Il y a 50 ans à la BN… au Cabinet des estampes
par Audrey Leblanc et Dominique Versavel1

Devenu conservateur en charge de la photographie au Cabinet des estampes de la Bibliothèque nationale en février 1968, Jean-Claude Lemagny prend tout juste ses nouvelles fonctions lorsque surviennent les « événements » du printemps. Cela le conduit à se poser immédiatement la question du rapport de la photographie à l’actualité. S’il a aussitôt conscience de l’importance de sauvegarder les traces photographiques alors produites, voire exposées, en nombre, il lui est difficile d’agir sur le vif.

Un entretien avec Jean-Claude Lemagny

Quelques mois plus tard (à partir de septembre) et plusieurs années durant, il rassemble une collection photographique en lien avec les événements. Les expositions montées par les 30 × 40, club photographique de Paris qu’il fréquente assidument, constituent un point de départ pour ces acquisitions, de même que celle du Mur ouvert au mois de septembre 1968 : photographies d’amateurs, de professionnels indépendants mais aussi de reporters d’agence entrent ainsi dans les collections nationales, en complément du difficile dépôt légal des organes de presse. Passant par le réseau des clubs et des galeries, Jean-Claude Lemagny contourne l’offre des medias dominants et sauvegarde les travaux aujourd’hui oubliés d’Ewa Rudling, Philippe Allemand, Angel Munoz de Pablos, Claude Palmer… Comme l’attestent le classement des photographies collectées – aux noms des auteurs plutôt que par dates d’événement – ainsi que leur format – supérieur aux dimensions traditionnelles des tirages de presse –, il met l’accent sur la singularité des points de vue et une approche esthétique des reportages. Cette disposition se confirme, dix ans plus tard, avec l’exposition qu’il consacre à Gilles Caron, reporter disparu de l’agence Gamma, dans la nouvelle galerie de photographie de la Bibliothèque nationale. C’est l’occasion pour lui de poursuivre les enrichissements grâce au don d’une nouvelle série d’épreuves de Caron tirées pour la circonstance : marge blanche et liseré noir traduisent des lors le changement de statut de ces photographies de presse. Contribuant à mettre en avant la figure du photojournaliste, leur exposition porte sur les cimaises d’une institution culturelle une production jusqu’alors destinée aux seules pages de la presse magazine.

 

A. L. / D. V. : Vous êtes désigné « responsable de la section de la Photographie » début 1968. Quel souvenir avez-vous des mois de mai et juin 1968 vus de la Bibliothèque nationale (BN) ?
J.- C. L. : La première chose que je voudrais dire, c’est que Mai 68 a été un véritable événement photographique. Chacun en faisait des photographies. Il y a des photos qui montrent le boulevard Saint-Michel noir de monde… Les voitures n’arrivaient plus à passer, les gens bavardaient entre eux par petits groupes et beaucoup prenaient des photos. Partout… J’avais envie de tout récupérer mais ce n’était pas possible. Au point de vue BN, on n’a rien fait pendant deux mois : on se réunissait avec tous les collègues, du conservateur jusqu’au magasinier, chacun pouvant prendre la parole ; on travaillait peu… Les enrichissements de photographies relatifs à Mai 68 ne se sont faits qu’un certain temps après. Mon travail consistait à rencontrer chaque jour deux à quatre photographes pour leur demander des œuvres pour les collections. Les gens ne pouvaient plus entrer à la BN, je ne rencontrais plus personne. Mai 68 a d’abord été une interruption.

A. L. / D. V. : Quels furent vos liens avec le club des 30 × 40, particulièrement actif dans la couverture des événements de mai-juin 1968 ?
J.- C. L. : J’étais en relation avec le club photographique de Paris des 30 × 40, qui était un endroit extrêmement vivant, sous la direction de son président, Roger Doloy. Il dirigeait admirablement ce club des 30 × 40 qui se réunissait un soir par semaine, et j’y étais presque toujours. On discutait, chacun pouvait apporter ses photographies et donner son avis. En 1968, le club des 30 × 40 s’est montré actif. On a organisé au moins deux expositions : d’une part, une exposition d’amateurs, de gens qui ordinairement ne font pas de photographies et qui avaient fait des photographies des événements, et, d’autre part, une exposition des professionnels. Je me rappelle que j’ai été extrêmement frappé à l’époque par la différence de qualité entre ces deux expositions. On ne comprenait rien aux photographies d’amateurs. C’étaient les professionnels qui savaient photographier.
J’ai vraiment vu que c’était un métier : ils mettaient un sens dans une photographie. Cette exposition des 30 × 40 a une destinée assez mouvementée parce qu’on s’est heurte à un courant réactionnaire qui était aux aguets pendant les événements. Il y avait vraiment un combat autour de ça. Je me rappelle une séance aux 30 × 40 – peut-être une séance à part un peu après les événements – autour de la question : « Pourquoi avons-nous fait tant de bonnes photographies en mai 1968 ? » Les gens avaient tout à fait conscience qu’ils devaient conserver des souvenirs de cette période-là. C’était une période extraordinaire. Je me rappelle les Leon Herschtritt, les Janine Niepce, les Claude Dityvon devaient être tous plus ou moins là. Ils ont discuté et ont conclu que c’était parce que ce que nous étions en train de voir était tellement inattendu, tellement nouveau que nous avions l’impression qu’il fallait le montrer, saisir cette mutation de la politique, de la vie…

