Une collection Universelle
par Olivier Loiseaux
Les collections photographiques de la Société de géographie,
exceptionnelles par leur originalité, leur diversité et
leur remarquable cohérence, constituent une source unique pour
l’histoire des voyages et des découvertes au XIXe siècle
et dans la première moitié du XXe siècle. Arrivées
spontanément puis collectées et réunies en un fonds
sous l’impulsion du bibliothécaire James Jackson à partir
de 1881, ces photographies proviennent des dons des membres et correspondants
français ou étrangers de la Société : militaires,
diplomates, ingénieurs, voyageurs ou explorateurs qu’elle
a encouragés.
L’intérêt de la Société de géographie
pour la photographie se manifeste dans le dernier quart du XIXe siècle.
En 1875 est organisée la première conférence illustrée
par des projections photographiques. Un appel à dons pour l’accroissement
des collections, lancé en 1885 par la Société auprès
de ses membres, connaît un immense succès et, en 1925, le
fonds s’enrichit de la bibliothèque du prince Roland Bonaparte,
qui lègue à la Société la partie géographique
de ses collections.
Ces collections, toujours propriété de la Société de
géographie, sont désormais conservées au département
des Cartes et Plans de la Bibliothèque nationale de France et constituent
un ensemble prestigieux couvrant, sur plus d’un siècle, tous
les continents.
Le fonds photographique de la Société de géographie
La séance de la commission centrale du 18 octobre 1861
se déroule comme à l’habitude, dans le local de
la Société de géographie, au fond de la cour
sombre et humide du 3, rue Christine, près du quai des Grands-Augustins.
La commission, présidée par Edme François Jomard,
reprend ses travaux, interrompus depuis début août.
On nomme une commission pour la rédaction d’instructions à Jules
Rémy, voyageur en partance pour l’Asie et l’Océanie.
On discute des richesses minérales de la Suisse sur la base
d’une lettre envoyée par un professeur de Genève.
Parmi de nombreux récits de voyageurs, et numéros de
périodiques offerts à la Société, le secrétaire
général, Victor Adolphe Malte-Brun, commente l’envoi
d’un travail de cartographie sur un fleuve de l’Extrême-Orient
russe. Eugène Cortambert est désigné comme rapporteur
pour rendre compte de la publication d’un atlas. En fin de séance,
présent dans l’assistance, un jeune voyageur français
de trente-trois ans de retour du Mexique, Désiré Charnay,
prend la parole et offre à la Société un ensemble
de quarante-neuf photographies des ruines américaines du Yucatan.
C’est le premier ensemble de photographies à entrer
dans les collections de la Société de géographie.
Jomard souligne immédiatement leur grand intérêt
et présente avec Cortambert la candidature de Charnay pour
faire partie de la Société de géographie.
Dix ans plus tôt, dans un autre cadre, Jomard, membre
de l’Académie des inscriptions et belles-lettres, avait participé à la
rédaction des instructions données à Maxime Du Camp
pour son voyage en Égypte et en Palestine (1849-1850). La commission,
composée de quatre membres, avait rédigé onze pages
d’instructions qui indiquaient les prises de vues à effectuer
: vues d’ensemble et de détail des sites et principaux monuments.
Parmi ces instructions, certaines, plus "géographiques", étaient
peut-être inspirées par Jomard : « Il sera bon de
prendre, du haut de la grande pyramide et à une heure convenable,
l’aspect
des parties du désert voisines de ce monument, afin de connaître
la position des vallées et des vallons qui se dirigent vers le bassin
du Nil » ; ou encore à propos des cataractes : « Il
sera intéressant de rechercher les marques numériques ou autres
qui auraient été gravées à toute époque,
pour indiquer le niveau de l’inondation. » Même si finalement
Maxime Du Camp n’a que peu suivi ces recommandations, elles montrent
néanmoins ce qu’attendait leur auteur de l’apport de la
photographie à l’étude géographique. Ainsi, Jomard,
au terme de sa longue carrière, marque très nettement son intérêt
pour la photographie et, dans la dernière année de sa vie,
il a la chance d’être présent lors de l’arrivée
du premier document photographique dans les collections de la Société de
géographie.
