Le dossier
Boris Vian

La tentation du théâtre

Par Anne Mary

Si romans et chansons apparaissent comme les deux pôles essentiels de l'œuvre de Vian, il fit également l'expérience de l'écriture dramatique.

L'apogée : Les Bâtisseurs d'empire

Si Le Chevalier de neige apporte satisfaction à Vian du point de vue des moyens qui lui sont accordés, il ne représente pas pour autant un projet essentiel, qui lui tiendrait à cœur. Les Bâtisseurs d’empire, en revanche, constitue la pièce la plus réussie, et peut-être la plus personnelle de Boris Vian. Écrite en 1957, elle met en scène deux éléments inquiétants et non identifiés : d’une part, le bruit, « un bruit à faire peur, dont la nature reste à préciser. Un bruit grave roulant surmonté de battements aigres », explique l’auteur dans les didascalies. D’autre part, le Schmürz : « Il est tout enveloppé de bandages et vêtu de loques. Il a un bras en écharpe et tient une canne de l’autre. Il boite, saigne et il est laid à voir. Il se tasse dans un coin. » L’identité de ce dernier n’est pas définie, les personnages de la pièce, hormis Zénobie, passent leur temps à nier son existence, tout en le rouant de coups. Souvent comparé par les critiques à Godot dans la pièce de Beckett, il n’a sans doute pas de signification particulière aux yeux de Vian : il est simplement signe d’un danger, d’une intrusion étrangère à l’intérieur de la famille. Comme chez Beckett aussi, le temps paraît cyclique, il s’étire, les actions se répétant d’un acte à l’autre, les seules variations étant liées à la perte et à l’usure : à chaque retentissement du « bruit » la famille se précipite à l’étage supérieur, mais l’appartement est toujours plus étriqué ; à chaque déménagement, on assiste à la révolte de Zénobie, mais elle semble de plus en plus lasse ; à chacun de ses sursauts, lui est opposée une dénégation de ses parents, mais la mère n’en réchappe pas et ne parvient pas au dernier étage. 

« Cruche. Ça n’a pas de nom. Mais on pourrait dire un foutoir, un cagibi, un grenier, un boxon, un placard, une souillarde, et encore bien d’autres choses, sans compter un capharnaüm encore qu’il ne s’y trouve pas de cafards. Tout au moins, je l’espère10» : on voit dans ces nombreuses énumérations de Cruche, le personnage de la bonne, le même intérêt pour le langage que Vian manifeste dans ses romans. Les enchaînements de répliques, puis de phrases, se font parfois en fonction des mots, non du sens, comme ici dans le premier acte : « Cruche : Qu’est-ce que je fais pour le déjeuner ? / Zénobie : Pour le déjeuner ou pour nous ? / Cruche : Qu’est-ce que je fais cuire ? / Mère : On pourrait manger froid. / Zénobie : Manger qui ? / Père : Manger quoi ? » 

Et encore à l’acte II : « Zénobie : Quel jour sommes-nous ? / Cruche : Lundi, Samedi, Mardi, Jeudi, Pâques, Noël, le Dimanche de l’Avent, le Dimanche du Pendant, le Dimanche de l’Après, ou pas de dimanche du tout, et même encore la Pentecôte. / Zénobie : C’est ce que je me disais. Le temps passe mal. / Cruche : Il n’a pas la place. / Zénobie : Il y a trop de gens, ou trop de quoi ? Qu’est-ce qui l’empêche de passer ? D’ailleurs, où est-ce qu’il passe ? Par le chas d’une aiguille ? Dans la rue ? / Cruche : Il a passé par ici, il repassera par là. » 

Ce type de dérapages langagiers, caractéristiques du style de Vian, se glissent au milieu des répliques, et envahissent peu à peu l’espace du texte, jusqu’au monologue final du Père. 

 

Le temps se brouille, la lassitude s’installe, tout se délite. Comme chez Beckett (En attendant Godot et Fin de partie notamment), le rapport au temps est perturbé, et ce dernier intervient, tel un personnage, pour créer l’action principale : user, diminuer, rétrécir l’espace et l’énergie vitale des personnages. 

