arrêt sur
vers l'accueil objets dans l'objectif

le sacre de l'objet

L'influence cumulée des avants-gardes et de nouveaux débouchés mercantiles instaure un nouveau rapport des photographes au monde. Leur regard porté sur les choses, de la fascination pour les formes essentielles du monde à la sacralisation de l'objet moderne, en passant par l'émerveillement devant l'anodin, se traduit au travers de leurs choix esthétiques et techniques.

la complicité de la publicité

Laure Albin-Guillot : "Publicité pour Salantale"
Dans le contexte économique favorable des années vingt, la réclame, toute de dessin et de textes descriptifs, laisse peu à peu place à la publicité, plus concise et agressive.
Le développement des techniques d'impression de l'image, en couleur notamment (héliogravure), l'essor du graphisme et la prise de conscience par certains rédacteurs en chef de revues (Carlo Rim pour Vu ou Brodovitch pour Harpers' Bazaar) de l'impact efficace de la photographie sur le public sont autant de facteurs de l'adoption du médium par la toute jeune publicité.
Parmi les commanditaires, les laboratoires pharmaceutiques, en plein essor, sont particulièrement intéressés par le médium, éditant des brochures comme Art et médecine, dont les illustrations et les pages publicitaires sont confiées à la nouvelle génération de photographes.
Des firmes industrielles (Peugeot, L'Oréal) et des publications professionnelles (La Revue Ford, Le Professionnel photographe de Kodak-Pathé) deviennent des clientes assidues des photographes.
Des studios se spécialisent dans les prises de vue publicitaires, parmi lesquelles la fameuse agence Deberny-Peignot, éditrice d'Arts et Métiers Graphiques, revue majeure dans la promotion de la Nouvelle Photographie.
Les publicitaires trouvent à s'adjoindre les services de nombreux photographes (Krull, Kollar, Kertesz, etc.) souvent immigrés d'Europe de l'Est et en mal de gagner leur vie avec un appareil photographique. René Zuber, André Vigneau, Pierre Boucher ou Roger Parry participent à l'animation publicitaire des magazines illustrés. Certains d'entre eux travaillent même dans des agences comme Kollar chez Draeger ou Tabard chez Peignot.
François Tuefferd : "Pèr’Lustucru"François Kollar : Publicité, "fraises"André Vigneau : "Page publicitaire pour les chaussures Perugia"
Ce débouché mercantile, loin d'être jugé dégradant, leur semble relativement stimulant de par ses contraintes mêmes. Des sujets imposés comme les denrées de consommation courante (pâtes), les produits de luxe (parfums et cosmétiques) et les accessoires vestimentaires sont interprétés avec inventivité par les photographes de la nouvelle génération : Florence Henri, Laure Albin-Guillot, François Kollar ou André Vigneau.
Les budgets alloués par les commanditaires permettent aux photographes de poursuivre leurs créations personnelles qu'ils recyclent ensuite dans le cadre d'autres commandes. C'est ainsi que pour vanter les produits, le marché assimile les formes nouvelles divulguées par les avant-gardes : photomontages, surimpressions, rayogrammes, mais aussi gros plans, perspectives renversées de la Nouvelle Photographie.
De cette alliance résulte une production d'images multiple, décloisonnée et parfois hybride, faite de photographies de studios, de recherches artistiques et de prises de vues publicitaires. Une même photographie peut avoir des destins variés, telle La fourchette de Kertesz : exposée au premier Salon des indépendants en 1928, elle sert ensuite de publicité pour des couverts. De même, Boucher photographie une plume en gros plan qu'il réemploie dans une publicité pour le couturier Lucien Lelong.
La publicité est ainsi, entre les deux guerres, le grand bénéficiaire et le catalyseur des nouveaux points de vue photographiques.

