II. L’art du portrait
Il n’y a pas un, mais plusieurs Nadar. Outre Félix, son frère Adrien et son fils Paul ont renoncé, eux aussi, à leur nom de famille et se sont approprié le pseudonyme inventé par Félix. Et pourtant il n’y a qu’un Nadar, plus exactement une marque, un singulier collectif qui désigne non seulement une famille, mais aussi une firme qui a employé un grand nombre de collaborateurs. « Nadar » est, au XIXe siècle, une de ces marques dotées d’une plus-value culturelle.
Si on se rend chez Nadar pour repartir ensuite avec des photographies signées, jusque dans les années 1870, de l’impressionnant « N » rouge à la forme élancée, c’est surtout pour se démarquer des autres. Différenciation et distinction : de subtiles différences sociales déterminent au milieu du XIXe siècle le monde de la photographie. La concurrence qui règne entre les ateliers photographiques parisiens, dont le nombre bondit dans les années 1860, conduit à un double phénomène. D’un côté, on aboutit à une spécialisation des objets photographiques ; aucun atelier n’est généraliste, chacun s’est fait maître dans certains domaines. De l’autre, on trouve les grands ateliers de portraits destinés à certains publics, ce qui les rend ainsi socialement identifiables. Dis-moi qui t’a tiré le portrait et comment il l’a fait, et je te dirai qui tu es aux yeux de la société. Disdéri, par exemple, sous le Second Empire (1852-1870), a une clientèle conservatrice et réunit dans ses collections de cartes de visite et de portraits surtout des représentants du pouvoir français et étranger, ainsi que des actrices et des danseuses de renom. Pour sa part, l’atelier Nadar est essentiellement fréquenté, en dehors des milieux de l’art, par la bourgeoisie libérale. Le rouge est la couleur dominante non seulement de l’atelier situé sur le boulevard des Capucines mais aussi de ses positions politiques républicaines qui contribuent à lui faire de la publicité. Selon Ernest Lacan, Nadar célèbre dans son atelier « une orgie rouge ». Tout cela – la couleur, le nom et le décor – est amplement suffisant. Le photographe est présent sans avoir à être sur place : on se contente de la magie de son nom.[...]
Le Panthéon Nadar
Au Monsieur que je regrette assurément d’avance de ne pas connaître et qui le 2e jour de la 3e lune de l’an 3067 courra les ventes comme un chien perdu pour acheter à prix d’or cet exemplaire devenu introuvable et dont il ne pourra se passer pour son grand travail sur les figures historiques du XIXe siècle
Le Panthéon Nadar est le titre d’une très ambitieuse suite de quatre lithographies conçue par Nadar en 1852. Elles devaient représenter, en 1 200 portraits-charge, les hommes de lettres et les journalistes, puis les auteurs dramatiques, ensuite les peintres, dessinateurs et sculpteurs, enfin les musiciens, compositeurs et interprètes, chaque portrait étant accompagné d’une biographie amusante.
La carrière de Nadar caricaturiste commence vers 1846-1847. Il collabore à ces petits journaux illustrés qui pullulent sous la monarchie de Juillet : le Corsaire-Satan, La Silhouette... Léo Lespès, alias Timothée Trimm, rédacteur en chef du Journal du dimanche, lui commande « cent portraits de gens de lettres et une notice pour accompagner chacun de ces portraits ». Publiée en août 1847, cette Galerie des gens de lettres inaugure la passion dominante de Nadar : représenter ses contemporains par le dessin, la photographie, la plume.
La carrière de Nadar caricaturiste commence vers 1846-1847. Il collabore à ces petits journaux illustrés qui pullulent sous la monarchie de Juillet : le Corsaire-Satan, La Silhouette... Léo Lespès, alias Timothée Trimm, rédacteur en chef du Journal du dimanche, lui commande « cent portraits de gens de lettres et une notice pour accompagner chacun de ces portraits ». Publiée en août 1847, cette Galerie des gens de lettres inaugure la passion dominante de Nadar : représenter ses contemporains par le dessin, la photographie, la plume.
Almanach du Tintamarre pour 1853 par Mathieu Lanceblague, Félix Nadar, 1852
Les illustrations sont signées "Nadar" sur la pierre
© BnF, département des Estampes et de la Photographie
© BnF, département des Estampes et de la Photographie
Caricature d’Arsène Houssaye dans le style du Panthéon Nadar 1862, Félix Nadar
Dessin au fusain sur papier brun rehaussé à la gouache blanche
© BnF, département des Estampes et de la Photographie
© BnF, département des Estampes et de la Photographie
C’est là son talent majeur, qui s’affirme dans les années suivantes : il dessine dans La Revue comique à l’usage des gens sérieux – où il signe Nadard ou du N majuscule penché vers l’avant –, puis au Journal pour rire de Charles Philipon et au Tintamarre. Cette période d’instabilité politique est favorable à la fronde et au jeu des caricatures, des parodies qui bernent la censure. Le Nadar jury moquant les œuvres du Salon débute en 1852 : les planches paraissent dans L’Éclair, Le Tintamarre, le Rabelais et le Journal amusant.
