arrêt sur
vers l'accueil objets dans l'objectif

l'héritage des beaux-arts

François-Alphonse Fortier : "Nature morte"
Henri Le Secq : "Pichet et pastèque, n°29"Adolphe Bilordeaux : "Nature morte à la Vénus de Milo"

dans le laboratoire des inventeurs

La représentation des objets est liée à la naissance même de la photographie. C'est dans leur atelier que les inventeurs du nouveau médium, Louis Jacques Mandé Daguerre, William Henry Fox Talbot et Hippolyte Bayard, produisent les toutes premières images. Souvent, par commodité, ils choisissent comme sujets des arrangements d'objets divers. Ils peuvent ainsi agencer et mettre en lumière des compositions aux matières particulièrement photogéniques : par exemple les statuettes mises en scène par Bayard, les compositions de moulages et d'étoffes claires de Daguerre et François-Alphonse Fortier, les essais similaires de Talbot et de Bayard. Pour impressionner la plaque daguerrienne ou le papier encore peu sensibles, la blancheur du plâtre est parfaite. Ces objets dociles permettent toutes les expérimentations puisque les difficultés dues au temps de pose et à l'éclairage sont ainsi éludées.

entre science et art

Henri Le Secq : "Pichet, chope et pipe, n°39"Henri Le Secq : "Pichet, chope et pipe, n°31"
Si une réelle préoccupation esthétique apparaît aussi dans ces images, c'est qu'elles sont faites par des hommes qui, sans être tous des peintres de talent comme Daguerre, ont du moins de solides connaissances artistiques. L'emploi de moulages d'après l'antique ou de gravures, la mise en scène d'un désordre savamment composé évoquent les ateliers d'artistes : ce n'est pas là une coïncidence fortuite. Ces photographies signifient aussi que les inventeurs du nouveau médium l'estiment appelé à prendre place dans le monde des beaux-arts autant que dans celui de la science. Le 19 août 1839, en effet, pour la première présentation au public de l'invention de Niépce (mort en 1833) perfectionnée par Daguerre, c'est devant les académies des sciences et des beaux-arts solennellement réunies que François Arago prononce son discours. Cette double perspective marque profondément la photographie tout au long du XIXe siècle et beaucoup de grands photographes, par la suite, seront autant des savants ou du moins des techniciens chevronnés que des artistes.

des capacités mimétiques

Louis Émile Durandelle : "Modèles de décor en plâtre sur le chantier de construction de l'Opéra de Paris"Louis Émile Durandelle : "Modèles de décor en plâtre sur le chantier de construction de l'Opéra de Paris"
Les capacités mimétiques de la photographie la destinent d'emblée à enregistrer fidèlement, donc sans contestation, des documents utiles aux savants et aux érudits autant qu'aux artistes. Ce rôle que pressent Arago, en évoquant la reproduction fiable et rapide des hiéroglyphes, Baudelaire le confirme vingt ans plus tard, en 1859 : "Qu'elle [la photographie] soit enfin le secrétaire et le garde-note de quiconque a besoin dans sa profession d'une absolue exactitude matérielle (...) ; qu'elle sauve de l'oubli les ruines pendantes, les livres, les estampes et les manuscrits que le temps dévore, les choses précieuses dont la forme va disparaître et qui demandent une place dans les archives de notre mémoire, elle sera remerciée et applaudie". Au-delà de ces deux célèbres plaidoyers, les écrits théoriques et techniques sur ces usages pratiques de la photographie sont nombreux à partir des années 1850 et ne cessent de se multiplier par la suite.

la nature morte comme modèle

Victor Regnault : "Nature morte en extérieur"
Le premier modèle figuratif des photographes est la nature morte peinte. Même lorsque la photographie définira plus largement ses champs d'action et son esthétique propres, ce précédent continuera à la marquer, y compris dans les images les plus documentaires, de même que l'illustration scientifique avait toujours eu, dès la Renaissance, des liens très étroits avec les arts dits nobles. Aussi convient-il, avant d'analyser l'usage documentaire qui domina longtemps la photographie, de rappeler l'existence de ce genre particulier qu'est la photographie de nature morte.
Pour les photographes des années 1850, disposant désormais de la possibilité de réaliser, à partir de négatifs sur papier ou sur verre, de beaux tirages aux tonalités travaillées, la tentation de s'inspirer du riche héritage de la nature morte est forte ; même si, sans doute en raison de l'insuffisance de débouchés commerciaux, la production de tels sujets demeure marginale au XIXe siècle. Aussi trouvons-nous relativement peu de tentatives de transpositions littérales ; et, le cas échéant, il s'agit de photographes amateurs ayant des liens étroits avec le monde des arts. Victor Regnault, directeur de la manufacture de porcelaines de Sèvres et père du peintre Henri Regnault, est de ceux-là, ainsi qu'Adalbert Cuvelier et son fils Eugène, très proches de Camille Corot et du cercle des artistes de Barbizon.
Henri Le Secq : "Pichet et assiette, n°27"Henri Le Secq : "Deux harengs, n°17"Adalbert Cuvelier : "Soir classique" de Corot dans l'atelier de Constant Dutilleux
La série la plus riche et la plus cohérente de natures mortes des années 1850 est due à Henri Le Secq, brillant photographe amateur surtout connu pour ses paysages et ses vues d'architecture, mais également peintre, graveur et grand collectionneur (gravures, tableaux et fers forgés). Avec la technique du négatif sur papier ciré sec mise au point en 1851 par son ami Gustave Le Gray, il réalise près de quarante clichés, qui ne seront jamais tirés en positif. Cet ensemble exceptionnel est inspiré des natures mortes hollandaises du XVIIe siècle et des œuvres de Jean-Baptiste Chardin. On y retrouve cette calme simplicité, cette beauté intime des objets quotidiens que prisaient alors les amateurs de peinture.
Jules Boitouzet : "Nature morte"
Auteur non identifié : "Nature morte au lapin"Adolphe Bilordeaux : Nature morte avec "L'Aurore" de Michel-Ange
D'autres images similaires, oscillant entre plusieurs statuts, sont plus difficiles à évaluer : la grandiloquente composition du lithographe et photographe Adolphe Bilordeaux, le ravissant arrangement dominé par un buste de jeune femme, dû à Jules Boitouzet, ou la classique nature morte au lapin éditée par Louis Désiré Blanquart-Evrard dans un portefeuille intitulé Études photographiques (1853), demeurent des œuvres hybrides offertes à la délectation des esthètes autant qu'aux cartons de documentation des professionnels.