un regard neuf sur les choses

Les éléments issus de l'ordre naturel attirent l'attention des photographes par la beauté de leurs formes organiques, élémentaires et néanmoins étonnantes.
Karl Blossfeldt publie en 1928 de gros plans d'éléments végétaux, initialement destinés à l'illustration de ses cours d'arts plastiques et mettant en lumière la beauté des structures du monde naturel.
Dans Die Welt ist schön préalablement intitulé Die Dinge (les Choses), Renger-Patzsch montre quant à lui, que produits manufacturés et architectures modernistes portent en eux les beautés primitives du monde, faites de lignes, de volumes, de textures que met en évidence le médium photographique, par la richesse de ses cadrages notamment.
Emmanuel Sougez : "Ananas"Pierre Boucher : "Plume" Joseph Sudek : "Verre"
L'impact de ces ouvrages sur leurs contemporains est considérable et incite les photographes à retrouver dans les objets modernes ces formes essentielles.
"Art de voir et de faire voir" la photographie, selon Sougez, engendre une perception nouvelle des choses les plus quotidiennes. Lui-même consacre son savoir-faire en matière d'éclairage, de prise de vue et de composition, à mettre en valeur les subtilités de certaines textures (Plumes et satin, 1933).
Soumis à ce nouveau regard, les objets les plus banals du quotidien se trouvent magnifiés. La photographie moderne s'ingénie, par ses propres moyens, à mettre au grand jour leur essence et à rendre hommage à la beauté de leurs formes. Ainsi, par une légère contre-plongée et un plan rapproché contrariant les échelles de mesure, le photographe Sudek donne d'un simple verre d'eau une vision inédite et poétique.

l'icône moderne et l'objet trouvé

Élevés au rang d'icônes de l'ère moderne, par les soins de la publicité, les produits de grande consommation, fabriqués industriellement, sont également sacralisés par le jeu de la prise de vue. En l'isolant de son contexte et en adoptant un point de vue inusité, un photographe comme André Vigneau parvient à soustraire une simple chaussure à sa fonction utilitaire.
Germaine Krull : "Bobines"
Germaine Krull : "Rouages"Germaine Krull : "Roues de vélo"
Les structures de production modernes de ces objets font également l'objet d'attention de la part des tenants de la Nouvelle Photographie. En 1927, Germaine Krull publie Métal, ouvrage constitué de photographies de structures métalliques et de machines d'usines. Ce livre pionnier suscite choc et fascination. L'influence de ce regard porté sur le monde de la productivité moderne, ses composantes (rouages) et ses motifs (séries de bobines) est considérable.
 Pierre Boucher : "Hélice du Normandie"
Les machines, les usines et les produits de l'industrie de masse deviennent en effet un thème privilégié des photographes de sa génération, orientant leur objectif sur les mécaniques de production, les cadrant au plus près pour en surprendre les structures fondamentales et les formes inattendues : cylindres, machines-outils, par Kollar, rotatives par René Zuber...
Faisant écho au culte futuriste des performances techniques, des photographes comme Kollar ou Tuefferd effectuent des reportages sur le Normandie, paquebot moderne par excellence, dont ils magnifient les constituants par des points de vue et des cadrages efficaces.
Chantre de la modernité dont elle se veut la traduction visuelle, la photographie en exprime de façon innovante toutes les composantes. C'est ainsi qu'en 1931, Man Ray produit pour la Compagnie parisienne d'électricité une série de dix rayogrammes consacrés aux mérites mystérieux de la "fée électricité".
Man Ray : "Salle à manger"
Man Ray : "Cuisine"Man Ray : "Rayographe"(pistolet)
Porteuse de l'étonnement du siècle devant les révélations scientifiques des formes naturelles et les objets nés de la modernité, la photographie provoque, enfin, la surprise des choses oubliées, du rebut et de l'objet trouvé, mettant en évidence, selon les termes de Man Ray, une "beauté d'indifférence", à la mesure de sa spontanéité documentaire.
La photographie des années 1920-1930 choisit ainsi pour sujet de prédilection et support d'expériences des objets peu traités par les peintres, tel un dernier défi au modèle pictural, dont elle s'affranchit formellement en acceptant ses propres particularités.

Après avoir été le champ d'application des recherches plastiques des photographes, de leur quête de sens et de nouveaux langages, l'objet, dans les années 1950-1960, s'efface au profit de l'Homme, et ses apparitions plus rares – mise à part en publicité – relèvent davantage du témoignage sur les individus (ateliers d'artistes) ou du commentaire sur le pittoresque, la modestie, le cocasse ou la vanité de la condition humaine.
Depuis les années 1970, la photographie, renouant avec le ready made, s'attache à nouveau à présenter l'objet pour lui-même, dans son essence et sa matérialité. C'est aujourd'hui le fondement de travaux comme ceux de Jean-Louis Garnell, Patrick Tomasi, Thomas Ruff, Martin Parr et Valérie Belin.