C’est donc un dessinateur déjà connu, adoubé par Philipon, le roi de la presse satirique, qui conçoit le projet du Panthéon, avatar des publications antérieures de son mentor, en particulier le Panthéon charivarique (1841) et Le Grand Chemin de la postérité. (1842) de Benjamin Roubaud (1811-1847).
La période de création du Panthéon est frénétique : Nadar ne lâche rien de ses autres collaborations et constitue un petit groupe de dessinateurs comprenant son jeune frère pour réaliser les centaines de portraits nécessaires à ces grandes fresques. Il écrit à ses modèles pour leur demander de venir poser et réclame à chacun une biographie. L’année 1853 est occupée à réaliser les portraits et surtout à chercher un financement qui tarde à venir, malgré le soutien unanime des journalistes amis. Le salut viendra de Polydore Millaud, qui achète 400 portraits tirés du Panthéon pour 8 000 francs. Les biographies ne sont pas prêtes et seule la planche des hommes de lettres et journalistes est réalisée en 1854 avec pour certains un recours à la photographie grâce à Adrien. Après un battage effréné de plus d’un an, cette première et unique planche paraît enfin en février 1854. Succès de presse mais échec commercial, le résultat le plus probant est d’avoir fait de Nadar une célébrité.
En 1858, un Panthéon de 270 personnages (au lieu de 249) paraît en supplément du Figaro. Nadar, pris désormais par la photographie et mille autres projets, renonce aux trois autres planches. Il continuera longtemps à exploiter cette veine pour diverses publications ou ventes, ou pour décorer ses ateliers successifs. Un ensemble de près de 600 dessins du Panthéon, ou dans le même esprit, sera ainsi vendu en 1907-1908 à la Bibliothèque nationale. Il s’agit surtout des versions soignées au fusain avec des rehauts de gouache blanche et signées Nadar.
C’est donc un dessinateur déjà connu, adoubé par Philipon, le roi de la presse satirique, qui conçoit le projet du Panthéon, avatar des publications antérieures de son mentor, en particulier le Panthéon charivarique (1841) et Le Grand Chemin de la postérité. (1842) de Benjamin Roubaud (1811-1847).
La période de création du Panthéon est frénétique : Nadar ne lâche rien de ses autres collaborations et constitue un petit groupe de dessinateurs comprenant son jeune frère pour réaliser les centaines de portraits nécessaires à ces grandes fresques. Il écrit à ses modèles pour leur demander de venir poser et réclame à chacun une biographie. L’année 1853 est occupée à réaliser les portraits et surtout à chercher un financement qui tarde à venir, malgré le soutien unanime des journalistes amis. Le salut viendra de Polydore Millaud, qui achète 400 portraits tirés du Panthéon pour 8 000 francs. Les biographies ne sont pas prêtes et seule la planche des hommes de lettres et journalistes est réalisée en 1854 avec pour certains un recours à la photographie grâce à Adrien. Après un battage effréné de plus d’un an, cette première et unique planche paraît enfin en février 1854. Succès de presse mais échec commercial, le résultat le plus probant est d’avoir fait de Nadar une célébrité.
En 1858, un Panthéon de 270 personnages (au lieu de 249) paraît en supplément du Figaro. Nadar, pris désormais par la photographie et mille autres projets, renonce aux trois autres planches. Il continuera longtemps à exploiter cette veine pour diverses publications ou ventes, ou pour décorer ses ateliers successifs. Un ensemble de près de 600 dessins du Panthéon, ou dans le même esprit, sera ainsi vendu en 1907-1908 à la Bibliothèque nationale. Il s’agit surtout des versions soignées au fusain avec des rehauts de gouache blanche et signées Nadar.
