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jeux de princes

Lois et règles de jeux pour l’esprit et le bonheur des hommes

Par Manfred Zollinger

"Observant donc les règles et maximes qui y sont décrites, vous éviterez les querelles qui arrivent souvent faute d’en être bien informé et entretiendrez la société qui est l’union de toutes choses." Premier manuel du jeu du piquet, imprimé en 1631.


Pas de jeu sans règles. Et pas de règles sans accord général sur leur validité. Comme disait Érasme: "Il n’y a pas de jeu si l’on n’est pas d’accord sur les règles.". De là un processus que définit bien Louis-Sébastien Mercier : "Tout jeu a ses règles, et ces règles sont des lois pour ceux qui jouent." Avec des règles reconnues par tous ceux qui jouent, le jeu peut devenir un des plus puissants outils de civilisation.
Le besoin de réglementation croît à mesure que le goût du jeu se répand dans la noblesse et la bourgeoisie. La prolifération des règles correspond à "cette nécessité de jeu partout où il se forme une société", remarque, d’un ton critique, le baron Grimm. Les règles accompagnent en effet de près l’offre de jeux, qui va toujours croissant. Une véritable industrie se crée, de sorte que, dès le début du XVIIe siècle, des moralistes se plaignent de la publication de ces livres "inutiles", qu’ils accusent de susciter de nouveaux joueurs. Or la production commerciale de jeux par des artisans s’accompagne de la publication de règles. Les jeux eux-mêmes évoluant selon les modifications apportées par les joueurs, lois et règles imprimées deviennent rapidement obsolètes ; aussi, pour suivre les nouvelles manières de jouer, auteurs et éditeurs se doivent-ils de publier des manuels régulièrement mis à jour.
À cela s’ajoute la "mode", qui influe d’une façon non négligeable sur la production de la littérature ludique. À partir du milieu du XVIIIe siècle, tandis que le whist, un jeu né en Angleterre, fait fureur sur le continent, imprimeurs et libraires s’adaptent rapidement à cette vague. (…)

Des livres pour jouer

Le goût du jeu va de pair avec sa codification, mais aussi avec la diffusion des règles par le livre dans une société toujours plus alphabétisée. Un auteur écrit en 1785 à propos du jeu de l’hombre: "Très souvent j’ai été témoin du fait que, lorsque des cas douteux survenaient dans une société, quelques-uns invoquaient l’Académie des jeux pour légitimer leur opinion grâce aux lois du jeu contenues dans ce livre." Inutile de souligner que ce commentateur ne considère pas l’Académie comme une autorité suffisante car c’est la spécialisation de l’auteur qui fonde l’autorité de ses écrits : Philidor évoque ce processus de légitimation à travers "ces décrets, fondés d’abord sur la raison, ensuite consacrés par l’usage, confirmés enfin par la pratique des meilleurs joueurs & l’approbation des auteurs les plus célèbres". Si le livre peut devenir l’arbitre, ce phénomène se heurte pourtant à deux obstacles. Entre le jeu, expérience dynamique, et sa règle imprimée, outil statique, le fossé semble large, et la valeur des règles imprimées se ressent du dilemme de ce passage de la praxis à l’écrit. La pratique du jeu se fonde pour une part essentielle sur ce que Carlo Ginzburg appelle le "savoir indiciaire"; dans l’idéal, il s’agit de fournir "un écrit si clair, & si intelligible, qu’à la première lecture [!] vous soyez instruite de tout ce jeu, comme si vous aviez joué bien longtemps", lit-on dans Le Jeu de l’hombre. Mais l’auteur ne décrit que "l’essentiel & le fond", car "jouer ce Jeu en perfection […] dépend fort du génie & de l’expérience". À cet égard, Manoury, marchand-limonadier et auteur, en 1770, d’un livre sur le jeu de dames, cite Jean-Baptiste Rousseau, qui comparait le jeu d’échecs au "jeu des vers": "Savoir la marche est chose très-unie, jouer le jeu, c’est le fruit du génie." Le deuxième problème tient au fait que lois et règles imprimées doivent respecter les préceptes de l’Église et ceux de l’État, hostiles à certains jeux. Ainsi, les Divertissemens innocens de 1696 ne contiennent, de façon explicite, que des jeux conformes aux lois, tout comme le plus grand recueil de règles autrichien, imprimé en 1756. En page de titre de telle autre compilation allemande de 1697, la bassette, un jeu de hasard, se trouve bien annoncée, mais la règle de ce jeu, prohibé depuis peu par l’empereur, manque dans le corps de l’ouvrage!