 

A. L. : Quand vous constituez vos collections sur les événements, est-ce que ce sentiment de l’urgence d’un témoignage historique est un critère de choix que vous avez en tête ?
J.- C. L. : Oui, absolument. Des noms me reviennent : Leon Herschtritt, Janine Niepce, Claude Dityvon, Gilles Caron bien sûr. Je me rappelle une merveilleuse photographie d’Edouard Boubat qui doit être dans les collections. Je m’efforçais de recueillir ce que je pouvais et elles étaient classées comme d’habitude, c’est-à-dire par auteurs. Au XIXe, les photographies étaient classées simplement par sujets, comme documents. Puis à partir des années 1940, du temps de Jean Laran, on a considéré que les photographes étaient des auteurs, comme les graveurs.

 

A. L. / D. V. : Il existe aussi dans la série thématique « Histoire » du département des Estampes et de la Photographie une série de photographies issues de la préfecture de police. Vous souvenez-vous de son entrée ?
J.- C. L. : Je me rappelle en effet avoir reçu dans mon bureau l’adjoint du préfet de police Maurice Grimaud. Ce n’était probablement pas des photographies très intéressantes au point de vue photographique. Il m’a dit « par exemple, nous, à la préfecture de police, nous faisons photographier systématiquement toutes les embouchures des radiateurs des voitures » : cela pouvait prouver qu’il y avait eu des actes délictueux pour flamber les voitures.

 

A. L. / D. V. : Quels étaient vos liens avec les photoreporters, en particulier avec Gilles Caron ?
J.- C. L. : La difficulté avec les reporters photographes est qu’ils n’étaient jamais là. Or, le seul moyen d’avoir leur photographie, ce n’était pas de s’adresser à leur agence mais directement, d’homme à homme ou d’homme à femme, à la personne elle-même. Gilles Caron était en Irlande, en Afrique, en Indochine… Je l’ai quand même vu au club des 30 × 40, qui invitait des photographes connus à venir bavarder sur leurs photographies. Une soirée [le 23 janvier 1969], c’était Gilles Caron : quelqu’un vraiment de très attachant, un petit monsieur d’une modestie peu croyable. On lui parlait de ses photographies bien connues et il expliquait toujours que c’était arrive par hasard, qu’il n’y était pour rien en somme. Mais quand on faisait l’addition, on s’apercevait qu’il faisait la moitié des bonnes photographies qui paraissaient. Par exemple, sur la photographie du CRS avec son bâton levé, qui course un type qui se sauve à toute vitesse : « J’ai rien vu, c’était le soir, il n’y avait presque plus de lumière, j’ai entendu une cavalcade à cote de moi, j’ai déclenché et ça a fait ça. » C’était un homme d’une grande qualité qui avait beaucoup d’amis qui l’admiraient. Un homme instruit aussi. Il avait dirigé une galerie de peinture. Ce n’était pas du tout un photographe enfermé dans la photographie ; c’était une personnalité très ouverte sur l’art.

 

A. L. : Dix ans après les événements de 1968, vous organisez une exposition de Gilles Caron à la BN.
J.- C. L. : L’exposition de Gilles Caron en 1978, c’est une autre histoire. J’ai rencontré des gens du musée d’Art moderne à New York. J’ai vu leur exposition permanente, j’ai appris comment il fallait traiter les photographies : il fallait avoir une galerie. C’était très important pour enrichir les collections. J’ai commencé à appliquer ce principe, à m’apercevoir qu’il fallait se détacher d’un courant de photographes assez corporatistes et proches du cabinet des Estampes pour renouveler le contact avec d’autres. Quand on m’a de nouveau chargé de la galerie, j’ai proposé de faire une exposition Gilles Caron. Elle a eu beaucoup de succès et cela m’a fourni des contacts. On a dû faire entrer quelques photographies de plus. On en aurait de toute façon organisé une étant donné la qualité des œuvres de Gilles Caron qui étaient entrées dans nos collections.