Nadar en se lançant dans la photographie à la suite de son frère Adrien, bénéficie de l’élan du Panthéon et de la notoriété acquise en presque vingt ans dans les salles de rédaction parisiennes. Il est célèbre, sympathique et il possède superlativement le si envié esprit parisien. Au moment où il débute, en 1854, tous les gens de goût ont envie de se faire photographier mais aucun professionnel des boulevards ne peut les satisfaire. Nadar fait la synthèse entre esprit bohème et production commerciale, il est celui chez qui il devient possible, sans concession à la vulgarité, d’obtenir une photographie ressemblante mais flatteuse et artistique. Même Charles Baudelaire, implacable pourfendeur des ridicules modernes, accepte l’expérience. Félix entreprend de transformer l’appartement du 113 rue Saint-Lazare en atelier commercial de photographie. Il y reçoit une clientèle traditionnelle mais surtout ses amis de la Bohème.
Il n’y a pas de photographes artistiques. Il y a en photographie comme partout des gens qui savent voir et d’autres qui ne savent même pas regarder… Il y a des marchands et des hommes de conscience comme dans tous les métiers.
La bohème et les petits journaux
Les contemporains de Nadar s’ébahissent volontiers de ses multiples vies et talents, parmi lesquels il ne faut pas oublier ses débuts en littérature. Chez les Tournachon, on est imprimeur-libraire à Lyon depuis des générations et le jeune Félix, qui admire Alexandre Dumas, Victor Hugo et Honoré de Balzac, se rêve écrivain. Son amitié de collège avec Charles Asselineau et Théodore de Banville, puis l’aventure de la revue Le Livre d’or, lui permettent d’entrer de plain-pied, à 19 ans, dans le petit et grand monde littéraire parisien. Il y rencontre Dumas père, Balzac, Théophile Gautier, Gérard de Nerval et, plus tard, le cercle de Henry Murger, de la Société des buveurs d’eau, dont les aventures sont décrites dans les Scènes de la vie de Bohème. Dès 1842, alors qu’il n’a écrit que quelques feuilletons, il s’inscrit à la Société des gens de lettres. Il rencontre Charles Baudelaire en 1843. Entre 19 et 30 ans, il fréquente différents cercles de bohème, partageant misères, exaltations, aventures, travaux pour les petits journaux, dîners chez le mythique Dinocheau, soirées au café Momus. C’est la période où il écrit et publie ses romans et nouvelles, en particulier La Robe de Déjanire (1844) qui est une autre scène de vie de bohème, un autre groupe d’amis dans d’autres mansardes. Les nouvelles rassemblées sous le titre Quand j’étais étudiant et publiées en 1856 ont d’abord paru dans les petits journaux tels que Le Commerce ou Le Voleur.
Nadar, fidèle en amitiés, gardera toujours des liens avec ces compagnons d’alors. Il assiste Murger dans ses derniers instants et publie, avec Léon Noël et Adrien Lelioux, une Histoire de Murger pour servir à l’histoire de la vraie bohème l’année suivant la mort de son ami. Il vient alors d’ouvrir son atelier des Capucines, qui le place pourtant à mille lieues de sa jeunesse désargentée. Lors de l’agonie et du décès de Baudelaire en août 1867, il est tout aussi fidèle et présent, priant Hippolyte de Villemessant, le directeur du Figaro, de faire un article digne : « […] sur cet homme de grand talent et sur ce galant homme, il va être dit bien des sottises qui vont cruellement agacer ceux qui l’aimaient et le respectaient. Si tu veux la vérité sur lui dans ton journal, je t’offre de la dire. » L’article, aussi sobrement titré qu’une pierre tombale « Charles-Pierre Baudelaire », paraît le 10 septembre. Il est d’une grande sensibilité : « […] j’apporte ici mon témoignage à celui dont on parle tant et qui fut si peu connu », dit Nadar en préambule. Ce n’est qu’en 1911 et de façon posthume que paraît son livre de souvenirs Charles Baudelaire intime : le poète vierge, écrit avec l’aide de Jacques Crépet. Il s’agit sans doute du meilleur témoignage des années de bohème avec l’hommage à Murger. Cet attachement de Nadar à ces années héroïques, on le retrouve dans ses plus beaux portraits photographiques : ils sont tous là, les poètes, les romanciers, les chroniqueurs de sa jeunesse et ce sont certainement eux qui, avec le talent du photographe, ont le plus contribué à conserver à son œuvre sa notoriété. Ce sont eux encore qu’on réclame à Paul et à Marthe Nadar dans les années 1930.
