Quelle est donc cette nature dont nous parlons et avec laquelle est confondu le paysage ? En un sens, il s'agit de la phusis, un concept aristotélicien moteur qui comprend en extension tout ce qui vit sur terre et dans le ciel et qui opère par la génération et la corruption, la composition des parties des corps, leurs agencements et leurs propriétés singulières. La phusis est responsable de la croissance, du devenir, de l'accord des vivants avec leur environnement. Ses qualités sont la générosité (abondance), l'économie (rien ne se fait en vain), la raison (les choses ont un ordre). Elle concerne aussi l'ordre des sphères célestes dont dépendent à leur tour les lieux terrestres et le temps des actions humaines. C'est un concept central, dont il n'y a aucune représentation imagée, sinon quelques comparaisons empruntées à la vie de tous les jours, comme, par exemple : "la phusis se conduit en bonne ménagère".
Il est vrai que le paysage perspectiviste tient quelques traits de cette phusis : comme l'ordre qui le compose de manière raisonnée et la richesse des éléments qu'il offre à la vue. Mais rien qui ressemble au principe moteur omnipotent qui caractérise la phusis et la rend souvent l'égale du divin.
Car nous ne sommes pas, avec le paysage, dans une confrontation directe avec les forces de la vie, mais avec leur représentation esthétisante. Ce ne sont pas les paysagistes qui exploitent ces forces, mais les agriculteurs, éleveurs, forestiers ou jardiniers, pêcheurs, etc.
Le paysage ne réfère donc à la nature-
phusis que partiellement, mais peut-être garde-t-il quelque chose de naturel, dans la mesure où naturel s'oppose à artificiel, et dans la mesure ou "naturel" désigne l'état premier d'un corps avant que les étapes de son développement ne l'aient transformé.
Cependant cet état premier semble introuvable, le façonnement du paysage, la manière dont il a été travaillé par le labeur des hommes et transformé par leur technique recouvrent cette origine. Nous sommes bien loin de cette terre du monde premier (si jamais elle a existé en tant que telle) et nous commençons seulement à nous rendre compte à quel point nous avons pesé et pesons encore sur l'état originel (naturel) de la terre… Aussi bien la tentation est-elle grande de reconstituer par l'art et l'artifice la nature supposée d'une terre originelle. Le paysage pourrait bien alors remplir ce rôle, reflet de l'Eden que nous aurions perdu, et qu'il nous rendrait à sa manière… prime de plaisir non négligeable.
Que retenir alors de cette fusion/confusion entre nature et paysage ? Sans doute deux points qui sont autant de pistes possibles de réflexion : D'une part, l'attachement que nous manifestons à nos habitudes de pensée, la difficulté que nous éprouvons à les relativiser, et la crainte que nous avons de perdre une part de notre être en renonçant à l'être-nature du paysage manifeste la précarité de nos constructions que nous devons sans cesse réinventer en quelque sorte. D'autre part, dans une vision plus prospective, cette invention "achevée" qu'est le paysage, dans le sens où elle a atteint son point de perfection, n'est-elle pas aussi achevée au sens commun d"arrêt" ? En ce sens, le cyberespace ne serait-il pas en voie de constituer à son tour l'expression complexe de nos rapports à la planète et aux autres vivants ? En passe, en somme, de renouveler le dispositif de nos perceptions mêmes ? Question ouverte.