L'écrit comme une "bande son"
L'exercice d'écriture du petit apprenti-lecteur qui, de sa main malhabile, a écrit "Premier cahier d'écriture" suivi du nom de sa maîtresse "Madame Bourzeix" a parfaitement compris le rôle de l'écrit : visualiser le BRUIT des mots du langage oral pour en permettre la reconstitution. L'écrit est d'abord une "bande-son", une manière économique de traduire et de conserver la musique des mots.
Écrire c'est "enregistrer" des "bruits", et lire c'est donc les réentendre. C'est si vrai que la lecture de ces quelques mots passe obligatoirement par leur oralisation. Le lecteur est contraint de pratiquer ici une lecture telle qu'elle s'est pratiquée de l'Antiquité jusqu'au Moyen Âge, où le verbe "lire" était synonyme du verbe "dire".
Un système d'écriture qui ferait fi de toutes contraintes orthographiques (ce dont rêvent certains !) serait vite confronté aux problèmes d'homonymies, aux variations dues à la plasticité du langage oral qui se colore ou se déforme en fonction des variantes locales ou des maladresses d'élocution.
Non, l'écrit réduit à une simple sonorisation visuelle de l'oral ne saurait suffire à traduire tout le "poids" des mots. Ceux-ci sont lourds d'un sens qui dépasse, de loin, le seul bruit qu'ils font.
Il y a une autre manière de traduire ses idées sur le papier. Transcrire, non pas le bruit des mots qui portent les idées, mais visualiser directement les idées elles-mêmes ; en somme, remplacer la bande-son par une bande dessinée.
Depuis les tentatives du philosophe Leibniz, beaucoup s'y sont essayés. Le dessinateur Jean Effel, entre autres, en créant un système de représentation des idées directement fondé sur le code de la route. Son objectif : inventer un codage des idées qui soit totalement indépendant du bruit des mots qui les portent, à l'instar des panneaux du code de la route que nous lisons quotidiennement.
Ils nous "parlent" clairement et directement, sans rien "dire" dans aucune langue ! d'où leur compréhension internationale. Toutefois, ce système trouve vite ses limites, notamment dans la traduction des idées abstraites, difficilement illustrables.
Non, l'écrit réduit à une simple bande dessinée ne saurait suffire, non plus, à traduire la richesse des idées et des mots. Trop d'entre eux perdraient leur âme à être enfermés dans la cage trop étroite de simples pictogrammes.
Ce qui fonde les systèmes d'écriture
Pour sortir de ce dilemme, les Hommes ont choisi le compromis.
Tous les systèmes d'écriture, y compris le système chinois, sont des systèmes hybrides ; ils traduisent tous un peu le bruit des mots et un peu des idées qu'ils portent.
C'est la grande découverte de Champollion. Il a compris que les hiéroglyphes égyptiens jouaient sur les deux tableaux, traduisant ici un bruit, là une idée.
Ce qui fera dire à Victor Hugo : "L'idée sans le mot serait une abstraction. Le mot sans l'idée serait un bruit. Leur jonction est leur vie" et à Paul Valéry : "La poésie est une longue hésitation entre le sens et le son."
Les idéogrammes chinois sont précisément une belle illustration de cette dualité du langage écrit. Leur "fonctionnement" éclaire grandement les chinoiseries de notre propre système d'écriture. En effet, 90% des idéogrammes chinois sont composés de deux parties : un élément phonétique et une "clé".
Soit ces deux idéogrammes qui renvoient, dans notre langue, aux mots aile et alouette. Ils ont le même élément phonétique ; ils sont homonymes. Leur prononciation commune est "ling" (une monosyllabe utilisée ici pour son bruit et aucunement pour son sens). Le deuxième élément renvoie, quant à lui, à une idée générale, à un concept (idées de "plume" pour le premier, "d'oiseau" pour le second). C'est la conjonction de ces deux éléments, une idée générale affectée d'un "bruit", qui détermine le sens précis de ces idéogrammes. En résumé, l'écriture chinoise traduit d'abord une idée générale puis en resserre le sens en lui adjoignant un élément phonétique approprié.
La langue française pratique de la même façon, en inversant toutefois l'ordre. Elle traduit déjà le "bruit" des mots, puis elle y adjoint des éléments muets qui aident le lecteur à faire son choix parmi les multiples sens possibles auxquels peut renvoyer le bruit (mai, mais, maie, met, m'est).
Le sens sauvé par l'orthographe et le contexte !
C'est là qu'intervient l'orthographe ; elle permet d'ajouter du bon sens à la bande-son et, dans le même temps, de donner aux mots un visage, une silhouette sur lesquels s'appuiera grandement le lecteur expert. Oui, exactement comme en chinois, les mots écrits de notre langue française ont bien une "phonétique" et une "clef". Ex. : tant, tend, temps, taon, t'en.
On pourrait penser le problème résolu, le sens des mots se trouvant ainsi cerné, estampillé, figé pour l'éternité... Pas du tout !
Il n'est rien de plus fugitif, de plus relatif, de plus aléatoire et problématique que le sens d'un mot. Sous un même costume il peut jouer, dans la phrase, des rôles divers, changer de place et de fonction, comme un acteur qui multiplie les compositions. De la place qu'ils occupent dépend aussi le sens qu'ils portent.