Nadar, fidèle en amitiés, gardera toujours des liens avec ces compagnons d’alors. Il assiste Murger dans ses derniers instants et publie, avec Léon Noël et Adrien Lelioux, une Histoire de Murger pour servir à l’histoire de la vraie bohème l’année suivant la mort de son ami. Il vient alors d’ouvrir son atelier des Capucines, qui le place pourtant à mille lieues de sa jeunesse désargentée. Lors de l’agonie et du décès de Baudelaire en août 1867, il est tout aussi fidèle et présent, priant Hippolyte de Villemessant, le directeur du Figaro, de faire un article digne : « […] sur cet homme de grand talent et sur ce galant homme, il va être dit bien des sottises qui vont cruellement agacer ceux qui l’aimaient et le respectaient. Si tu veux la vérité sur lui dans ton journal, je t’offre de la dire. » L’article, aussi sobrement titré qu’une pierre tombale « Charles-Pierre Baudelaire », paraît le 10 septembre. Il est d’une grande sensibilité : « […] j’apporte ici mon témoignage à celui dont on parle tant et qui fut si peu connu », dit Nadar en préambule. Ce n’est qu’en 1911 et de façon posthume que paraît son livre de souvenirs Charles Baudelaire intime : le poète vierge, écrit avec l’aide de Jacques Crépet. Il s’agit sans doute du meilleur témoignage des années de bohème avec l’hommage à Murger. Cet attachement de Nadar à ces années héroïques, on le retrouve dans ses plus beaux portraits photographiques : ils sont tous là, les poètes, les romanciers, les chroniqueurs de sa jeunesse et ce sont certainement eux qui, avec le talent du photographe, ont le plus contribué à conserver à son œuvre sa notoriété. Ce sont eux encore qu’on réclame à Paul et à Marthe Nadar dans les années 1930.
Les différents ateliers des Nadar témoignent des aléas de l’entreprise commerciale au cours du siècle. D’abord de taille modeste, leurs seconds studios aux allures de temples marquent l’âge d’or de l’entreprise Nadar.
Les ateliers
« Caricature de Nadar en marionnettiste de son atelier », Paul Hadol (1835-1875)
Portrait charge paru dans Le Gaulois. Petite gazette critique, satirique et anecdotique du 17 mars 1861
© BnF, département des Estampes et de la Photographie
© BnF, département des Estampes et de la Photographie
Adrien investit un hôtel particulier sur les Champs-Élysées, décrit comme un « grave monument » en pierre de taille, sobre et anguleux, paré de colonnes et d’un attique. Félix choisit l’immeuble anciennement occupé par les frères Bisson et Gustave Le Gray, au 35 boulevard des Capucines, dans un quartier en plein essor avec la construction du Grand Hôtel et du nouvel opéra. Sa façade et son aménagement rivalisent avec le faste des plus grands ateliers de l’époque. De telles infrastructures et leur personnel augmentent considérablement les charges fixes de leur entreprise. Après la faillite de l’atelier du boulevard des Capucines, Félix et Ernestine transfèrent leur activité dans un local plus raisonnable, rue d’Anjou.
Pritchard, 1885, p. 243
La lumière naturelle est indispensable pour les prises de vue et le développement des tirages avant l’avènement de l’éclairage artificiel et des procédés plus sensibles. Les premiers studios Nadar comprennent des espaces extérieurs : un toit terrasse pour Adrien et un rez-de-chaussée avec jardin et un local avec verrière pour Félix. Aux étages supérieurs, d’immenses verrières permettent de bénéficier de la plus grande quantité de lumière. Les photographes peuvent en travailler les variations et effets grâce à des stores filtrants et l’emploi de réflecteurs et d’écrans.L’aménagement intérieur s’inspire des ateliers des peintres. Paul Nadar reprend d’ailleurs en 1924 l’hôtel particulier de Léon Bonnat, rue de Bassano.
Le trajet du client depuis l’entrée de l’établissement jusqu’au studio de pose, en passant par des salons et des cabinets de toilette, est conçu comme un parcours initiatique préfigurant la personnalité du photographe et son approche du portrait. L’atelier s’apparente à un cabinet de curiosités au luxe tapageur où s’accumulent des objets et mobiliers de toute époque et toute provenance, parodiant celui du peintre.
Les photographes affirment aussi la modernité de leur médium en intégrant les dernières innovations dans leurs locaux. La façade de l’immeuble du boulevard des Capucines, ornée de trois Grâces du sculpteur Émile Blavier et illuminée par l’immense signature Nadar – dessinée par Antoine Lumière et éclairée au gaz –, est exemplaire de cette association des beaux-arts et du progrès caractéristique du style du Second Empire. L’atelier est aussi pourvu d’un des premiers ascenseurs. Un système de climatisation avec un gigantesque calorifère décoré de faïences anciennes, de bronzes et d’émaux assure la circulation d’air chaud en hiver. En été, un filet d’eau qui s’écoule depuis la verrière jusqu’à une cascade intérieure en rochers permet de rafraîchir les locaux.