Cependant, malgré sa réussite, cette pièce ne renouvelle pas l’histoire du théâtre. Le genre dramatique, plus qu’une vocation, constitue pour Vian une compensation, une revanche face à l’échec du roman. Ainsi Noël Arnaud a le premier souligné que Les Bâtisseurs d’empire avait pour point de départ… une idée de roman, « Les Assiégés », histoire d’une famille obligée de monter régulièrement à l’étage supérieur en raison d’une menace imprécise11. Un phénomène identique s’est produit pour L’Équarrissage pour tous, initialement prévu sous la forme romanesque12. L’échec de sa carrière de romancier peut avoir joué dans le glissement d’un genre à un autre qu’opère Vian : le théâtre comme nouvel espoir ? De fait, Les Bâtisseurs d’empire fut monté par Jean Négroni au théâtre Récamier, avec la troupe du TNP, quelques mois après la mort de Vian. La première eut lieu le 22 décembre 1959, et la pièce fut jouée jusqu’en mars 1960. 

Avec Beckett et Ionesco : Une voie ouverte par d'autres

Au sein de l’ensemble hétérogène que représente le théâtre de Vian, seuls L’Équarrissage pour tousLe Goûter des généraux13et Les Bâtisseurs d’empire constituent des réussites et des œuvres relativement personnelles. Néanmoins, Vian n’impose pas son style. 

Dans Le Goûter des généraux, comme dans L’Équarrissage pour tous et dans Le Dernier des métiers, Vian travaille peu le langage, mais déplace l’action pour mieux aborder le registre de l’ironie et de la dérision : le thème de la guerre est traité sur le mode satirique, les généraux se voyant présentés comme des enfants jouant à la guerre, manipulés par des hommes politiques, et l’un d’entre eux, le général Audubon, ridiculement soumis à sa mère ; l’équarrisseur considère également les soldats qui entrent chez lui comme de grands enfants ; et le curé du Dernier des métiers se prend pour une diva dans sa loge. Si ces déplacements de signification permettent de rire de la guerre ou de la religion, ils ont tendance à diminuer la portée de ces textes. L’antimilitarisme de Vian, sous la forme dramatique, prend un tour divertissant qui perd la force politique des chansons (Le Déserteur) ou des nouvelles (Les Fourmis) : les drames ressortissent davantage au registre de la loufoquerie qu’à celui de la dénonciation ou de la subversion14

Même dans Les Bâtisseurs d’empire, pièce considérée comme la meilleure qu’ait écrite Vian, l’auteur suit une voie ouverte par d’autres : son amitié pour un autre pataphysicien, Eugène Ionesco (dont les pièces sont déjà connues), et son admiration pour Beckett l’influencent de manière évidente, sans qu’il aille aussi loin qu’eux dans la remise en cause de la signification du langage15. Contre l’effondrement complet du sens, Vian maintient une intrigue, une signification et un enjeu entre les personnages (Zénobie, la seule à parler ouvertement des manifestations étranges qui perturbent le quotidien, lutte pour que celles-ci soient reconnues par sa famille). Vian reste en deçà de ce que proposent certains dramaturges qui lui sont contemporains, notamment le Ionesco de La Cantatrice chauve. Il s’inscrit dans le registre du théâtre d’avant-garde un peu tard pour être précurseur, et il meurt brutalement deux ans après sans avoir pu approfondir cet aspect de son écriture. 

Signalons cependant que La Cantatrice chauve, la première pièce de Ionesco, fut représenté au théâtre des Noctambules le 11 mai 1950, alors que L’Équarrissage pour tous y fut monté un mois plus tôt, le 11 avril. Cela nuance quelque peu la dette de Vian envers son ami. Enfin, le thème de l’usure, du rétrécissement de l’espace, que l’on peut à juste titre rapprocher de certaines pièces de Ionesco16, a été traité dès 1946 dans L’Écume des jours, où l’on voit l’appartement de Colin se modifier au rythme de la maladie de Chloé, puis dans L’Arrache-cœur où l’espace vital accordé aux « trumeaux » par leur mère se réduit toujours davantage, avant d’être repris dans Les Bâtisseurs d’empire. Ces éléments font depuis longtemps partie intégrante de l’écriture romanesque de Vian. 

