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archivage du réel

Charles Aubry : "Groupe sur fond perse"
Charles Aubry : "Pivoines et anémones dans un sceau sur une table"Eugène Chauvigné : "Fleurs, fruits, n°3"

des fleurs pour l'industrie

D'autres images sont conçues dans les années 1860-1880, lorsque les photographes professionnels intensifient la production destinée aux applications pratiques ou industrielles. Elles semblent parfois proches formellement des natures mortes mais ne sont pas pour autant conçues comme œuvres d'art en elles-mêmes. Elles sont destinées au commerce et plus particulièrement à la clientèle des dessinateurs industriels, chez qui elles peuvent servir de commodes substituts aux modèles de beautés naturelles parfois lointaines. Sous le Second Empire (1852-1870) et au-delà, la mode est aux tissus d'ameublement ornés, aux papiers peints, aux vases lourdement chargés de motifs végétaux. Quelques photographes eurent l'idée de fournir à ces fabricants, par le biais de la photographie, des fleurs et des plantes fraîches et bon marché en toute saison.
Charles Aubry : "Berce à longue feuille"
Charles Aubry : "Bouquet de pivoines"Eugène Chauvigné : "Étude de chrysanthèmes, n°27"Arthur Bolotte : "Canard"
C'est ainsi qu'il faut comprendre la série réalisée par Charles Aubry entre 1864 et 1867 : des feuilles aux formes particulièrement frappantes, des roses, des pivoines, ou des iris que se procurèrent par exemple en France la manufacture des Gobelins ou à New York la firme Tiffany. Eugène Chauvigné, quelques années plus tard, proposait à une semblable clientèle des compositions à la fois complexes et un peu maladroites, bardées de cachets et d'étiquettes. Le même type de documents, avec l'ajout de natures mortes animalières, est régulièrement fourni dans le même but par de grandes maisons comme Adolphe Braun ou des artisans tels que Charles Carey, Louise Laffon ou Arthur Bolotte.

la réaction des pictorialistes

Baron A. de Meyer : "Still Life"Baron A. de Meyer : "Glass and Shadows"
Pour voir paraître à nouveau, dans ce genre si délicat, des œuvres conçues par des photographes au statut d'artiste pleinement revendiqué, il faut attendre le tournant des XIXe et XXe siècles et les maîtres du mouvement pictorialiste. Le pictorialisme, en réaction à la démocratisation de la photographie grâce à une technique simplifiée, à la portée d'amateurs toujours plus nombreux, affirme la dignité artistique du procédé en multipliant les références aux beaux-arts traditionnels : sujets très travaillés et picturaux, tirages limités et complexes sur des papiers luxueux à l'imitation de l'estampe, expositions dans les galeries et les musées. Ce mouvement a souvent été vu comme une crise de croissance, voire d'adolescence, de la photographie entre une enfance innocente et une prise de conscience adulte de son caractère propre : l'illusion que pour être reconnue elle doive se fondre parmi les beaux-arts, au risque d'y perdre sa nature propre. Les plus talentueux des pictorialistes affirmèrent cependant leur originalité. Ainsi le baron Adolphe de Meyer publia en 1908 puis en 1912 dans les pages de la très exigeante revue américaine d'Alfred Stieglitz, Camera Work, des œuvres d'une lumineuse simplicité qui rajeunissent un héritage parfaitement assimilé.