Il lit un livre --> il livre un lit.
Il montre une porte --> II porte une montre.
Pis encore. C'est souvent au-delà du mot, au-delà de la phrase même, qu'il faut aller chercher son sens. Témoin cette phrase interrogative : “Comment avoir une bonne enceinte ?" qui peut s'affubler de sens très divers selon le contexte auquel on la renvoie. S'il s'agit d'un texte relatif au maréchal Vauban et à ses systèmes de défense, le mot "enceinte" désignera une fortification. Dans un texte traitant de la technologie HI FI, le mot "enceinte" désignera un haut-parleur. Et si le lecteur préfère voir en toile de fond un épineux, voire licencieux problème de société, le mot "enceinte" devient un adjectif qualifiant une employée de maison en état de grossesse.
Est-ce le mot qui éclaire le texte ou est-ce le contexte qui donne son sens au mot ? Nul doute que leur interaction est constante. Les mots épousent la mouvance et la complexité de notre pensée et, au-delà, de toutes les richesses de notre culture ! D'où la belle expression du philosophe africain Empathé Ba : "La culture est un arbre et la lecture est son ombre."
L'art de lire
Car de cette nature complexe de notre système d'écriture découlent naturellement l'art de lire... et les difficultés d'en apprendre le b. a. -ba.
Le débutant lecteur passe d'abord par une phase dite logographique, pratiquant un art de deviner les quelques mots qui appartiennent à son répertoire plutôt qu'un art de lire au sens vrai du terme. En effet, les mots sont reconnus par des indices visuels saillants, par leur environnement ou leur tracé habituel (voir le mot Coca-Cola), bref, par des traits non linguistiques. Il s'agit d'une reconnaissance globale autant que limitée, qui ne préjuge absolument rien d'ailleurs des futures capacités de lecture.
Dans un deuxième temps, le jeune lecteur passe par un stade alphabétique. La lecture se résume alors à une mise en correspondance de l'écrit et de l'oral, des graphèmes et des phonèmes qui leur font écho.
On pratique à ce stade une lecture indirecte qui va du signe au son, puis du son au sens. D'où cette tendance du lecteur débutant à tout oraliser, y compris les "ent" qui signent le pluriel des verbes, un élément "clef" – qui n'a, ici, rien de "phonétique".
C'est au troisième stade dit orthographique qu'il résoudra ce type de difficulté, quand le stade alphabétique est suffisamment automatisé pour être dépassé. Le lecteur est alors capable de faire l'économie partielle de la correspondance graphème phonème, de s'appuyer sur de multiples autres indices, sur d'autres "clefs" pour donner du bon sens à sa lecture et pour lever cette perpétuelle suite d'incertitudes que constitue l'acte de lire.
Le déchiffreur du stade alphabétique ci-dessus décode des successions de lettres pour essayer de construire indirectement du sens. Le lecteur expert, quant à lui, pratique une lecture directe qui va, souvent sans détours, du signe au sens. C'est seulement à ce stade que le lecteur peut comprendre et apprécier l'humour involontaire de ce compte rendu d'accident : “La dame était plein fards, forcément ça m'a ébloui et j'ai perdu le contrôle de ma voiture."
Plus même, à ce stade, le lecteur met en œuvre une politique du "morceau choisi", sélectionnant des indices en fonction d'une stratégie préétablie pour donner SON sens au texte. Un possessif volontairement ambigu qui renvoie autant au lecteur qu'au texte lui-même. D'où, d'ailleurs, les diverses interprétations d'un même texte, d'où également les erreurs de lecture.
Soit l'expérience suivante : on donne à lire rapidement le slogan publicitaire ci-dessous. Il accompagne une affiche montrant un homme confortablement allongé sur un canapé de cuir dont on veut vanter les mérites : “Un homme et une flemme."
Bon nombre de lecteurs (masculins pour la plupart) lisent "un homme et une femme", lecture induite à la fois par l'illustration elle-même, par le "moule" syntaxique proposé (un homme et…) et par la proximité visuelle des deux mots "flemme"et "femme". D'autres lecteurs (féminins surtout) lisent "un homme et une flamme", lecture biaisée mais non dénuée de connotations psychologiques.
Roland Barthes disait très justement : "Lire, ce n'est pas entrer dans un produit, c'est entrer en production."
Ces "fautes" de lecture aident à mieux comprendre ce qu'est, ce que doit être, le véritable "art de lire". Un texte, littéraire notamment, donne au lecteur autant de pouvoir qu'il exige de devoirs : il propose autant qu'il impose. À travers le maquis des mots, à travers leur articulation logique et chronologique, le texte fixe à l'imagination un cadre et à la création un schéma. Le plaisir de lire est lié à une activité de "création orientée".
Le vrai lecteur sait tout autant donner libre cours à son pouvoir créateur que se plier aux exigences du texte. Lire, c'est aller de contraintes en libertés et de respect en appropriation, c'est gérer les devoirs de respecter les indices conventionnels que le texte impose et les droits d'imaginer sa propre histoire. Sans le respect des ancrages du texte, on ne lit plus, on rêve. Sans le droit d'imaginer, on tue tout plaisir de lire.
L'apprentissage de la lecture chez l'enfant, par Georges Rémond