Paris, objet d'histoire : sauvegarde, représentation
par Guillaume Le Gall

 

Le spectacle des coulisses

Dès le développement de la photographie sur papier, les transformations urbaines, et donc les démolitions, vont constituer des motifs récurrents pour les photographes. L’Album Berger, du nom du préfet de la Seine, constitué par Henri Le Secq entre 1852 et 1853, est le premier recueil de photographies qui a pour seul sujet l’évolution du paysage urbain à Paris. Le photographe représente ces démolitions qui donnent au paysage un caractère apocalyptique et annoncent celui des chantiers plus systématiques que va entreprendre Haussmann aidé de son administration. C’est bien cette vision que l’on retrouve dans un témoignage plus tardif. Il s’agit d’un passage intitulé "Coup d’œil général" tiré du livre Paris nouveau et Paris futur de Victor Fournel :
« Celui qui veut admirer le Paris nouveau doit donc se résigner à acheter son admiration au prix qu’elle mérite. Il est condamné au spectacle indéfiniment prolongé de la coulisse et à tout ce tripotage des machinistes que la toile de fond cache à l’Opéra. Il trébuche aux amas de décombres entassés dans tous les coins ; il se heurte aux ouvriers effondrant une masure ou un palais à coups de pioche, faisant pleuvoir les pierres, ou attelés à une corde et tirant à grands cris un pan de mur, qui s’écroule dans un tourbillon de poussière, avec un rugissement d’avalanche. Il rencontre des myriades de maisons décapitées, éventrées, coupées en deux, s’affaissant dans la cave, trahissant par les fenêtres brisées ou les murailles abattues tous les secrets de leur aménagement intérieur, zébrées de ces raies noires et sinistres que laissent derrière eux les conduits de cheminées, et qui semblent le signe de ralliement des démolisseurs, – espèces de cadavres branlants, mi-debouts, mi-couchés, résignés à l’abattoir, et dont l’aspect attriste l’âme et les yeux. »
 

 

Représenter des formes de résistance

Dans le paysage urbain des démolitions, les raies noires que laissent les conduits de cheminées sont, selon l’hypothèse de l’auteur, des signes qui annoncent une disparition imminente et certaine. Cette description désigne et nomme à la fois des formes urbaines spécifiques aux transformations. Ce sont bien ces mêmes motifs que l’on retrouve dans les photographies de Le Secq. Ces maisons décapitées, éventrées, coupées en deux, c’est-à-dire ici des formes qui résistent pour une courte durée à la dislocation complète de leurs caractères essentiels, sont aussi des motifs que l’on photographie. Devenues conjointement tant un motif photographique qu’un motif littéraire, certaines de ces formes peuvent être alors regroupées sous une dénomination commune, celle de « ruines modernes ».
L’idée de la ruine telle qu’elle est évoquée dans les textes décrivant les démolitions à Paris ne distingue pas un style particulier. Chaque édifice de la ville contient en lui sa propre ruine. Mais la différence la plus fondamentale est le caractère éphémère, « instantané » de la ruine moderne. Celle-ci s’oppose radicalement à la lente inscription du temps qui détermine habituellement toute ruine.
C’est sur ce point précis que la photographie connaît ses limites par rapport à la littérature. S’il n’est pas difficile de mettre en récit une action en littérature, il n’en est pas de même pour la photographie. Si la description littéraire réussit à retranscrire l’action même de la disparition, le moment précis où la forme bâtie perd à la fois ses attributs, son aspect et sa forme générale, la photographie, elle, échoue et doit recourir à d’autres artifices de représentation.
Un photographe, Charles Marville, s’est appliqué à représenter les transformations urbaines de Paris. Commandité par l’administration haussmannienne, il va mettre en place une stratégie de représentation qui vise à magnifier et justifier les bienfaits de la ville moderne. L’ensemble de son œuvre se construit sur une dichotomie radicale qui distingue le vieux du neuf. Il photographie l’ancien et le nouveau Paris en les opposant.

 

Enregistrer la transformation

Sur ses images du vieux Paris, Marville élabore une composition qui donne à la ville ancienne une intégrité parfaite. La sinuosité et l’étroitesse de la rue, les accidents et l’hétérogénéité du tissu urbain sont autant d’éléments qui renvoient au vieux Paris. Mais, à l’instant où le photographe effectue ses prises de vue, les rues sont déjà condamnées à disparaître. Dans la logique de la Commission municipale des travaux historiques créée par Haussmann en 1860, Marville ne fait ici que répondre aux exigences de l’administration qui souhaitait effectivement garder les traces de la vieille ville avant qu’elle ne disparaisse.
À l’intérieur même de ce principe d’opposition, Marville va aussi enregistrer les traces des travaux de démolition. Ce choix correspond à un temps moyen, c’est-à-dire à un moment instable et indécis qui se situe entre l’instant qui précède la complète démolition et le devenir des objets condamnés. Chez Marville, l’ensemble de ces représentations est donc soumis aux trois temps de la disparition établis par son protocole d’enregistrement : l’avant, le pendant et l’après. À la suite d’une destruction proche d’un paysage apocalyptique, Marville investit la ruine d’une vertu régénératrice. Chez lui, la ruine moderne est annonciatrice d’une ville nouvelle, plus prestigieuse, plus riche et plus hygiénique. En effet, sur la Vue prise de la rue Saint-Augustin vers l’Opéra (1877), le nouvel édifice de Garnier apparaît comme un mirage surgissant du chaos, comme une image dans l’image à partir de laquelle le spectateur est invité à se projeter, aidé s’il le faut par les lignes fuyantes du percement sur le point d’être terminé. Marville inscrit dans sa photographie des temporalités différentes, à savoir une actualité des transformations – donc des démolitions – et un avenir, celui des réalisations sur le point d’aboutir – l’Opéra par exemple – et que seules ont justement permises ces destructions représentées sur la même image. En définitive, le sujet des photographies de Marville n’est pas tant la disparition de la vieille ville mais sa transformation, et surtout l’apparition de sa nouvelle physionomie. Dans ce travail, le photographe dévoile une modernité qui s’installe sur les décombres de la vieille ville.
 
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