Les photographes affirment aussi la modernité de leur médium en intégrant les dernières innovations dans leurs locaux. La façade de l’immeuble du boulevard des Capucines, ornée de trois Grâces du sculpteur Émile Blavier et illuminée par l’immense signature Nadar – dessinée par Antoine Lumière et éclairée au gaz –, est exemplaire de cette association des beaux-arts et du progrès caractéristique du style du Second Empire. L’atelier est aussi pourvu d’un des premiers ascenseurs. Un système de climatisation avec un gigantesque calorifère décoré de faïences anciennes, de bronzes et d’émaux assure la circulation d’air chaud en hiver. En été, un filet d’eau qui s’écoule depuis la verrière jusqu’à une cascade intérieure en rochers permet de rafraîchir les locaux.
Intérieur de l’atelier du 35 Boulevard des Capucines, Félix Nadar, vers 1861
© BnF, département des Estampes et de la Photographie
Vue de l’intérieur de l’atelier du 35 Boulevard des Capucines avec le Panthéon Nadar, Félix Nadar, vers 1861
© BnF, département des Estampes et de la Photographie
La théorie photographique s’apprend en une heure ; les premières notions de pratique, en une journée... Ce qui ne s’apprend pas, je vais vous le dire : c’est le sentiment de la lumière, c’est l’appréciation artistique des effets produits par les jours divers et combinés… Ce qui s’apprend encore moins c’est l’intelligence morale de votre sujet, c’est ce tact rapide qui vous met en communication avec le modèle, et vous permet de donner, non pas... une indifférente reproduction plastique à la portée du dernier servant de laboratoire, mais la ressemblance la plus familière, la plus favorable, la ressemblance intime. C’est le côté psychologique de la photographie, le mot ne me semble pas trop ambitieux.
Le portrait
Adrien Tournachon
Ébauchée en 1854, la carrière d’Adrien Tournachon comme photographe prend fin dès 1861. Cette brièveté est banale dans ces années où beaucoup se lancent avec enthousiasme dans ce nouvel art, mais elle contraste avec la longévité qui marque celle de Félix et de Paul. Et encore se partage-t-il entre différentes spécialités, ne donnant jamais tout son temps au portrait. Formé à la peinture et resté profondément peintre même quand il était photographe, il a été initié par un autre peintre devenu photographe, Gustave Le Gray, qui l’a guidé dans la compréhension des possibilités artistiques de la photographie. […]
Ses portraits les plus réussis sont très fortement éclairés, pris en plan rapproché à la lumière crue et directe du soleil. Il en résulte des contrastes, des ombres portées, des oppositions marquées de noir et de blanc. Il prise les effets de contre-plongée. Sa clientèle, grossie aussi du réseau de son frère aîné lors de leurs débuts communs, puis de celui de ses associés musiciens, Jules Lefort et Louis James Alfred Lefébure-Wely qui lui fait donner le titre de « photographe de l’Impératrice » – ce qui soulève la fureur de son frère républicain ! –, compte beaucoup de célébrités des arts et de la bohème : Alphonse de Lamartine, Alfred Vernet, Emmanuel Frémiet, Jean-Pierre Dantan, Jean-Gaspard Deburau, Gérard de Nerval, les Goncourt, Gioachino Rossini, Musette, Théodore de Banville. Il réussit aussi de belles études de costumes pittoresques des bergers, cavaliers, pifferari associées à ses études d’animaux lors des concours agricoles rassemblant des représentants de nombreux pays. L’œuvre d’Adrien Tournachon, l’une des plus personnelle du temps dans le domaine du portrait, où la médiocrité complaisante domine, se distingue aussi par les formats (autour de 30 × 20 cm) et l’utilisation caractéristique d’un glaçage brillant donnant éclat et transparence. Elle souffre d’avoir été dispersée et confondue avec celle de son frère et ne peut encore être évaluée à sa juste mesure.
Félix Nadar
L’hommage que rend le photographe et journaliste Henri Tournier en 1859 à un Félix Nadar au sommet de son art synthétise avec une grande justesse les qualités qui ont fait et font toujours sa célébrité :
« Parler des portraits, c’est parler de M. Nadar et de cette galerie contemporaine, qu’il a signée de cette N puissante, qui signale le fameux n° 113 rue Saint-Lazare. Cette N, c’est la griffe du lion. […] M. Nadar est coloriste, ce mot a quelque chose ici d’inusité ; mais il est vrai pourtant. Pour qui connaît M. Nadar, il y a quelque chose dans ses allures, dans sa tête qui rappelle en laid celle de Rembrandt, dans sa verve et sa fougue toutes les hardiesses qui décèlent une profonde horreur pour la ligne et la sécheresse des tons.
