En mai et juin 1968, l’intersyndicale de la Bibliothèque Nationale
prend part aux mouvements contestataires qui agitent le pays et se réunit
chaque jour rue de Richelieu pour réfléchir à l’avenir
de la BN. Dans le même temps, une centaine d’agents volontaires
font preuve d’ingéniosité et s’activent pour collecter
tracts, affiches, banderoles qui forment aujourd’hui un témoignage
unique du mouvement de mai 68. Voici des extraits du récit qu’en
fait Marie-Renée Morin alors responsable du Service de l’Histoire
de France.
Comme tous les organismes publics ou privés, la Bibliothèque
Nationale ne resta pas indifférente aux événements de
mai 68. Une séance mémorable de l'intersyndicale se tint le 20
mai dans la salle de travail envahie par le personnel, les grandes tables des
lecteurs se transformèrent en tribunes et servirent de tremplin aux
orateurs en mal de dominer le brouhaha. Le 25 mai, l'administration décidait
la fermeture des locaux du 58 rue Richelieu. Des réunions se poursuivirent
dans les salles du 61, de la Musique et de la cantine. Elles préparaient
les Assises des bibliothèques qui se tinrent du 6 au 8 juillet. Cinq
commissions y firent leur rapport sur l'organisation générale
et la cogestion, la formation professionnelle, la BN, les BU, les bibliothèques
publiques.
Le 6 juin, la bibliothèque ouvrait à nouveau ses portes au personnel.
Le Service de l'Histoire de France s'entassait alors dans le local actuellement
occupé par le bureau du conservateur en chef des Imprimés. L'inventaire
général siégeait dans la salle du Service signalétique étranger,
et ce pour son malheur… car son existence fut bien perturbée
en juin et juillet par le voisinage des occupants bruyants et dynamiques du
box de l'Histoire de France. Le 6 juin donc, sur les bureaux s'amoncelaient
le courrier et les livres. Parmi eux, sur un papier de brouillon utilisé au
recto, d'une écriture bien connue étaient tracés ces quelques
mots : « Mlle Morin, avez-vous pensé à ramasser
les tracts ? ». Mais oui, mademoiselle Kleindienst, nous avions
déjà collecté journaux, tracts, affiches manuscrites ou
imprimées, banderoles, dessins, chansons... et nous commencions à nous
organiser pour contacter le maximum de mouvements et de partis.
La collecte n'était pas aisée, du moins en dehors des points les
plus chauds : la Sorbonne, l'Odéon, la Médecine, les Beaux-Arts,
Censier, Jussieu où nous passions souvent... Le service ne disposait pas
d'un personnel nombreux et il fallait assurer en juin et juillet le travail courant.
Il est bien évident, de plus, qu'en plein mouvement subversif, la collecte
de la contestation pour un organisme d’État n'est pas des plus simples.
Autre difficulté : si les tracts étaient largement distribués,
les dossiers étaient par contre moins accessibles, réservés
au seul usage des participants des réunions des comités. Il y eut
même des problèmes de déontologie : avec M. Pérussaux,
conservateur au Cabinet des Estampes, il était établi qu'il n'était
pas question d'arracher une affiche scotchée, si un double n'existait
pas dans le voisinage, de façon à ne pas nuire à l'information !
Enfin, notre entreprise était psychologiquement inadmissible : comment
accepter, pour l'auteur d'un manifeste destiné à changer la société que
son papier est, une fois dans vos mains, l'élément d'un dossier
historique et fait déjà partie du passé ?
toutes sortes de volontaires
Toute la bibliothèque s'employa à la moisson, avec peut-être
plus de détermination aux Estampes et aux Périodiques directement
concernés, à l'instar de l’Histoire de France. Dès
que l'un d'entre nous traversait la cour, suivait un couloir, participait à une
réunion, papiers et dossiers passaient de main en main pour grossir le
sac ou la serviette qui ne nous quittaient guère. Mais si chacun ramassait
sur son passage, dans son quartier, les documents, une centaine de personnes
décidèrent spontanément de prospecter un secteur scientifique,
professionnel ou politique qui lui était accessible par le truchement
de parents, enfants ou amis. Certains se révélaient de merveilleux
collaborateurs. Ne pouvant tous les citer avec le recul du temps, évoquons
tout particulièrement Marie-Roberte Guignard, conservateur responsable
des Manuscrits orientaux : elle s'était liée d'amitié avec
les « Katangais » de Censier, chargés de la « ronéo »,
et nous nous servions à la source, installés derrière les
barricades de chaises en fer qui en protégeaient l'accès. M. Roux-Fouillet,
secrétaire de l'Ecole nationale supérieure des bibliothèques,
alors située dans les locaux de la Bibliothèque nationale, avait
retrouvé toute sa clientèle de résistants qui, après
lui avoir fourni les tracts de la guerre de 40, glanaient tous azimuts ceux des événements
de mai. Une jeune canadienne en stage dans le service, Lucienne Fortin, n'hésitait
pas à partir en stop en Avignon pour obtenir les documents sur le théâtre.
Rappelons encore, dans le personnel, la balayeuse volontaire de Censier qui dès
l'aube assurait le nettoyage et triait les papiers, l'infirmière de la
Croix Rouge qui secourrait les blessés et ramassait les tracts, telle
jeune femme filiforme qui s'enroulait dans les banderoles que l'on débobinait à son
retour… ou la femme d'un agent qui nous glanait la contestation la plus
dure à obtenir : celle de la Police.
les dernières négociations
L'époque la plus difficile fut celle de la fin. Jour après jour, à partir
du 14 juin (reprise de l'Odéon par la police) jusqu'à la mi-juillet,
il fallut négocier avec les étudiants, pour ne pas laisser détruire
affiches, slogans et archives. Cécile Maury et Nicole Simon s'y employèrent
particulièrement.
Une partie des murs d'entrée de la Faculté de Médecine,
de la Faculté de Droit, de Sciences-Po ou de l'École d'administration
fut ainsi récupérée. Cela ne fut pas toujours possible :
dans les salles fermées en raison des opérations de désinfection,
en pleurs à cause de produits toxiques, il nous fallut ramasser, Francette
Woimant et moi-même, malgré les interdictions, les derniers dessins,
projets d'affiches des artistes de l'École des beaux-arts, ainsi que
les précieuses consignes affichées sur les murs pendant deux
mois. À la Sorbonne, nous fîmes vider les poubelles de la fameuse
crèche des enfants d'étudiants pour en récupérer
quelques souvenirs marquants. Une bonne connaissance des lieux nous facilita
bien les choses. C'est à cette époque qu'il nous fut le plus
aisé d'avoir les dossiers ; par un phénomène curieux
mais constant, l’archiviste des comités abandonnait sur le champ,
un jour, le précieux lot des documents demeurés jusque-là inaccessibles.
Nous en avons trouvé un grand nombre délaissés çà et
là, le jour fatal du désintérêt subit.
Les lecteurs firent preuve d'une grande solidarité. Une vaste boîte
avait été déposée au bureau de la salle de travail.
Bien des archives des universités de province furent ainsi récupérées.
M. Vidal-Naquet nous fit même don de son manuscrit du Journal de la
Commune étudiante enrichi de nombreux documents originaux.