le conservateur, le peintre et l'archéologue

L. Caldesi and C° : "Elgin Marbles, British Museum. Upper part of the torso of Neptune"
L. Caldesi and C° : "Lion de Cnide, British Museum"Auteur non identifié : "La Fuite en Égypte. Plâtre pour la sculpture de Jean-Léon Gérôme"
Mais la plupart des photographies d'objets au XIXe siècle restent des documents destinés à différents métiers qui eux touchent de plus près aux arts. C'est tout particulièrement le cas de la reproduction des œuvres anciennes et modernes. Les grands musées européens, alors en plein développement, mettent en place dès le début des années 1850 une politique de reproduction de leurs chefs-d'œuvre. Le British Museum fait appel à Roger Fenton puis à Luigi Caldesi tandis que le Louvre accorde des concessions à des firmes commerciales comme Braun. Mais les œuvres modernes ne sont pas en reste : les artistes font reproduire leurs œuvres pour convaincre leurs riches clients souvent américains. Puis, une fois l'œuvre vendue, l'auteur garde les photographies pour mémoire.
Auteur non identifié : Têtes (Tamerlan)
Photographie d´après des cartons préparatoires du peintre William BouguereauAuteur non identifié : Atelier de Mariano Fortuny à Rome, villa Martinori
Ainsi Jean-Léon Gérôme ou William Bouguereau nous ont-ils légué une riche iconographie de leur œuvre. D'autres artistes, comme le peintre espagnol Mariano Fortuny (1838-1874) , font réaliser ou acceptent de véritables reportages sur leur cadre de travail, leur atelier, où se mêlent en un fouillis très étudié leurs œuvres et des collections de tissus ou d'objets divers rassemblés tout à la fois pour nourrir leur inspiration et impressionner favorablement leurs visiteurs.
 Charles Michelez : Œuvres exposées au salon de 1866 Pierre-Ambroise Richebourg :  "Une vue du salon de 1861"
Le Salon annuel de peinture donne lieu aussi, depuis le tout début des années 1850 et une première commande à Gustave Le Gray, à une "couverture" photographique de plus en plus exhaustive. Charles Michelez, des années 1860 aux années 1880, est chargé de reproduire les œuvres présentées et en particulier celles que l'État décide d'acquérir.
Félix Jacques Antoine Moulin : "Pierres tumulaires et inscriptions trouvées à Cherchell" Félix Teynard : "Assouan. Cimetière arabe. Inscriptions funéraires"
L'archéologie, ainsi que l'a prédit Arago dès 1839, est dans le domaine scientifique un des principaux terrains d'action des photographes occasionnels ou professionnels. Le XIXe siècle voit se développer de grands chantiers en Europe mais surtout au Moyen-Orient où œuvrent des spécialistes français, anglais et allemands. Depuis la célèbre expédition de Maxime Du Camp et Gustave Flaubert d'Égypte au Liban (1849-1851), où Du Camp s'est vu confier une campagne photographique par l'Académie des inscriptions et belles-lettres, les photographes se succèdent ou s'établissent sans discontinuer sur ces terres antiques. Ils vendent leurs tirages aussi bien aux savants ou aux artistes qu'aux voyageurs fortunés, de plus en plus nombreux à accomplir ce "Grand Tour" et désireux de rapporter un album de souvenirs. Du voyage qu'il entreprend en Égypte, peu de temps après Du Camp, l'ingénieur grenoblois Félix Teynard, admirateur de Champollion, rapporte d'admirables vues, dont un magnifique chaos de pierres tombales cadrées dans le cimetière arabe d'Assouan.

chantiers urbains

Les chantiers architecturaux qui bouleversent les grandes cités occidentales en taillant dans l'ancien tissu urbain, en reconstruisant églises, théâtres, palais et bâtiments administratifs, en créant un mobilier urbain nouveau, sont également accompagnés d'enregistrement photographiques : Charles Marville de 1858 à 1879 suit les travaux du préfet Haussmann à Paris, Adolphe Terris ceux de Marseille, Delmaet et Durandelle s'attachent à quelques grands chantiers parisiens comme la construction de la basilique du Sacré-Cœur ou de grands théâtres comme l'Opéra ou le Vaudeville. Il ne s'agit pas là d'initiatives individuelles mais de commandes officielles des architectes ou des autorités municipales. Au-delà des vues d'ensemble, les motifs ornementaux des façades et les pierres même du chantier sont soigneusement répertoriés et forment de spectaculaires gros plans.
Louis Émile Durandelle : "Modèles en plâtre destinés au décor du théâtre du Vaudeville"
Eugène Atget : "Porte d´Italie. Zoniers"Eugène Atget : Métiers, boutiques et étalages de Paris. Coin du marché des Carmes, place Maubert
"Ferrailleur"
En même temps que les villes se modernisent, on songe à préserver au moins par la photographie leur visage historique. Détails de ferronnerie, enseignes, vieilles cours, vitrines typiques, petits métiers sont les sujets de prédilection d'Eugène Atget, qui rassemble en plusieurs milliers de clichés tous les aspects du Paris ancien et pittoresque. Son souci d'exhaustivité le conduit à des prises de vue tout à fait inhabituelles en son temps : il s'attarde souvent en effet sur d'humbles amas de ferrailles ou de friperie, jusqu'à de véritables dépotoirs, ouvrant là, sans s'en douter, un des champs d'investigation les plus fréquentés par l'art du XXe siècle.

