III. Les usages documentaires de la photographie
Les Nadar se distinguent par leur vaste champ d’activité photographique. Spécialistes du portrait, ils contribuent au développement des usages de la photographie dans le domaine de la médecine, de la physionomie, de l’anthropologie, de l’agriculture, de la topographie et de la stratégie militaire. Ces projets les engagent dans une nouvelle pratique où la technique prévaut sur les qualités d’auteur afin de produire des images purement descriptives répondant aux exigences d’objectivité et d’authenticité des sciences de l’observation. La mise à distance du sujet photographié, la clarté compositionnelle privilégiant un cadrage frontal et centré, la netteté et la précision des détails sur toute la surface de l’image caractérisent l’esthétique de cette approche « documentaire » qui sera investie par les photographes à la fin du XIXe siècle.
La photographie animalière
L’empathie, la générosité, la curiosité pour autrui communes à tous les Nadar s’étend aux animaux. Ils les aiment, vivent entourés de bêtes de toutes espèces, ils les protègent, les défendent, les sauvent. Ils recueillent les chiens perdus, Ernestine bourre ses poches du pain qu’elle n’a pas mangé au restaurant au cas où elle croiserait un volatile affamé, elle verse du sucre aux fourmis. Le jardin de l’atelier de la rue saint-Lazare abrite des chiens, des ânes, des paons et le gros labrador du petit Paul se promène dans l’atelier du boulevard des Capucines. L’Hermitage de Sénart a ses chiens, ses oiseaux, l’âne Biribi. Seule divergence : Félix n’aime pas les chats contrairement à Paul. Cet amour va, pour Félix Nadar, jusqu’à une participation active à la Société protectrice des animaux et à un livre en quinze croquis, Misères du cheval, qui dénonce les traitements infligés aux chevaux de trait à Paris, pour L’Assiette au beurre, en 1905.
Comment cela se traduit-il en photographie ? Félix s’essaie fugitivement à la photographie équestre : il ouvre une succursale avenue de la Faisanderie à l’automne 1861, en association avec Delton, et réalise au moins deux portraits de chevaux dans la cour de son premier atelier. Ce goût apparaît plutôt dans ses autoportraits, ses écrits, les anecdotes choisies de ses mémoires.
Adrien développe une véritable spécialité de photographie animalière, recevant entre 1855 et 1860 de nombreuses commandes dans le cadre d’expositions d’animaux d’élevage et de concours agricoles à Paris et dans quelques villes de province : chevaux, bovins, moutons, chèvres. Dans une France encore essentiellement agricole, un tel usage de la photographie revêt une importance aujourd’hui méconnue : des amateurs célèbres comme le comte Aguado ou des professionnels spécialisés dans la documentation pour artistes tels que Braun, Quinet ou Famin se sont illustrés dans ce genre.
Adrien donne une œuvre riche et variée, en particulier les belles séries réalisées au concours agricole universel de 1856 (96 vues) et les Races chevaline et asine primées à l’exposition de 1855 (45 vues).
Les concours agricoles de 1855 et de 1856 avaient un but précisément défini : promouvoir la modernisation de l’agriculture française, considérée comme arriérée, en s’inspirant du modèle de l’agro-industrie anglaise. L’élevage bovin était l’exemple le plus manifeste de ce retard généralisé. En effet, à l’époque, les bœufs étaient utilisés en France surtout comme animaux de trait et pour le travail des champs. La production de lait et de viande était encore secondaire. Or la consommation de viande de bœuf doubla à Paris entre 1840 et 1880 et les vaches anglaises de la race dite « de Durham », mieux adaptées à cette demande, étaient au cœur de l’Exposition. Les clichés d’Adrien Tournachon, dont la mission était de « de reproduire les plus beaux types de l’Exposition », servirent à leur promotion.
