émancipation de la photographie
Le XXe siècle culturel
s'ouvre sur un objet : un urinoir, signé d'un pseudonyme,
rebaptisé Fontaine et exposé en 1917 par le dadaïste
Marcel Duchamp. La photographie qu'en prend Alfred Stieglitz bouleverse
le monde des arts. Provocant l'ordre bourgeois, ce ready made
(objet courant voire trivial érigé en œuvre d'art par
le seul fait de son exposition délibérée) annonce
les mutations du siècle nouveau : rejet des sujets conventionnels
de l'art, lecture multiple de l'objet (formelle, sémantique),
place prépondérante de ce dernier dans le paysage visuel
de l'entre-deux-guerres, renouvellement du langage artistique par l'usage,
entre autres, de la photographie.
Après la Première Guerre mondiale en effet, s'inaugure
une ère nouvelle, résolument industrielle et technique,
faite de consommation de produits manufacturés. Des artistes
d'avant-garde s'emparent alors du médium mécanique – et
donc moderne – de la photographie pour renouveler le discours artistique,
culturel et social de leur temps, en inventant des formes nouvelles,
détachées des conventions picturales héritées
du siècle précédent.
Pour autant, les ruptures avec le XIXe siècle
ne sont pas toutes immédiates et radicales. Certaines formes
photographiques de (re-)présentation d'objets perdurent. La photographie
continue d'osciller entre son statut d'outil d'enregistrement et d'art
en voie de reconnaissance, toute la richesse de son évolution
et de son interprétation résidant dans cette tension.
À la confluence d'une ambition artistique héritée
et renouvelée (nature morte), d'une dimension documentaire diversement
interprétée et d'usages nouveaux liés à
la vie moderne (publicité), la photographie d'objet se construit
sur une nouvelle esthétique qui magnifie, sacralise, transfigure
l'objet et contribue à affranchir le médium de toute référence
picturale passée en l'inscrivant au cœur même des représentations
de la modernité.
En crise d'identité au tournant du siècle,
la photographie cherchait à cacher ses formes, en prenant des
allures de tableaux ou de gravures, comme en témoignent tardivement
les natures mortes de Laure Albin-Guillot.
Mais dès 1915-1916, un photographe américain, Paul Strand,
inaugure un nouvel âge photographique en produisant une série
de natures mortes (Pot et fruits, Orange et bols)
au trait net, aux contrastes marqués et aux plans rapprochés
audacieux.
Sous son impulsion, se développe un courant international de
Photographie pure (Straight Photography) aussi appelé
Nouvelle Objectivité car il assume et applique désormais
les particularités mécaniques, mimétiques du médium et
l'esthétique particulière qui en est issue : netteté
de l'enregistrement, précision du détail, structuration
par la lumière, nuances en demi-teinte.
Dans cette optique nouvelle, l'objet devient un sujet de prédilection
pour les photographes et prête ses formes à une représentation
résolument nette et sans détour de la réalité.
Techniquement, ce choix revient à abolir toute forme d'intervention
esthétisante sur les tirages et à faire de ces derniers
des comptes-rendus fidèles d'une réalité savamment
orchestrée. Par le biais de chambres noires, les photographes
de cette mouvance utilisent de grands formats de négatifs et
obtiennent des tirages par contact, sans recadrage, aux nuances de gris
d'une infinie qualité.
En Allemagne, cette pratique objective de la photographie (Neue
Sachlichkeit) est représentée par Karl Blossfeldt
et Albert Renger-Patzsch. En 1928, dans leurs publications respectives,
au retentissement international, Urformen der Kunst (La
Plante) et Die Welt ist schön (Le Monde est beau),
ils appliquent un traitement purement réaliste – mais de
portée néanmoins esthétique – à leur
représentation des formes universelles.
Aux États-Unis, Edward Weston est un des plus fameux représentants
de ce courant dit aussi précisionniste. Membre d'un groupe de
photographes significativement appelé F-64, du nom d'un objectif
de très haute précision, il applique à des objets
du quotidien ses préceptes de présentation objective de
la réalité. Sa série de poivrons, vers 1930, reste
symbolique de son travail sur les objets : lumière directe
soulignant les lignes de forces, les volumes et la texture lisse du
légume, cadrage large et fond neutre rendant à l'objet
toute la plénitude de sa présence.
En France, les natures mortes exécutées
par Emmanuel Sougez sont un bon exemple de cet usage pur du médium
photographique. De ses Trois poires à la pile d'assiettes
il obtient une image fidèle, lisse et organisée :
ne laissant rien au hasard, il anticipe les effets de lumière,
prévoit l'emplacement de chaque objet en fonction du cadrage,
soumet sa composition aux lois de l'équilibre et des contrastes
optiques.
Conférant à la photographie le mérite de ses propres
particularités, Strand, Weston ou Sougez contribuent à
en faire un moyen d'expression artistique neuf, libéré
de tout complexe vis à vis de l'art pictural.
En 1929 se tient à Stuttgart une grande exposition,
Film und Foto (FIFO), dont l'organisateur Gustav Stotz réfute
la "mollesse" de la photographie dite "d'art". Il convie les représentants
de la Nouvelle Photographie à exposer leurs expériences.
Cet événement d'envergure internationale réunit
entre autres Edward Weston et Paul Outerbridge, ou Piet Zwart et Germaine
Krull, tenants d'un autre courant novateur des années vingt :
la Nouvelle Vision.
Suite à l'apparition sur le marché de petits appareils
maniables (Leica) autorisant de nouveaux points de vue sur le monde,
cet autre langage visuel met au rebut le mode de représentation
frontal et horizontal hérité du XIXe
siècle. Les photographes de cette mouvance (Alexander Rodtchenko
en URSS, François Kollar ou Pierre Boucher en France) saisissent
le monde selon des perspectives encore inédites (plongée,
contre-plongée, vision latérale), structurent leur prise
de vue par des diagonales dynamiques et fragmentent le réel par
des cadrages en plan rapproché.
D'autres photographes enfin, telle Florence Henri, influencée
par les courants picturaux du cubisme et du constructivisme, cherchent
à troubler la perception plane du réel par l'intrusion
de reflets (miroirs, vitrines) démultipliant les plans et les
formes d'objets simples (pommes, assiettes), prétextes graphiques
à la restructuration abstraite de la réalité.
La perception des objets par le public des années 1920-1930 est
bouleversée par ces modes nouveaux de représentation comme
elle l'est, en parallèle, par les ré-interprétations
avant-gardistes de la photographie documentaire.