la nature même de la photographie

Au-delà du cadre spécifique de la nature morte et des reproductions et en dehors des archétypes fixés par les beaux-arts ou l'illustration scientifique, on trouve dans la production du XIXe siècle nombre d'occasions de représenter des objets.
Pour éviter la sur-interprétation a posteriori en perdant de vue le contexte d'origine, il est nécessaire de se fixer, pour apprécier toutes les images, belles, étonnantes ou curieuses qui nous sont parvenues, des critères d'analyse où se croisent l'intention de l'auteur, les moyens techniques dont il dispose, parfois très contraignants, et la transformation opérée sur les œuvres par notre propre culture visuelle. Ces représentations sont d'autant plus intéressantes qu'elles mettent en scène des objets : il est facile d'invoquer hasard et nécessité pour expliquer les aléas de prise de vue d'un portrait, d'un paysage, d'un événement, tous les sujets enfin qui ne sont pas entièrement maîtrisés par l'opérateur ; ici, au contraire, le contrôle est aussi complet que possible. Aussi les images produites sont-elles particulièrement révélatrices des pratiques photographiques, des protocoles d'utilisation du médium, mais aussi du rapport des contemporains entre le réel et sa représentation.

grilles de lecture

Un exemple : parmi les documents produits pour illustrer la découverte d'une nécropole gauloise dans l'Aisne (Caranda), on remarque un crâne de profil et de dessus. Le photographe, ne disposant pas d'un matériel spécifique, utilise des livres comme cales et un guéridon juponné comme socle dans l'unique souci de présenter la trouvaille le mieux possible. Il ne se soucie guère de l'effet que peut produire la collision entre l'univers suggéré par des livres et un mobilier bourgeois et ce crâne sorti du fonds des âges. Ultime détail exigé par les circonstances : pour stabiliser la mâchoire il se sert aussi d'un étui de cuir pour obturateur. C'est-à-dire qu'il introduit dans l'image une discrète (involontaire ?) signature métonymique, comme on en trouve des exemples dans toute la photographie depuis Le Gray ou Henri Le Secq jusqu'aux amateurs 1900. Cette illustration à visée purement documentaire en dit long sur la difficulté de ranger les photographies en catégories puisque, sans la mention du contexte, on pourrait l'analyser comme une vanité d'une sobriété sophistiquée, ce qui, en dépit des apparences, serait un total contresens.
Ce sont ces ambiguïtés qu'il importe enfin de faire ressortir comme instruments des niveaux de lecture possibles. Le déroulement de l'histoire de la photographie au XIXe siècle n'offre pas dans tous les cas une grille de lecture suffisamment univoque. Ce sujet échappe aux écoles et aux tendances : il est trop marginal, trop large ou trop flou pour avoir été marqué par un auteur ou une mouvance. Il n'existe pas, pour la représentation des choses au XIXe siècle, le Nadar qui donne, aux yeux de l'intelligentsia, ses lettres de noblesse au portrait ; ce sont Man Ray ou Brassaï qui transformeront au XXe siècle notre vision des objets.