellement l’œuvre des deux principales cités marchandes du royaume, Rouen et Lyon. Aux XVIe et XVIIe siècles, la France devint ainsi le "grenier à cartes de l’Europe". Grâce à ses débouchés maritimes, Rouen inonda la façade atlantique, de la Scandinavie au Portugal, en passant par les Pays-Bas, devenant en outre le fournisseur exclusif des îles britanniques, pendant que Lyon s’appropriait le duché de Savoie et le Nord de l’Italie, les cantons suisses, la Lorraine et une grande partie de l’Allemagne.
On ne saurait oublier la profonde évolution des tabletiers, une profession moins connue et donc moins bien étudiée, mais il est clair que, dès le XVIe siècle, ces fabricants de boîtes, de petits objets en ivoire et en os, tant religieux (bénitiers, crucifix) que ludiques (échecs, trictracs, dés, jetons de jeu) ou utilitaires (cannes et montures de cannes, tabatières, etc.) forment un artisanat urbain des plus prisés. À Paris, les "peigniers-tabletiers-tourneurs et tailleurs d’images d’ivoire "sont admis à fonder une communauté en 1507. On observe la spécialisation de certains de ces maîtres vers les objets de jeu. Toutefois, leur production n’est vraiment connue que par les exemples du XVIIIe siècle, qui témoignent d’une large diversité de produits, souvent, et fièrement, énumérés sur une étiquette au nom et à l’enseigne du tabletier.
Outre les tabletiers, une autre profession est concernée par la fabrication de jeux : les éditeurs d’images et marchands d’estampes produisent des jeux de l’oie et de parcours imprimés sur papier et souvent entoilés, mais aussi des jeux de dés avec tableaux, tel le jeu de la chouette ou le jeu du sept. Ainsi, en 1598, un jeu de l’oie figure dans l’inventaire après décès de l’imprimeur et éditeur d’estampes parisien Jean (II) de Gourmont. C’est la plus ancienne référence française connue pour ce jeu. Les multiples manuels de jeux publiés à partir du XVIe siècle viennent aussi confirmer le développement de cette nouvelle offre.
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Des ressources fiscales

Dès le XIIIe siècle s’était esquissée la tentation de tirer des jeux une ressource fiscale. Il est vrai que cette approche était restée étrangère au royaume de France et que le souci principal des communes italiennes et du roi de Castille était plus le maintien de l’ordre social et l’endiguement des joueurs qu’une véritable exigence fiscale, mais ailleurs, comme aux Pays-Bas, les ducs de Bourgogne octroient des concessions de jeu comme on accorde un bénéfice ecclésiastique. La vraie fiscalisation du jeu ne s’affirme pas avant la deuxième moitié du XVIe siècle. Elle frappe alors les cartes à jouer, que les souverains se savent incapables d’éradiquer tant ce commerce est devenu important, mais sur lesquelles on peut lever un impôt sans trop de scrupules. Les dés font parfois partie de l’aventure, du moins dans les textes, plus que dans la réalité.

Premiers impôts sur les cartes

C’est de Castille et des énormes besoins financiers de Charles Quint que part le mouvement. En 1543, l’Empereur institue un monopole (estanco) sur la vente et l’importation des cartes en faveur d’un banquier de Medina del Campo. Ce monopole va durer dix ans (de 1544 à 1553). Seule la Castille est ici visée et quand, en 1566, Philippe II confie pour six ans un semblable monopole sur la production et l’importation des cartes à jouer à deux banquiers génois, les Spinola, c’est encore la Castille et elle seule qui est concernée. Vers 1575, vraisemblablement après la deuxième banqueroute de Philippe II, une nouvelle organisation intervient.
En 1577, l’impôt sur les cartes à jouer est étendu au royaume de Naples. L’exemple allait être rapidement suivi. Sur le même modèle, trouvé sans nul doute à Madrid, le duc de Savoie introduisit un monopole fiscal sur les cartes à jouer dans ses États en 1579. Il fut rapidement suivi par la France : le 21 janvier 1581, une ordonnance d’Henri III comportait une disposition "portant defense tres-expresse de transporter hors du royaume aucunes sortes de papier, cartes & tarots, […] sinon en payant le droict de traicte ". C’était instituer une taxe à l’exportation, dans le cadre de cette grande ordonnance des traites foraines qui visait à "faire payer les étrangers ". Il faut croire qu’un raisonnement économique différent fut soumis au roi peu après, car, deux ans plus tard, en mai 1583, il modifia le régime d’une simple déclaration : les cartes, les tarots et les dés vendus dans le royaume étaient imposés, les produits exportés ne l’étaient plus. Le nouvel impôt fut affermé. Les cartiers de Lyon et de Rouen protestèrent énergiquement et, devant l’impossibilité de recouvrer l’impôt, les mesures furent abandonnées à partir de 1586. Ceci n’était que partie remise, d’autant qu’après la France, l’État pontifical (en 1588), le duché de Lorraine (en 1599), puis, après 1600, l’Europe entière ou presque, avaient suivi le mouvement, instituant sous des formes variées un impôt sur les cartes à jouer. En 1605, Henri IV rétablit donc l’imposition dans les mêmes formes que son prédécesseur, mais les injonctions du roi se heurtèrent à la résistance des parlements. Finalement, en 1609, de guerre lasse, Henri IV jeta l’éponge. Son fils Louis XIII rétablit l’impôt en mars 1622 et, en dépit des vicissitudes de la fin du règne et de la régence, la taxe sur les cartes et les tarots allait perdurer jusqu’en 1670.

Des maisons de jeux sans statut officiel

S’il est des "académistes "et autres "brelandiers "qui tiennent des maisons de jeux plus ou moins tolérées, l’arsenal moderne des jeux fiscalisés – loteries, casinos – n’est pas encore au rendez-vous. Les rois Valois semblent avoir été assez hostiles à ces établissements, mais Henri IV leur permet de fonctionner et divers privilèges, comme celui que nous avons vu accorder pour le hoca sous Louis XIV, viennent constituer de véritables espaces professionnels du jeu. Il n’empêche : ces académies n’existent que par la volonté (ou la faiblesse) du roi. Aucun statut officiel n’est consenti et, partant, aucun impôt n’est pensable. Même au XVIIIe siècle, ces mécanismes ne sont en rien évidents. Côté loteries, leur appropriation progressive par l’État n’est pas à l’ordre du jour avant 1700.

 
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