arrêt sur
vers l'accueil objets dans l'objectif

émancipation de la photographie

François Tuefferd : "Chaînes des ancres"Emmanuel Sougez : "Gerberas"

l'ère de l'urinoir

Alfred Stieglitz : "Fontaine" de Marchel Duchamps, 1917
Le XXe siècle culturel s'ouvre sur un objet : un urinoir, signé d'un pseudonyme, rebaptisé Fontaine et exposé en 1917 par le dadaïste Marcel Duchamp. La photographie qu'en prend Alfred Stieglitz bouleverse le monde des arts. Provocant l'ordre bourgeois, ce ready made (objet courant voire trivial érigé en œuvre d'art par le seul fait de son exposition délibérée) annonce les mutations du siècle nouveau : rejet des sujets conventionnels de l'art, lecture multiple de l'objet (formelle, sémantique), place prépondérante de ce dernier dans le paysage visuel de l'entre-deux-guerres, renouvellement du langage artistique par l'usage, entre autres, de la photographie.
Après la Première Guerre mondiale en effet, s'inaugure une ère nouvelle, résolument industrielle et technique, faite de consommation de produits manufacturés. Des artistes d'avant-garde s'emparent alors du médium mécanique – et donc moderne – de la photographie pour renouveler le discours artistique, culturel et social de leur temps, en inventant des formes nouvelles, détachées des conventions picturales héritées du siècle précédent.
Pour autant, les ruptures avec le XIXe siècle ne sont pas toutes immédiates et radicales. Certaines formes photographiques de (re-)présentation d'objets perdurent. La photographie continue d'osciller entre son statut d'outil d'enregistrement et d'art en voie de reconnaissance, toute la richesse de son évolution et de son interprétation résidant dans cette tension.
À la confluence d'une ambition artistique héritée et renouvelée (nature morte), d'une dimension documentaire diversement interprétée et d'usages nouveaux liés à la vie moderne (publicité), la photographie d'objet se construit sur une nouvelle esthétique qui magnifie, sacralise, transfigure l'objet et contribue à affranchir le médium de toute référence picturale passée en l'inscrivant au cœur même des représentations de la modernité.

la Nouvelle Objectivité

Paul Strand : "Jug and fruit. Connecticut"
En crise d'identité au tournant du siècle, la photographie cherchait à cacher ses formes, en prenant des allures de tableaux ou de gravures, comme en témoignent tardivement les natures mortes de Laure Albin-Guillot.
Mais dès 1915-1916, un photographe américain, Paul Strand, inaugure un nouvel âge photographique en produisant une série de natures mortes (Pot et fruits, Orange et bols) au trait net, aux contrastes marqués et aux plans rapprochés audacieux.
Sous son impulsion, se développe un courant international de Photographie pure (Straight Photography) aussi appelé Nouvelle Objectivité car il assume et applique désormais les particularités mécaniques, mimétiques du médium et l'esthétique particulière qui en est issue : netteté de l'enregistrement, précision du détail, structuration par la lumière, nuances en demi-teinte.
Dans cette optique nouvelle, l'objet devient un sujet de prédilection pour les photographes et prête ses formes à une représentation résolument nette et sans détour de la réalité.
Techniquement, ce choix revient à abolir toute forme d'intervention esthétisante sur les tirages et à faire de ces derniers des comptes-rendus fidèles d'une réalité savamment orchestrée. Par le biais de chambres noires, les photographes de cette mouvance utilisent de grands formats de négatifs et obtiennent des tirages par contact, sans recadrage, aux nuances de gris d'une infinie qualité.
Karl Blossfeldt : Prêle d'hiver et Coupe d'une tige agrandie 30 foisKarl Blossfeldt : Callistemma brachiatum et Geum rivale
En Allemagne, cette pratique objective de la photographie (Neue Sachlichkeit) est représentée par Karl Blossfeldt et Albert Renger-Patzsch. En 1928, dans leurs publications respectives, au retentissement international, Urformen der Kunst (La Plante) et Die Welt ist schön (Le Monde est beau), ils appliquent un traitement purement réaliste – mais de portée néanmoins esthétique – à leur représentation des formes universelles.
Aux États-Unis, Edward Weston est un des plus fameux représentants de ce courant dit aussi précisionniste. Membre d'un groupe de photographes significativement appelé F-64, du nom d'un objectif de très haute précision, il applique à des objets du quotidien ses préceptes de présentation objective de la réalité. Sa série de poivrons, vers 1930, reste symbolique de son travail sur les objets : lumière directe soulignant les lignes de forces, les volumes et la texture lisse du légume, cadrage large et fond neutre rendant à l'objet toute la plénitude de sa présence.
Emmanuel Sougez : "Trois poires"Emmanuel Sougez : "Quinze verres"Emmanuel Sougez : "Bar"
En France, les natures mortes exécutées par Emmanuel Sougez sont un bon exemple de cet usage pur du médium photographique. De ses Trois poires à la pile d'assiettes il obtient une image fidèle, lisse et organisée : ne laissant rien au hasard, il anticipe les effets de lumière, prévoit l'emplacement de chaque objet en fonction du cadrage, soumet sa composition aux lois de l'équilibre et des contrastes optiques.
Conférant à la photographie le mérite de ses propres particularités, Strand, Weston ou Sougez contribuent à en faire un moyen d'expression artistique neuf, libéré de tout complexe vis à vis de l'art pictural.

la Nouvelle Vision

René Zuber : "Jarre"Germaine Krull : "Rouages"
En 1929 se tient à Stuttgart une grande exposition, Film und Foto (FIFO), dont l'organisateur Gustav Stotz réfute la "mollesse" de la photographie dite "d'art". Il convie les représentants de la Nouvelle Photographie à exposer leurs expériences. Cet événement d'envergure internationale réunit entre autres Edward Weston et Paul Outerbridge, ou Piet Zwart et Germaine Krull, tenants d'un autre courant novateur des années vingt : la Nouvelle Vision.
Suite à l'apparition sur le marché de petits appareils maniables (Leica) autorisant de nouveaux points de vue sur le monde, cet autre langage visuel met au rebut le mode de représentation frontal et horizontal hérité du XIXe siècle. Les photographes de cette mouvance (Alexander Rodtchenko en URSS, François Kollar ou Pierre Boucher en France) saisissent le monde selon des perspectives encore inédites (plongée, contre-plongée, vision latérale), structurent leur prise de vue par des diagonales dynamiques et fragmentent le réel par des cadrages en plan rapproché.
 Florence Henri : "Effets de glace au marché aux puces"
Florence Henri : "Pomme, poire et raisin"Florence Henri : "Composition aux roues de charrette"
D'autres photographes enfin, telle Florence Henri, influencée par les courants picturaux du cubisme et du constructivisme, cherchent à troubler la perception plane du réel par l'intrusion de reflets (miroirs, vitrines) démultipliant les plans et les formes d'objets simples (pommes, assiettes), prétextes graphiques à la restructuration abstraite de la réalité.
La perception des objets par le public des années 1920-1930 est bouleversée par ces modes nouveaux de représentation comme elle l'est, en parallèle, par les ré-interprétations avant-gardistes de la photographie documentaire.