Dans ce qui pourrait paraître un exercice convenu, son talent s’exerce particulièrement : il se montre inspiré dans la disposition de ses modèles, hommes et bêtes. Il varie les attitudes d’un sujet à l’autre, joue de la lumière très vive ou réduite au clair-obscur, des couleurs de fond en fonction du pelage de l’animal, accepte l’inattendu, le hasard qui introduit un bougé, fait surgir un hors champ. Seule la rapidité du négatif au collodion, faisant déjà merveille pour la spontanéité des portraits, permet ces photographies d’animaux qui sont beaucoup plus plaisantes que leurs équivalents en lithographie.
Comment cela se traduit-il en photographie ? Félix s’essaie fugitivement à la photographie équestre : il ouvre une succursale avenue de la Faisanderie à l’automne 1861, en association avec Delton, et réalise au moins deux portraits de chevaux dans la cour de son premier atelier. Ce goût apparaît plutôt dans ses autoportraits, ses écrits, les anecdotes choisies de ses mémoires.
Adrien développe une véritable spécialité de photographie animalière, recevant entre 1855 et 1860 de nombreuses commandes dans le cadre d’expositions d’animaux d’élevage et de concours agricoles à Paris et dans quelques villes de province : chevaux, bovins, moutons, chèvres. Dans une France encore essentiellement agricole, un tel usage de la photographie revêt une importance aujourd’hui méconnue : des amateurs célèbres comme le comte Aguado ou des professionnels spécialisés dans la documentation pour artistes tels que Braun, Quinet ou Famin se sont illustrés dans ce genre.
Adrien donne une œuvre riche et variée, en particulier les belles séries réalisées au concours agricole universel de 1856 (96 vues) et les Races chevaline et asine primées à l’exposition de 1855 (45 vues).
Les concours agricoles de 1855 et de 1856 avaient un but précisément défini : promouvoir la modernisation de l’agriculture française, considérée comme arriérée, en s’inspirant du modèle de l’agro-industrie anglaise. L’élevage bovin était l’exemple le plus manifeste de ce retard généralisé. En effet, à l’époque, les bœufs étaient utilisés en France surtout comme animaux de trait et pour le travail des champs. La production de lait et de viande était encore secondaire. Or la consommation de viande de bœuf doubla à Paris entre 1840 et 1880 et les vaches anglaises de la race dite « de Durham », mieux adaptées à cette demande, étaient au cœur de l’Exposition. Les clichés d’Adrien Tournachon, dont la mission était de « de reproduire les plus beaux types de l’Exposition », servirent à leur promotion.
Dans ce qui pourrait paraître un exercice convenu, son talent s’exerce particulièrement : il se montre inspiré dans la disposition de ses modèles, hommes et bêtes. Il varie les attitudes d’un sujet à l’autre, joue de la lumière très vive ou réduite au clair-obscur, des couleurs de fond en fonction du pelage de l’animal, accepte l’inattendu, le hasard qui introduit un bougé, fait surgir un hors champ. Seule la rapidité du négatif au collodion, faisant déjà merveille pour la spontanéité des portraits, permet ces photographies d’animaux qui sont beaucoup plus plaisantes que leurs équivalents en lithographie.