Tout ce qui porte un nom dans les lettres, les arts, la finance ou le barreau est venu poser devant son objectif et enrichir la collection des figures contemporaines. […].
Le mérite des portraits de M. Nadar ne consiste pas seulement dans l’habileté de la pose, qui est tout artistique, il y a là une disposition savante et raisonnée de la lumière, qui atténue ou augmente le jour selon le caractère de la tête et l’instinct de l’opérateur. Nous retrouvons de plus dans le tirage des épreuves une recherche délicate de l’harmonie et des tons légèrement estompés qui adoucissent de leur pénombre les arêtes des contours.
Les voilà telles qu’elles sont toutes ces célébrités du jour. L’olympien Théophile Gautier dans toute sa couleur, le front ceint d’un madras éclatant […]. La lumière a saisi au vol le sourire délicat et sensuel de Jules Janin, la fine bonhomie d’Alexandre Dumas, le dédain de François Guizot et la rêverie d’Eugène Pelletan. Tous ont laissé sur la plaque leur originalité et comme une partie de leur âme recueillie par un rayon de soleil et immortalisée par lui.
Que de délicatesse dans ces têtes de femmes ! Il en est une qui est un chef-d’œuvre de grâce et de savoir-faire : un cou flexible couronné de tresses opulentes, s’attachant noblement aux épaules, donne à cette figure une poésie qu’on ne trouve rarement que dans l’idéal d’une composition.
Toutes ces têtes sont naturelles et ne sont pas atteintes de cet ennui que distillent la terrasse et l’appui-tête. Nadar fait poser ses modèles dans un jardin où l’on ne respire pas que les émanations de l’éther, et de plus il ne fait poser que des gens d’esprit. Ils ne seraient pas eux si devant l’objectif ils perdaient leur mine intelligente ; Nadar ne serait point lui s’il ne savait la leur conserver. »
« Parler des portraits, c’est parler de M. Nadar et de cette galerie contemporaine, qu’il a signée de cette N puissante, qui signale le fameux n° 113 rue Saint-Lazare. Cette N, c’est la griffe du lion. […] M. Nadar est coloriste, ce mot a quelque chose ici d’inusité ; mais il est vrai pourtant. Pour qui connaît M. Nadar, il y a quelque chose dans ses allures, dans sa tête qui rappelle en laid celle de Rembrandt, dans sa verve et sa fougue toutes les hardiesses qui décèlent une profonde horreur pour la ligne et la sécheresse des tons.
Tout ce qui porte un nom dans les lettres, les arts, la finance ou le barreau est venu poser devant son objectif et enrichir la collection des figures contemporaines. […].
Le mérite des portraits de M. Nadar ne consiste pas seulement dans l’habileté de la pose, qui est tout artistique, il y a là une disposition savante et raisonnée de la lumière, qui atténue ou augmente le jour selon le caractère de la tête et l’instinct de l’opérateur. Nous retrouvons de plus dans le tirage des épreuves une recherche délicate de l’harmonie et des tons légèrement estompés qui adoucissent de leur pénombre les arêtes des contours.
Les voilà telles qu’elles sont toutes ces célébrités du jour. L’olympien Théophile Gautier dans toute sa couleur, le front ceint d’un madras éclatant […]. La lumière a saisi au vol le sourire délicat et sensuel de Jules Janin, la fine bonhomie d’Alexandre Dumas, le dédain de François Guizot et la rêverie d’Eugène Pelletan. Tous ont laissé sur la plaque leur originalité et comme une partie de leur âme recueillie par un rayon de soleil et immortalisée par lui.
Que de délicatesse dans ces têtes de femmes ! Il en est une qui est un chef-d’œuvre de grâce et de savoir-faire : un cou flexible couronné de tresses opulentes, s’attachant noblement aux épaules, donne à cette figure une poésie qu’on ne trouve rarement que dans l’idéal d’une composition.
Toutes ces têtes sont naturelles et ne sont pas atteintes de cet ennui que distillent la terrasse et l’appui-tête. Nadar fait poser ses modèles dans un jardin où l’on ne respire pas que les émanations de l’éther, et de plus il ne fait poser que des gens d’esprit. Ils ne seraient pas eux si devant l’objectif ils perdaient leur mine intelligente ; Nadar ne serait point lui s’il ne savait la leur conserver. »
Paul Nadar
Sous la direction de Paul Nadar, l’atelier propose une approche du portrait radicalement opposée à l’esthétique des premiers portraits de son père et de son oncle. Alors qu’au début des années 1880, les portraits Nadar se distinguent par leurs fonds neutres, Paul accorde une grande importance au travail de composition qui constitue l’« œuvre personnelle et artistique » du photographe.