 L’écriture dramatique de Vian n’est donc pas seulement tributaire, comme on pourrait le penser, du théâtre de l’absurde, terme qui désigne couramment l’œuvre de Ionesco, Beckett et quelques autres. De même, les personnages de Vian, qui se promènent d’une pièce à l’autre, se trouvaient déjà dans ses romans. Dans Les Bâtisseurs d’empire, un échange entre la Mère et le Père évoque une vie antérieure du couple qui fait référence à L’Équarrissage pour tous : « Mère : Tu ne te rappelles pas que tu étais équarrisseur en Normandie ? Jadis ? Auparavant ? / Père : Non… ça m’a échappé. Mère : À Arromanches… / Père : Ah ? Tiens17. » 

Dans les romans, déjà, le professeur Mangemanche passe de L’Écume des jours à L’Automne à Pékin, et Angel de L’Automne à Pékin à L’Arrache-cœur. La porosité est identique dans les deux genres.

Le travail sur le langage, s’il est moins subtil que dans les romans, n’en est pas moins une constante de l’écriture de Vian ; tout comme les liens tissés entre plusieurs textes, à travers le retour d’un personnage, et certains thèmes (en particulier l’absurdité de la guerre, le rétrécissement de l’espace, la religion tournée en dérision) qui courent à travers l’œuvre, quel que soit le genre, et sont repris au théâtre après avoir été traités sous la forme romanesque, consacrant ainsi l’unité de l’écriture vianienne. 

Le théâtre trouve donc une place dans l’œuvre de Vian, sans pour autant paraître essentiel. Certaines pièces maintiennent le lien avec l’ensemble de l’œuvre, gardant un ton irrévérencieux, ironique, jouant sur les mots et la dérision. Ces pièces-là s’inscrivent dans une pensée, dans la cohérence d’une œuvre personnelle. Tentation et tentative, le théâtre, pour Vian, loin d’être une nécessité, constitue un essai, et sans doute un jeu. Rien de comparable avec l’écriture romanesque, qui crée un monde, ou la pratique du jazz, qui donne un rythme et un ton. Le théâtre n’intervient d’ailleurs qu’assez tard dans la vie de Vian. Ses pièces sont toutes différentes, sans qu’aucune n’apporte de nouveauté dans cette écriture particulière. Vian fait preuve d’une très grande intelligence, d’une facilité déconcertante, de brio – notamment lorsqu’il écrit Série blême, une pièce entièrement en alexandrin… et en argot – mais la scène n’est visiblement pas l’espace idéal pour son œuvre, contrairement au roman et à la nouvelle, où sa langue fait des merveilles, et s’impose comme unique et singulièrement originale. 

10. Les Bâtisseurs d’empire, acte II.
11. Noël Arnaud, Les Vies parallèles de Boris Vian, Le Livre de poche, 1998, p. 200-201 et p. 361.
12. Ibid. p. 361-363.
13. Pièce écrite en 1951.
14. Cf. Jeanyves Guérin, « Boris Vian et le Nouveau Théâtre », Europe, novembre-décembre 2009, p. 134.
15. À ce sujet, voir l’article d’Agnès Vaquin, « Boris Vian et Samuel Beckett », L’Arc, no 90, 1984, p. 18-25. En ce qui concerne Ionesco, Les Chaises est créé en 1952, et Victimes du devoir en 1953. La création d’Amédée ou Comment s’en débarrasser a lieu en 1954
16. Amédée ou Comment s’en débarrasser, par exemple.
17. Boris Vian, Les Bâtisseurs d’empire, acte I.

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