Étalon Surcouff, Adrien Tournachon, 1860
Né en 1855. Son père, Gobillard, demi-sang, sa mère, une jument bretonne. 1er prix des étalons, race bretonne de trait léger
© BnF, département des Estampes et de la Photographie
© BnF, département des Estampes et de la Photographie
Étalon Tonneau, Adrien Tournachon, 1860
Né en 1851. Son père et sa mère de race Boulonnaise, mention honorable des étalons, race Boulonnaise de gros trait
© BnF, département des Estampes et de la Photographie
© BnF, département des Estampes et de la Photographie
Taureau de Pinzgau noir, Adrien Tournachon, 1856
Agé de 30 mois, élevé par M. Johann Buchner, à Caprun-ober-Pinzgau. 1er prix des races de Pinzgau et de Montafon
© BnF, département des Estampes et de la Photographie
© BnF, département des Estampes et de la Photographie
Taureau vu de dos, mise au point sur la croupe, Adrien Tournachon, 1856
© BnF, département des Estampes et de la Photographie
Vache Durham (Rosemary), Adrien Tournachon, 1856
Agée de 20 mois, élevée par Mr le Lieutenant Colonel Charles Towneley, à Towneley Hall, Lancashire (Angleterre). 1er prix de la catégorie des Durhams, âgées de un à deux ans
© BnF, département des Estampes et de la Photographie
© BnF, département des Estampes et de la Photographie
Taureau d’Angus âgé de 48 mois, présenté par M. William Mac-Combie, à Tilly four, près Aberdeen (Écosse), Adrien Tournachon, entre 1850 et 1860
1er prix de la catégorie des races, sans cornes d’Angus, d’Aberdeen et Galloway (Polled-Cattle)
© BnF, département des Estampes et de la Photographie
© BnF, département des Estampes et de la Photographie
La photographie médicale
Mécanisme de la physionomie humaine
Félix Nadar se déclare tôt une passion pour la médecine. Ce sont les seules études qu’il entreprend – vite abandonnées pour gagner sa vie, en 1838. Son recueil de nouvelles, Quand j’étais étudiant publié (1856) met déjà en scène le corps médical. Il collaborera, après Adrien, avec de grands médecins : si les frères Tournachon ne sont pas les premiers, ils se distinguent par l’extrême qualité de leurs œuvres alliant art, science et innovation.
C’est pourtant Adrien qui aborde le premier l’illustration scientifique. En 1856, le docteur Duchenne de Boulogne le sollicite pour illustrer son ouvrage, Mécanisme de la physionomie humaine, ou analyse électro- physiologique de l’expression des passions. Il s’adresse à l’artiste distingué à l’Exposition universelle de 1855 pour sa série de têtes d’expressions de Pierrot interprétée par Deburau. Duchenne travaille depuis les années 1830 au traitement de certaines maladies par l’électricité. Il veut démontrer la possibilité de recréer l’expression des sentiments en contractant les muscles de la face grâce à une méthode d’électrisation superficielle qu’il manie avec dextérité. Il souhaite pérenniser par la photographie les extraordinaires résultats salués lors de démonstrations publiques.
Il veut aussi aider les artistes, les étudiants des Beaux-Arts, à rendre la diversité des expressions : des agrandissements de ses photographies légués à l’École des beaux-arts serviront à l’enseignement de Mathias Duval dès 1874. On ignore les détails de la collaboration avec Adrien Tournachon qui a réalisé et signé une partie des épreuves : Duchenne le cite et le remercie dans son ouvrage.
Le choix du modèle privilégié de Duchenne, un cordonnier parisien dont l’étrange faciès a de quoi surprendre, ne doit rien au hasard. Frappé d'anesthésie faciale, ses expressions ne répondent exclusivement qu’aux stimulations électriques et sa douleur est presque nulle. Garantie redoublée par le fait que ce vieillard, « d’un caractère doux et inoffensif », « est trop peu intelligent ou trop peu impressionnable pour rendre lui-même les expressions que je reproduis sur sa face. » (p. 8) Duchenne s’en justifie : « J’aurais pu choisir, à l’exemple des artistes, en général, un modèle dont la physionomie se trouvât en harmonie avec telle ou telle expression. En renonçant à ces avantages, je me suis privé d’un puissant moyen d’augmenter l’intérêt de mes expériences ; [...] j'ai voulu seulement démontrer qu'en l'absence de beauté plastique, malgré les défauts de la forme, toute figure humaine peut devenir moralement belle, par la peinture fidèle des émotions de l'âme. » (p. 7) Interrogé, le modèle avouera surtout avoir « eu quelque peine à s’empêcher de rire ».