Savorgnan de Brazza, explorateur, Paul Nadar, 1886
© BnF, département des Estampes et de la Photographie
Les séances de pose ont lieu devant un décor peint en trompe-l’œil suivant la mode de l’époque. Les clients peuvent sélectionner le décor par un système de panoramas mobiles qui permet de les faire défiler. Paul Nadar s’en distingue par son sens du détail et son goût pour la mise en scène. Ses portraits, comme celui de l’explorateur Pierre Savorgnan de Brazza dans le désert, se rapprochent parfois de ses photographies pour les arts du spectacle. Il propose une grande variété d’atmosphères recréées en studio et des photomontages présentant les portraits réalisés dans des encadrements artistiques. Paul accorde aussi une grande attention à l’agencement du sujet dont la pose procure à l’ensemble un certain raffinement, en particulier dans ses « tableaux vivants », très en vogue au début du XXe siècle. Sa maîtrise de l’éclairage contribue aussi au succès de ses portraits qui, tout en conservant l’individualité du sujet, le présentent sous son aspect le plus avantageux.
Dans la mouvance du courant pictorialiste (1890-1914), Paul Nadar va développer l’art de la retouche : il intervient directement sur les négatifs pour créer des effets de flou, explore différents modes de tirages (platine, gomme bichromatée, charbon) et des procédés pigmentaires pour faire ressortir les qualités picturales de ses épreuves, voire les colorer. Avec les mêmes techniques, il n’hésitera pas à retravailler la série des portraits de célébrités de son père. Dans ce cas, l’important travail de retouche aboutit à une véritable réinterprétation du négatif original.
Les années 1920 confirment son attention et sa capacité d’adaptation à l’évolution esthétique de la photographie. Ses portraits épurés, concentrés sur les visages aux expressions spontanées n’auront jamais été aussi proches de la période primitive des Nadar. Comme il le résume lors de l’annonce du transfert de son activité rue de Bassano en 1924, son œuvre de portraitiste repose « avant tout, indépendamment de toute question de goût et d’élégance, sur la recherche de la ressemblance par l’expression et la VÉRITÉ ».
Dans la mouvance du courant pictorialiste (1890-1914), Paul Nadar va développer l’art de la retouche : il intervient directement sur les négatifs pour créer des effets de flou, explore différents modes de tirages (platine, gomme bichromatée, charbon) et des procédés pigmentaires pour faire ressortir les qualités picturales de ses épreuves, voire les colorer. Avec les mêmes techniques, il n’hésitera pas à retravailler la série des portraits de célébrités de son père. Dans ce cas, l’important travail de retouche aboutit à une véritable réinterprétation du négatif original.
Les années 1920 confirment son attention et sa capacité d’adaptation à l’évolution esthétique de la photographie. Ses portraits épurés, concentrés sur les visages aux expressions spontanées n’auront jamais été aussi proches de la période primitive des Nadar. Comme il le résume lors de l’annonce du transfert de son activité rue de Bassano en 1924, son œuvre de portraitiste repose « avant tout, indépendamment de toute question de goût et d’élégance, sur la recherche de la ressemblance par l’expression et la VÉRITÉ ».
Jusqu’au début des années 1880, les portraits de Félix Nadar se distinguent par leurs fonds neutres. Á sa suite, Paul Nadar accorde au contraire une grande importance au travail de composition qui constitue l’ « œuvre personnelle et artistique » du photographe. Spectateur assidu de l’Opéra-Comique, Paul est le photographe privilégié des principaux théâtres parisiens et les portraits d’acteurs et d’artistes lyriques deviennent l’un des principaux débouchés commerciaux de l’atelier à partir de 1888. Quant à Adrien Tournachon, il photographie les célébrités de son temps et mène ses activités de photographe parallèlement à celles de peintre
Les arts du spectacle
Les arts du spectacle valent à Adrien Tournachon la plus belle consécration de sa carrière photographique, en 1855, lorsqu’il reçoit la médaille d’or à l’Exposition universelle pour ses Têtes d’expression de Pierrot. Si Félix est probablement à l’origine du projet, Adrien signe la série d’épreuves dont les jeux de lumière immortalisent la gestualité expressive et la précision mimique du jeune Jean-Gaspard Deburau. Ce talent, probablement lié à sa formation artistique, se confirme lorsqu’il photographie les spectacles du cirque de l’Impératrice. Ses portraits de Gioachino Rossini et Giacomo Meyerbeer attestent de ses entrées dans le milieu de la musique, grâce au ténor Lefort et à l’organiste Louis James Alfred Lefébure-Wely auxquels il s’associe en 1855.