La diffusion des règles de jeux sous forme de livres imprimés commence dès la fin du XVe siècle et se concentre d’abord sur les jeux de tabliers (échecs, dames, rithmomachie).
Les échecs, de loin le jeu le plus prestigieux, suscitent une littérature normative précoce : dès 1507 apparaissent les premières règles imprimées en langue allemande, dont l’auteur est le juriste Jacob Mennel.
Après la deuxième décennie du XVIIe siècle, les jeux de cartes dominent, sur les tables comme dans les livres. Tout commence en 1631 avec Le Jeu du picquet (Paris, chez Charles Hulpeau), dont le succès en France est relayé par des traductions en Allemagne et en Angleterre, tout comme Le Royal Jeu du hoc (1644). Le reversis (1634) et le tarot (1637) demeurent plus discrets, mais il est intéressant de noter que le premier manuel de reversis fait déjà allusion au succès de L’Excellent Jeu du triquetrac (1634). En 1654 paraît La Maison académique, recueil général de tous les jeux divertissans pour se réjouyr agréablement dans les bonnes compagnies. On y trouve le piquet, le hoc, le trictrac, le billard, la paume, le jeu de l’oie, la chouette, le renard et les poules, et d’autres jeux encore. Réédité et enrichi dans les années suivantes, puis repris à Lyon, cet ouvrage va renaître en 1718, cette fois sous le titre Académie universelle des jeux (Paris, Nicolas Le Gras, approbation et privilège de 1717). Cet important recueil aura avant 1800 vingt-cinq éditions, en particulier des éditions néerlandaises sous le titre de La Plus Nouvelle Académie universelle des jeux. Ce livre phare est devenu un des ouvrages emblématiques de la culture lettrée des joueurs des classes supérieures… ou de ceux qui se prétendent tels. Ainsi Ange Goudar ironise-t-il sur un noble joueur-tricheur: "Pour toute bibliothèque, il avoit le Livre de l’Académie des jeux !" Les éditeurs allemands (plus précisément hambourgeois) restent quant à eux plutôt fidèles au Royal jeu de l’hombre et du piquet (1685), qu’ils traduisent et enrichissent en puisant notamment dans l’Académie universelle.

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Des jeux pour apprendre

À côté des jeux "traditionnels" que sont les échecs, les dames, le trictrac ou les cartes, les jeux sont aussi mis au service de la pédagogie. Dès le Moyen Âge, on assiste ainsi à la prolifération d’un genre de textes oscillant entre science et divertissement. Apprendre en jouant, transformer l’art mnémotechnique en jeu et rapprocher ainsi les sphères du jeu et du travail, cette entreprise est associée au nom de Thomas Murner, à qui l’on doit plusieurs ouvrages notables du début du XVIe siècle. Au XVIIe siècle, la production des jeux éducatifs explose. En 1644, Jean Desmarests de Saint-Sorlin publie Les Jeux de cartes des roys de France, des reines renommées, de la géographie, et des fables, qu’il dédie au jeune Louis XIV, mais le succès le plus important revient en Europe à Claude-Oronce Finé de Brianville et à son Jeu d’armoiries de l’Europe (Lyon, Benoist Coral, 1659). Au siècle suivant encore, plusieurs livres de jeu éducatifs sont imprimés, par exemple l’Introduction à la géographie universelle (Aoste, J. A. La Rouvine, 1711), une discipline que son auteur, Pierre Violier, voulait considérer comme "plutôt un Jeu qu’une Étude". Quant à l’Académie des jeux historiques de Louis Liger (Paris, Le Gras, 1718), elle reste sans doute le livre de ce genre le plus répandu dans les différentes bibliothèques au monde. En 1745, César-Joseph Montpie de Negré présente La Grammaire latine réduite en jeu de cartes ou de dez (Paris, Toulouse). En 1751, les Cartes pour apprendre la géographie sont publiées par Delaistre, ingénieur du roi, avec l’aide du graveur Nicolas-Jean-Baptiste de Poilly et cartier de Jean- Baptiste Mitoire ; à Valence, en 1777, paraît Jeux de Tournon à l’usage des élèves de l’école royale-militaire, une invention qui mêle le jeu de cartes et le loto ; en 1779, le graveur parisien Bigant lance son Domino musical ou l’Art du musicien mis en jeu – sans oublier les divers jeux instructifs de l’abbé Gaultier. Dès le XVIIe siècle avait également commencé la grande vague des jeux de l’oie thématiques, aux sujets variés, depuis les blasons aristocratiques jusqu’aux vertus républicaines du temps de la Révolution française, du Jeu du Canal Royal (Castelnaudary, 1682) au Jeu historique sur l’Ancien Testament (Lyon, 1790).