C’est pourtant Adrien qui aborde le premier l’illustration scientifique. En 1856, le docteur Duchenne de Boulogne le sollicite pour illustrer son ouvrage, Mécanisme de la physionomie humaine, ou analyse électro- physiologique de l’expression des passions. Il s’adresse à l’artiste distingué à l’Exposition universelle de 1855 pour sa série de têtes d’expressions de Pierrot interprétée par Deburau. Duchenne travaille depuis les années 1830 au traitement de certaines maladies par l’électricité. Il veut démontrer la possibilité de recréer l’expression des sentiments en contractant les muscles de la face grâce à une méthode d’électrisation superficielle qu’il manie avec dextérité. Il souhaite pérenniser par la photographie les extraordinaires résultats salués lors de démonstrations publiques.
Il veut aussi aider les artistes, les étudiants des Beaux-Arts, à rendre la diversité des expressions : des agrandissements de ses photographies légués à l’École des beaux-arts serviront à l’enseignement de Mathias Duval dès 1874. On ignore les détails de la collaboration avec Adrien Tournachon qui a réalisé et signé une partie des épreuves : Duchenne le cite et le remercie dans son ouvrage.
Le choix du modèle privilégié de Duchenne, un cordonnier parisien dont l’étrange faciès a de quoi surprendre, ne doit rien au hasard. Frappé d'anesthésie faciale, ses expressions ne répondent exclusivement qu’aux stimulations électriques et sa douleur est presque nulle. Garantie redoublée par le fait que ce vieillard, « d’un caractère doux et inoffensif », « est trop peu intelligent ou trop peu impressionnable pour rendre lui-même les expressions que je reproduis sur sa face. » (p. 8) Duchenne s’en justifie : « J’aurais pu choisir, à l’exemple des artistes, en général, un modèle dont la physionomie se trouvât en harmonie avec telle ou telle expression. En renonçant à ces avantages, je me suis privé d’un puissant moyen d’augmenter l’intérêt de mes expériences ; [...] j'ai voulu seulement démontrer qu'en l'absence de beauté plastique, malgré les défauts de la forme, toute figure humaine peut devenir moralement belle, par la peinture fidèle des émotions de l'âme. » (p. 7) Interrogé, le modèle avouera surtout avoir « eu quelque peine à s’empêcher de rire ».
Faradisation du muscle frontal par l’auteur, Chez B. Baillière et fils (Paris), 1862
Guillaume-Benjamin Duchenne (de Boulogne), Album de photographies pathologiques, complémentaire du livre intitulé "De l’électrisation localisée", frontispice
© BnF, Réserve des livres rares
© BnF, Réserve des livres rares
Muscle de la reflexion, Chez Vve J. Renouard (Paris), 1862
Guillaume-Benjamin Duchenne (de Boulogne), Mécanisme de la physionomie humaine, ou Analyse électro-physiologique de l’expression des passions, figure 14
© BnF, Réserve des livres rares
© BnF, Réserve des livres rares
La photographie comme preuve
La théorie photographique du XIXe siècle conçoit l’image photographique comme preuve et la production des Nadar aura aussi vocation à témoigner voire convaincre. Lorsque Félix Nadar documente avec son appareil les dommages occasionnés par les travaux de construction de l’immeuble adjacent dans son atelier de Marseille en 1899, il s’agit bien de constituer des pièces à conviction pour les compagnies d’assurances. La série rend compte des dégâts dans son local et inclut des vues extérieures des deux bâtiments sous différents angles afin de mettre en évidence la causalité du sinistre.
Paul Nadar, un des pionniers de la photographie instantanée, perçoit rapidement les qualités d’immédiateté de ce nouveau procédé et son impact pour rendre compte de l’actualité dans la presse. [...] En mai 1887, il se rend sur le site de l’Opéra-Comique pour photographier les ravages de l’incendie et présente ses clichés au Figaro qui ne les publiera pourtant pas avec ses longs articles du 26 mai et des jours suivants. Ses reportages d’actualité couvrent la cérémonie commémorative des victimes de l’incendie de l’Opéra-Comique et l’arrivée des Romanov à Paris en 1896, mais les usages de la photographie dans la presse illustrée restent encore restreints.