Félix Nadar bénéficie dès le début de sa carrière d’un important réseau : « Il y avait toujours table ouverte chez Nadar. Alexandre Dumas père y coudoyait Jacques Offenbach, Victorien Sardou y voisinait avec Gustave Doré, et les sociétaires de la Comédie-Française, avec Henri Rochefort. » Il fait le portrait de ses amis Darcier – reproduit pour une affiche des Bouffes-Parisiens – et Offenbach qui finance sa « Société de photographie artistique » fondée en janvier 1856. Quant à ses commandes de portraits d’acteurs et de chanteurs, il s’agit de rendre compte de leur personnalité plutôt que de valoriser leur qualité d’interprètes.
Ce domaine d’activité se développe au sein de l’atelier de la rue d’Anjou et devient une spécialité de la maison Nadar à la fin des années 1880 sous la direction de Paul Nadar.
Passionné d’art lyrique, membre assidu de l’Opéra-Comique, intimement lié à la chanteuse soprano Marie Degrandi, Paul réalise un important recueil visuel de la programmation des principaux théâtres lyriques parisiens entre 1880 et 1920, et tout particulièrement du mouvement symboliste . Il se distingue par son goût pour la mise en scène et recrée les scènes principales en studio en proposant une sélection de fonds peints en trompe-l’œil, voire la reproduction exacte du décor original. Son sens du détail va jusqu’au choix d’une perspective suffisamment réduite pour que la scène reproduite soit similaire à ce que ce qui est vu au théâtre. Il tente de photographier les artistes pendant la répétition à l’aide de lumières artificielles (électricité et magnésium) mais les résultats s’avèrent décevants comparés aux prises de vues en studio. Paul Nadar est aussi actif à l’opéra de Paris à partir des années 1890. Il succède à Wilhelm Benque en tant que photographe officiel de l’institution à partir de 1898 jusqu’à la Première Guerre mondiale. Ses nombreux portraits individuels d’actrices, chanteuses ou danseuses se distinguent par leur élégance contrairement aux versions dénudées de l’époque. Les arts du spectacle constituent la principale contribution de Paul Nadar à la Galerie des contemporains initiée par son père.
Félix Nadar bénéficie dès le début de sa carrière d’un important réseau : « Il y avait toujours table ouverte chez Nadar. Alexandre Dumas père y coudoyait Jacques Offenbach, Victorien Sardou y voisinait avec Gustave Doré, et les sociétaires de la Comédie-Française, avec Henri Rochefort. » Il fait le portrait de ses amis Darcier – reproduit pour une affiche des Bouffes-Parisiens – et Offenbach qui finance sa « Société de photographie artistique » fondée en janvier 1856. Quant à ses commandes de portraits d’acteurs et de chanteurs, il s’agit de rendre compte de leur personnalité plutôt que de valoriser leur qualité d’interprètes.
Ce domaine d’activité se développe au sein de l’atelier de la rue d’Anjou et devient une spécialité de la maison Nadar à la fin des années 1880 sous la direction de Paul Nadar.
Passionné d’art lyrique, membre assidu de l’Opéra-Comique, intimement lié à la chanteuse soprano Marie Degrandi, Paul réalise un important recueil visuel de la programmation des principaux théâtres lyriques parisiens entre 1880 et 1920, et tout particulièrement du mouvement symboliste . Il se distingue par son goût pour la mise en scène et recrée les scènes principales en studio en proposant une sélection de fonds peints en trompe-l’œil, voire la reproduction exacte du décor original. Son sens du détail va jusqu’au choix d’une perspective suffisamment réduite pour que la scène reproduite soit similaire à ce que ce qui est vu au théâtre. Il tente de photographier les artistes pendant la répétition à l’aide de lumières artificielles (électricité et magnésium) mais les résultats s’avèrent décevants comparés aux prises de vues en studio. Paul Nadar est aussi actif à l’opéra de Paris à partir des années 1890. Il succède à Wilhelm Benque en tant que photographe officiel de l’institution à partir de 1898 jusqu’à la Première Guerre mondiale. Ses nombreux portraits individuels d’actrices, chanteuses ou danseuses se distinguent par leur élégance contrairement aux versions dénudées de l’époque. Les arts du spectacle constituent la principale contribution de Paul Nadar à la Galerie des contemporains initiée par son père.