"Les Kirghis se divisent en trois hordes, la grande, la petite
et la moyenne, et comptent environ quatre cent mille "tentes",
soit deux millions d’âmes. De ces diverses tribus, les unes
sont indépendantes, et les autres reconnaissent la souveraineté,
soit de la Russie, soit des khanats de Khiva, de Khokhand et de Boukhara,
c’est-à-dire des plus redoutables chefs du Turkestan. La
horde moyenne, la plus riche, est en même temps la plus considérable,
et ses campements occupent tout l’espace compris entre les cours
d’eau du Sara-Sou, de l’Irtyche, de l’Ichim supérieur,
le lac Hadisang et le lac Aksakal. La grande horde, qui occupe les contrées
situées dans l’est de la moyenne, s’étend
jusqu’aux gouvernements d’Omsk et de Tobolsk. Si donc ces
populations kirghises se soulevaient, c’était l’envahissement
de la Russie asiatique, et, tout d’abord, la séparation
de la Sibérie, à l’est de l’Yeniseï.
[…] Depuis longtemps, en effet, les Tartares du Turkestan, et
principalement ceux des khanats de Boukhara, de Khokhand, de Koundouze,
cherchaient, aussi bien par la force que par la persuasion, à soustraire
les hordes kirghises à la domination moscovite.
Quelques mots seulement sur ces Tartares.
Les Tartares appartiennent plus spécialement à deux races
distinctes, la race caucasique et la race mongole.
La race caucasique, celle, a dit Abel de Rémusat, "qui est
regardée en Europe comme le type de la beauté de notre
espèce, parce que tous les peuples de cette partie du monde en
sont issus", réunit sous une même dénomination
les Turcs et les indigènes de souche persane.
La race purement mongolique comprend les Mongols, les Mandchous et les
Thibétains.
Les Tartares, qui menaçaient alors l’empire russe, étaient
de race caucasique et occupaient plus particulièrement le Turkestan.
Ce vaste pays est divisé en différents États, qui
sont gouvernés par des khans, d’où la dénomination
de khanats. Les principaux khanats sont ceux de Boukhara, de Khiva,
de Khokband, de Koundouze, etc.
À cette époque, le khanat le plus important et le plus
redoutable était
celui de Boukhara. La Russie avait déjà eu à lutter
plusieurs fois avec ses chefs, qui, dans un intérêt personnel
et pour leur imposer un autre joug, avaient soutenu l’indépendance
des Kirghis contre la domination moscovite. Le chef actuel, Féofar-Khan,
marchait sur les traces de ses prédécesseurs.
[…]
Le camp de Féofar présentait un spectacle superbe. De nombreuses
tentes, faites de peaux, de feutre ou d'étoffes de soie, chatoyaient
aux rayons du soleil. Les hautes houppes, qui empanachaient leur pointe conique,
se balançaient au milieu de fanions, de guidons et d'étendards
multicolores. De ces tentes, les plus riches appartenaient aux seides et aux
khodjas, qui sont les premiers personnages du khanat. Un pavillon spécial,
orné d'une queue de cheval, dont la hampe s'élançait
d'une gerbe de bâtons rouges et blancs, artistement entrelacés,
indiquait le haut rang de ces chefs tartares. Puis, à l'infini s'élevaient
dans la plaine quelques milliers de ces tentes turcomanes que l'on appelle «karaoy» et
qui avaient été transportées à dos de chameaux.
