Le tri en temps réel
Près de 20 000 tracts ou éléments de dossiers furent
ainsi réunis par le Service de l'Histoire de France. Les autres documents,
300 affiches de l'Atelier populaire, près de 400 affiches manuscrites,
77 collections complètes ronéotypées de périodiques,
de nombreux numéros isolés furent transmis aux départements
des Estampes et des Périodiques.
Le traitement des tracts et des dossiers
demandait du personnel. Il fut fait appel à de jeunes étudiants
pour assurer les identifications et le classement. Il reste encore sur certaines
chemises des titres dessinés dans la typographie si particulière à cette époque.
Un effort tout particulier avait été fait pour dater et localiser
les documents au jour le jour, mais un gros travail demeurait. Les doubles étaient
nombreux. Le traitement n'était pas encore achevé à la
fin de 1969, en raison de la remise en cause perpétuelle du classement
pour insérer les nouveaux dons. La photocopie n'existait pas alors ;
le Service de la Photographie se montra particulièrement coopérant,
acceptant de reproduire ou de microfilmer, dans des délais particulièrement
courts, les collections prêtées pour peu de jours. Il permit,
en d'autres circonstances, à un opérateur d'accompagner Nicole
Simon pour photographier les murs de la Sorbonne à la mi-juin.
Les tracts politiques, sociaux, ceux des mouvements ouvriers-étudiants,
furent classés par partis, par syndicats, par tendances allant de
l'extrême droite à l'extrême gauche, puis, à l'intérieur,
par dates. Les autres restèrent le plus possible regroupés
au centre de diffusion : Censier, Sorbonne, Odéon, etc., pour
maintenir l'originalité de chacun de ces lieux. Les tracts d'entreprises,
de professions, de grandes institutions scientifiques, culturelles ou religieuses,
des écoles, des lycées demeurèrent réunis par
catégories et à l'intérieur par établissements,
et toujours dans un ordre chronologique. Les tracts de province conservèrent
l'ordre des villes de la collecte avec des sous-classements. Un dossier important
est consacré aux affichettes, slogans manuscrits sur papier de petit
format, caricatures, chansons, poèmes.
Avec un exemplaire des doubles, on constitua une série chronologique
générale de tracts, qui permet de suivre la progression des événements à travers
les mouvements nationaux, locaux et particuliers. Les autres doubles furent échangés
avec, par exemple, la B.D.I.C. et le Centre d'histoire du syndicalisme du professeur
Maitron.
Les dons n'ont jamais vraiment cessé d'entrer dans la collection. Cela
n'est pas sans poser un problème de personnel. Il faut beaucoup de temps
pour les trier, rejeter les doubles, dater, identifier, et cela souvent pour
un apport assez médiocre, du moins lorsqu'il s'agit de la région
parisienne. De plus, en dépit de l'abondance des publications sur les événements
de mai 68, il n'existe pas de chronologie très fine ni de répertoire
exhaustif des sigles. Certains d'entre eux sont d'un hermétisme total
de nos jours.
une avalanche de tracts
A une époque où « les murs avaient la parole »,
où l'expression dans les usines, les cours d'universités était
essentiellement verbale on peut s'étonner de l'importance des tracts et
de leur prolifération. En dehors de quelques documents imprimés
par les grands partis ou par les centrales syndicales, l'ensemble des tracts
est dû, surtout pour les universités, à la prise des machines à écrire
et des précieuses « ronéos » des secrétariats
administratifs. Il régnait dans les ateliers, une activité si intense
nuit et jour, qu'ils durent s'organiser dans des centres comme la Sorbonne ou
Censier. Les accès en étaient bien gardés ; chaque
comité ou commission ou parti devait prendre son tour, et seuls les diffuseurs
agréés recevaient leur lot à distribuer. Les événements
d'ailleurs allaient si vite qu'il fallait vite aussi annoncer, devancer, suivre,
décider, analyser, stimuler. La grande presse était trop loin ;
une presse spécifique, trop lourde à gérer bien qu'elle
existât. Seules de simples feuilles de papier, faciles à distribuer,
répondaient aux besoins et désirs d'action commune : « Affirmons...
N'abandonnons pas... Luttons... Occupons... Formons… Tous à... » Elles
s'envolaient rapidement vers les centres où affluaient contestataires
et sympathisants.
Aussitôt après les événements, l'impact et le rôle
des tracts furent reconnus, puisque très vite, parallèlement à la
publication des affiches et des slogans des murs de mai 68, furent édités
des ensembles de ces documents : Journal de la Commune étudiante de
P. Vidal-Naquet et A. Schnapp, La Révolution par elle-même de
J.P. Simon, La Sorbonne par elle-même de N. Perrot,
M. Rebérioux, J. Maitron, etc.
Les titres mêmes sont évocateurs
de l'importance des tracts pour traduire, sous une forme concise, l'essentiel
de l'idéologie et des manifestations de l'époque.
Si l'on parcourt
un certain nombre de ces recueils et la masse de notre collection, on peut
constater leur apport original par rapport aux autres formes d'expression :
ils rappellent les grands points de doctrine des différents mouvements
ou expriment leurs positions immédiates ; ils développent
plus largement que les affiches les motifs de participation aux rassemblements,
manifestations, défilés ; ils donnent plus vite, et avec
peut-être plus d'audience que la presse du mouvement de mai en dehors
de deux ou trois périodiques, la vérité sur des événements
ou les résultats d'actions communes ou même divergentes ;
ils font une mise au point rapide sur les discours, interventions radiophoniques
ou télévisées ; et surtout ils appellent avec constance à l'unité.
Leur relecture évoque celle d'un journal permanent, dynamique et foisonnant,
dont les articles s'échapperaient des presses avant leur mise en page
commune.
Une autre originalité provient, pour un grand nombre, de leur émanation
des commissions réunies dans les différents niveaux d'enseignements
et dans les divers organismes professionnels et sociaux. Certes ces commissions élaborèrent
un nombre impressionnant de dossiers, dont une partie est conservée dans
nos fonds ; mais pendant qu'elles se réunissaient, délibéraient,
votaient, rédigeaient leurs motions, les événements se
déroulaient, auxquels les uns ou les autres participaient. Il en résulte
des tracts d'un type assez particulier exprimant la solidarité des intersyndicales
professionnelles ou de ces commissions, et aussi des documents d'une ou deux
pages « plates-formes », « motions » résumant
la contestation et les revendications spécifiques. Si leurs tendances
générales ont été analysées globalement (droits
de l'individu, participation aux décisions), une étude plus poussée
serait encore à entreprendre.