Une nouvelle préoccupation
Il faut attendre plus d’une décennie pour que la photographie
fasse vraiment partie des préoccupations de la Société de
géographie. Néanmoins, à titre individuel, certains
membres de la Société témoignent d’un
réel intérêt pour cette technique nouvelle. Alfred
Grandidier, avant de devenir le grand géographe de Madagascar
puis d’assurer la présidence de la Société de
géographie de 1901 à 1905, réalise plusieurs
voyages, en Amérique (1857-1859) et dans le subcontinent indien
(1862-1864). Sans pratiquer lui-même la photographie, il revient
avec des vues de villes sud-américaines, Buenos Aires, Bahia,
Guayaquil, Quito, parmi les premières connues.
De l’Inde,
il rapporte vraisemblablement les planches photographiques de Linnaeus
Tripe qu’il donnera à la Société en 1891
et constitue lui-même un album photographique qui sera utilisé pour
illustrer en gravures la relation de son voyage dans l’Inde du
Sud.
Le tournant de 1875
L’année 1875 peut être considérée
comme le premier tournant dans la prise en compte de la photographie à la
Société. Après une première réunion
tenue à Anvers en 1871, la Société de géographie
est sollicitée pour organiser la deuxième session
du Congrès international des sciences géographiques
du 1er au 11 août 1875,
dans l’aile
du palais des Tuileries située côté Seine. Les
géographes du
monde entier se retrouvent dans la salle des États à débattre
de questions diverses dans les domaines de la topographie, de l’hydrographie,
de la géologie mais également de l’anthropologie
ou de l’ethnologie. Quinze nations représentées à l’exposition
qui est organisée à cette occasion offrent aux visiteurs
leurs principales réalisations et innovations dans le domaine
des sciences géographiques : instruments de mesure et de
relevés, travaux cartographiques, atlas et dictionnaires
géographiques. Plusieurs ensembles de photographies sont également
présents dans les salles d’exposition. Les monuments
du Yucatan de Désiré Charnay côtoient les vues
d’Algérie du marquis de Courcival.
Deux salles sont réservées aux missions de l’observation
du passage de Vénus en 1874 : on peut y voir les photographies
prises à l’île Saint-Paul.
L’album anthropologique de Carl Dammann est présenté conjointement
par l’Angleterre et l’Allemagne. Isidore van Kinsbergen
a envoyé des photographies d’habitants de Java que l’on
peut admirer dans la salle des Pays-Bas… L’intégration
de la photographie aux productions géographiques traditionnelles,
visible dans toutes les sections, atteste la place qu’elle a
acquise dans le discours géographique. Parmi les
questions soumises aux participants du congrès, le septième
groupe, "Explorations, voyages scientifiques, commerciaux et
pittoresques", discute des meilleurs procédés
photographiques à utiliser en voyage. Conçu par un photographe
amateur belge l’année précédente, le "scénographe"
du Dr Ernest Candèze, présenté à l’exposition
par le fabricant parisien Deyrolle comme l’appareil photographique
"véritablement
portatif", suscite des débats quant à son
emploi sous diverses latitudes.
Enfin, pour la "couverture" de l’événement,
la commission exécutive de la Société s’assure les
services du photographe Alexandre Quinet, qui doit constituer un album du congrès
où figureront les principaux événements et les salles
d’exposition. Dès les premiers jours, sur proposition de Victor
Adolphe Malte-Brun, est adoptée l’idée de constituer parallèlement
un album de portraits des membres étrangers du congrès. À sa
clôture, le secrétaire général, très satisfait
de ce travail photographique, propose de poursuivre l’entreprise et invite
les membres de la Société à envoyer leur portrait pour
"l’album
des géographes et voyageurs". Alexandre Quinet devient quelques
mois plus tard le photographe officiel de la Société de géographie
et réalise les premiers portraits de ses membres.