Le camp contenait au moins cent cinquante mille soldats, tant fantassins
que cavaliers, rassemblés sous le nom d'alamanes. Parmi eux,
et comme types principaux du Turkestan, on remarquait tout d'abord ces
Tadjiks aux traits réguliers, à la peau blanche, à la
taille élevée, aux yeux et aux cheveux noirs, qui formaient
le gros de l'armée tartare, et dont les khanats de Khokhand et
de Koundouze avaient fourni un contingent presque égal à celui
de Boukhara. Puis, à ces Tadjiks se mêlaient d'autres échantillons
de ces races diverses qui résident au Turkestan ou dont le pays
originaire y confine. C'étaient des Usbecks, petits de taille,
roux de barbe, semblables à ceux qui s'étaient jetés à la
poursuite de Michel Strogoff. C'étaient des Kirghis, au visage
plat comme celui des Kalmouks, revêtus de cottes de mailles, les
uns portant la lance, l'arc et les flèches de fabrication asiatique,
les autres maniant le sabre, le fusil à mèche et le «tschakane»,
petite hache à manche court qui ne fait que des blessures mortelles.
C'étaient des Mongols, taille moyenne, cheveux noirs et réunis
en une natte qui leur pendait sur le dos, figure ronde, teint basané,
yeux enfoncés et vifs, barbe rare, habillés de robes de
nankin bleu garnies de peluche noire, cerclés de ceinturons de
cuir à boucles d'argent, chaussés de bottes à soutaches
voyantes, et coiffés de bonnets de soie bordés de fourrure
avec trois rubans qui voltigeaient en arrière. Enfin on y voyait
aussi des Afghans, à peau bistrée, des Arabes, ayant le
type primitif des belles races sémitiques, et des Turcomans,
avec ces yeux bridés auxquels semble manquer la paupière,--tous
enrôlés sous le drapeau de l'émir, drapeau des incendiaires
et des dévastateurs.
Auprès de ces soldats libres, on comptait encore un certain nombre
de soldats esclaves, principalement des Persans, que commandaient des
officiers de même origine, et ce n'étaient certainement
pas les moins estimés de l'armée de Féofar-Khan.
Que l'on ajoute à cette nomenclature des Juifs servant comme
domestiques, la robe ceinte d'une corde, la tête coiffée,
au lieu du turban, qu'il leur est interdit de porter, de petits bonnets
de drap sombre; que l'on mêle à ces groupes des centaines
de «kalenders», sortes de religieux mendiants aux vêtements
en lambeaux que recouvre une peau de léopard, et on aura une
idée a peu près complète de ces énormes
agglomérations de tribus diverses, comprises sous la dénomination
générale d'armées tartares.
Cinquante mille de ces soldats étaient montés, et les
chevaux n'étaient pas moins variés que les hommes. Parmi
ces animaux, attachés par dix a deux cordes fixées parallèlement
l'une à l'autre, la queue nouée, la croupe recouverte
d'un réseau de soie noire, on distinguait les turcomans, fins
de jambes, longs de corps, brillants de poil, nobles d'encolure; les
usbecks, qui sont des bêtes de fond; les khokhandiens, qui portent
avec leur cavalier deux tentes et toute une batterie de cuisine; les
kirghis, à robe claire, venus des bords du fleuve Emba, où on
les prend avec l'«arcane», ce lasso des Tartares, et bien
d'autres produits de races croisées, qui sont de qualité inférieure.
Les bêtes de somme se comptaient par milliers. C'étaient
des chameaux de petite taille, mais bien faits, poil long, épaisse
crinière leur retombant sur le cou, animaux dociles et plus faciles à atteler
que le dromadaire; des «nars» à une bosse, de pelage
rouge-feu, dont les poils se roulent en boucles; puis des ânes,
rudes au travail et dont la chair, très-estimée, forme
en partie la nourriture des Tartares.
Sur tout cet ensemble d'hommes et d'animaux, sur cette immense agglomération
de tentes, les cèdres et les pins, disposés par larges
bouquets, jetaient une ombre fraîche, brisée çà et
là par quelque trouée des rayons solaires. Rien de plus
pittoresque que ce tableau, pour lequel le plus violent des coloristes
eût épuisé toutes les couleurs de sa palette."
Jules Verne Michel
Strogoff,
Moscou – Irkoutsk, Paris, J. Hetzel, 1876. Première partie
chapitre 2, Deuxième partie chapitre 1.