 

A. L. / D. V. : Avez-vous par ailleurs tissé des relations particulières à l’occasion de Mai 1968 avec la Fédération des agences de photographie ou des agences photographiques de presse comme Apis, Reporters associés, Damas ou Snarck, dont on a trouvé le tampon au verso de plusieurs tirages dans les collections ?
J.- C. L. : Très peu… Gamma, oui, avec des photographes remarquables… Je suis aussi allé à Magnum, mais rarement finalement. C’était passionnant de se plonger dans les planches-contacts (en argentique) qu’ils vous donnaient à regarder. C’était très amusant, presque indiscret par moments parce que sur leurs bandes les photographes photographient leur famille, leur petite amie. Il n’y a pas que des photographies géniales. Il faut choisir suivant la qualité des photographies, et les bonnes photographies sont celles que les agences vendent. Ils le savent très bien. Vous faites des découvertes aussi. D’une part, vous faites des choix parmi des photographies parce que tout le monde les connait – les photographies d’Henri Cartier-Bresson, d’Edouard Boubat ou même des photographies de Cartier-Bresson et de Boubat qu’on ne connait pas et qui sont remarquables. Il y a toujours une valeur esthétique aux choses. C’est personnellement ce qui m’intéresse le plus, le témoignage humain sur ces événements. Les gens, les rencontres entre les gens, les réunions, les interventions des gens, c’était ce qu’il fallait garder et on n’en a gardé qu’une toute petite partie bien sûr.

A. L. / D. V.  : Les agences ont-elles fait le dépôt légal de leurs photographies de Mai 1968 auprès de la Bibliothèque nationale ?
J.- C. L. : J'ai toujours eu un problème que je n'ai pas résolu : celui de faire déposer les agences ! Le travail est de rencontrer ces gens-là et de les persuader de donner des photographies à la BN au nom du dépôt légal. L'Agence France-Presse était un peu abonnée. Ce n'est pas moi qui m'en occupais. Il y avait un collègue qui y allait chaque mois ou chaque semaine et qui récoltait des photographies que lui réservait l'AFP pour la BN. J'ai fait des efforts, discontinus je dois l'avouer, pour faire déposer les agences, mais ça n'allait pas du tout de soi. Je me rappelle même de réunions avec des gens des agences qui avaient un argument assez évident : « Nous sommes des agences, nous sommes là pour vendre des photographies pour faire vivre les photographes et nous ne sommes pas là pour donner les photographies. » Le dépôt légal était en porte-à-faux parce qu'il touche le producteur. En littérature, par exemple, ce n'est pas l'écrivain qui fait son dépôt légal, mais l'éditeur et l'imprimeur. Fallait-il considérer les agences comme des sortes d'éditeurs ? Ce n'est pas vraiment le cas, ce ne sont pas elles qui fabriquent les photographies et leur rôle était commercial. C'était le gagne-pain des photographes, la vente des épreuves ou des droits. Ils ne pouvaient pas les brader comme ça. Il fallait donc établir des choix. Et ensuite, il fallait faire faire des tirages, ce qui coutait de l'argent. Certaines agences avaient leur propre laboratoire, d'autres n'en avaient pas et faisaient tirer par des laboratoires extérieurs. C'était payant, tout ça, pour les agences. Les persuader de faire des tirages pour la BN, ce n'était pas du tout évident, ça n'a pas vraiment marché. Il aurait fallu une sorte de service spécial et je dirais même une loi ou un addendum à la loi pour transformer ce dépôt légal et le rendre praticable par les agences. J'avais élaboré un système : une grande galerie de photographies, que j'imaginais aux Champs-Élysées sur le passage de tout le monde, où les agences auraient pu montrer leurs dernières photographies autour de sujets d'actualité à condition ensuite de les donner à la BN. Pour les agences, cela aurait été un contact avec un public qui aurait surement acheté des photographies et qui serait ensuite venu chez nous. Mais ça n'a été qu'une esquisse, un beau rêve : nous ne sommes pas assez nombreux pour cela.

 
1. D’après une conversation téléphonique avec Audrey Leblanc et Dominique Versavel, le 27 juin 2017.
 
haut de page