Annie Berthier
On sait désormais que dans la lecture, même silencieuse, l’oreille ne cesse pas de jouer son rôle physiologique et que l’appareil phonatoire continue de fonctionner : les cordes vocales mobilisées articulent inconsciemment les mots, le lecteur entend dans sa tête le texte qu’il est en train de lire ; l’œil "entend" les signes graphiques phoniques, l’oreille "voit" les silences du texte ; le tympan "perçoit" les vibrations intonatoires et les lignes mélodiques inscrites dans les signes discrets du texte comme lorsqu’il écoute un orateur ; les ondes sonores de sa voix lui parviennent selon une intime association entre les deux sens de la vue et de l’ouïe.
C’est pour s’affranchir du dit que l’écriture au cours des temps s’est dotée de divers systèmes de renfort ; et, malgré les apparences, ce n’est que récemment qu’elle est devenue une activité autonome par rapport au dit : "parole peinte", elle est aussi du "sens tracé".
L’écriture alphabétique subit une métamorphose qui lui permet de donner du sens à elle seule, sans passer par la phonation, mais il y a et il y aura toujours des limites à ce rendu du dit (limite des outils pour le faire), du pensé (utilité du mot et de la syntaxe), du senti (utilité des systèmes de renforts et de la calligraphie). C’est en partie pour dépasser ces limites que des nouvelles technologies sont aujourd’hui en marche. Mais l’audiovisuel ne retrouve-t-il pas un usage fort ancien unissant vision et lecture à haute voix ? Si l’écriture peut faire taire la parole, elle est aussi une base pour l’oralisation et la phonation.
La ponctuation, une invention occidentale ?
Avec la généralisation de l’imprimerie et l’usage mondial de la presse et des médias, les différents systèmes d’écritures à travers le monde adoptent des systèmes de ponctuation et de signes de renfort de l’écriture proches de ceux utilisés pour l’alphabet dit "latin". Cependant, dans chaque culture, le système de base reste souvent vivace.
En Chine, il n’existe pas, fondamentalement, de ponctuation : la lisibilité est confiée à une mise en ligne qui peut changer de sens, à une disposition en damier des caractères sur la surface à écrire séparés par des espaces ; plusieurs lectures d’un même texte sont parfois possibles et les poètes jouent avec bonheur de cette liberté.
En Inde, il existe des écritures sans espace entre les mots.
L’écriture arabe, quant à elle, a connu une évolution comparable à celle de l’alphabet dit latin : apparition de points où la couleur joue un grand rôle, de rosettes, de signes dans les marges. L’origine de la virgule est à rechercher dans la lettre arabe vav, petite boule avec un crochet qui est aussi la conjonction et empruntée par les typographes italiens de la Renaissance, de phonique en arabe, elle devient muette dans l’alphabet latin. L’alphabet arabe utilise désormais la virgule mais, pour ne pas être confondue avec le vav, elle s’écrit avec le crochet vers le haut.
Du texte brut au texte ponctué
"La ponctuation, c’est l’intonation de la parole, traduite par des signes de la plus haute importance. Une belle page mal ponctuée est incompréhensible à la vue." dit George Sand.
La trace du travail de composition, effectué à partir de « la masse informe du sens » telle qu’elle existe dans le cerveau sous forme imagée pour arriver à un texte, se retrouve dans les silences et les pauses lorsqu’on parle et dans la ponctuation quand on écrit : ponctuer sert à passer du texte rêvé à la réalisation concrète en mots, groupes de mots. Lorsqu’il s’agit de pensée scientifique, le travail peut être si ardu que son aboutissement est parfois presque impossible. Dans une lettre à Hadamard, Einstein se plaint d’une extrême difficulté à vaincre pour traduire en mots et en formules sa pensée, car, jusqu’à un stade avancé de son raisonnement, elle se présente à lui sous forme d’images et plus encore d’impulsions musculaires.
Cependant, l’ambiguïté créée par l’absence de signes muets peut devenir poétique. Mallarmé et d’autres poètes en ont donné la preuve. Parfois, seul l’art et la poésie sont capables de traduire un sens au-delà du sens premier, si nous "écoutons dans ce que nous disons, cela que nous taisons" (Octavio Paz), si nous percevons dans ce qui est écrit, cela qui est derrière la lettre.
Aujourd’hui, l’aventure continue ; la ponctuation et les systèmes de renforts de l’écriture évoluent et s’enrichissent sans cesse ; notre clavier d’ordinateur est rempli de signes divers, notamment d’icones et de symboles dont le nombre se développe considérablement, parmi lesquels les signes du langage emoticon utilisé par certains cybernautes : s’apparentant aux pictogrammes et remplaçant la gestuelle qui accompagne ordinairement la parole, il fait apparaître graphiquement à partir des signes courants de ponctuation (à lire en faisant pivoter la feuille d’un quart de tour vers la droite) une synthèse de l’état d’esprit de celui qui écrit :
Et voici que pour vous,
loin de manifester le moindre mécontentement : / - (
j’écris ma joie : = : -)
je ris : :-D
et vous envoie un clin d’œil avec un sourire : ;-)