Les jeux voyagent, les livres aussi

Les jeux et leurs règles voyagent. Dans le transfert du savoir et des besoins ludiques, on note des centres de gravité et des flux prépondérants. Si l’Espagne – précurseur avec le magnifique Libro de los juegos d’Alphonse X le Sage (1283) –, l’Angleterre, l’Italie et l’Allemagne figurent parmi les premiers à diffuser des livres techniques (presque exclusivement des jeux de tabliers), c’est la France, jusqu’à la deuxième moitié du XVIIIe siècle, le pays le plus productif, qu’il s’agisse de manuels, de livres théoriques ou même de littérature. Son rôle culturel phare se révèle aussi par le nombre des traductions, des imitations et des contrefaçons de manuels de jeux qui paraissent presque partout en Europe. Le concurrent de la France en matière de livres est aussi son grand rival économique et politique, le Royaume-Uni, qui va accroître sa production de façon majeure, surtout après la publication des règles du whist par Edmond Hoyle, promises à un grand succès. Exportées d’abord vers le Portugal, les règles se retrouvent en Allemagne, puis en Russie dès 1769, traduites d’après une édition publiée en français… à Berne.
La gamme des livres de jeu ne se limite pas aux jeux de tabliers ou de cartes. Sans parler des jeux sportifs comme la paume ou le palemail et des jeux dits "de société", plusieurs activités et certains savoirs se font ludiques et se répandent par le moyen des livres. Tel est le cas de la divination, où l’on joue avec le livre et où le livre devient interactif, depuis le Livre du passetemps de la fortune au dez de Lorenzo Spirito (Laurent L’Esprit) jusqu’aux Oracles divertissans de Marc Vulson de La Colombière ou aux livres d’Etteilla ; on y ajoutera encore les "récréations" scientifiques, la prestidigitation, la "magie blanche" et, à partir de 1758-1759, le grand jeu de hasard pour tout le monde qu’est la loterie génoise, laquelle entraîne la parution d’abord d’almanachs, bientôt de livres comme L’Oniroscopie ou Application des songes et des rêves aux numéros de la Loterie royale de France tirée de la Cabale italienne et de la sympathie des nombres et autres volumes de recettes qui promettent de trouver les "bons" numéros.

La prolifération des jeux, leur rôle social majeur et un marché du livre toujours plus vaste ont fait naître une remarquable production au service des joueurs, mais le jeu a aussi provoqué un intérêt accru pour les savoirs du monde.
Si nombre de jeux sont présents dans l’Encyclopédie de D’Alembert et Diderot, il faut attendre 1792, et l’Encyclopédie méthodique, pour voir traiter en un seul ouvrage la multitude des jeux connus. C’est le Dictionnaire des jeux (Paris, Panckoucke, 1792), dû à Jacques Lacombe, que suivent le Dictionnaire des jeux familiers ou des amusemens de société (Paris, H. Agasse, an V [1796-1797]) et le Dictionnaire des jeux mathématiques contenant l’analyse, les recherches, les calculs […] relativement aux jeux de hasard et de combinaison (Paris, H. Agasse, an VII [1798-1799]). Pourtant, l’ambiguïté ne cesse de peser sur le jeu. Pendant la Révolution, le marché et la morale s’affrontent de nouveaux. En indiquant trois livres de jeu en 1791, la Feuille de correspondance du libraire remarque: "On pourrait être étonné de voir annoncer de pareils ouvrages dans un temps comme celui où nous vivons, s’il n’etoit pas trop certain que la fureur du jeu n’a jamais été plus forte." Si nous ne pouvons pas vérifier cette assertion, il est certain qu’il n’y avait pas de révolution pour les livres de jeu à la veille du XIXe siècle.
 
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