Les grands voyages scientifiques
Par Mireille Pastoureau
Les compagnies des Indes
Les voyages scientifiques, si importants pour le prestige des nations européennes, n'occupèrent qu'un nombre ridiculement faible d'hommes et de navires. La majorité d'entre eux, nous l'avons dit, prenaient la mer pour remplir les fonctions utiles et traditionnelles de l'espèce humaine : se battre ou commercer. Les navires des compagnies des Indes faisaient les deux à la fois, mais ils étaient les seuls. Les autres flottes marchandes devaient être protégées par les flottes de guerre dont c'était la mission essentielle. Il importe donc d'évoquer brièvement le ballet nautique des vaisseaux marchands du XVIIIe siècle, qui était devenu la préoccupation première des gouvernements. « Sire, vous savez que depuis un siècle, toutes les guerres menées par vos prédécesseurs ont eu le commerce pour raison principale », écrivait Choiseul à Louis XV en 1763.
Le ballet nautique des vaisseaux marchands du XVIIIe siècle
Du côté des Indes occidentales, le grand trafic dans l'Atlantique, inauguré par les Portugais, restait le tristement célèbre commerce triangulaire, qui reliait l'Europe, l'Afrique de l'ouest et l'Amérique. Douze à quinze millions d'esclaves noirs, échangés sur la côte africaine contre de la pacotille furent transportés en Amérique au terme d'une abominable traversée (la mortalité était de dix pour cent). Ils étaient revendus contre un peu d'argent en lingots, des lettres de change, mais surtout des produits tropicaux. Au XVIIIe siècle, la France, très demandeuse de main d'œuvre pour ses îles à sucre des Antilles, dépassa de loin les Pays-Bas et devint, derrière l'Angleterre, la deuxième nation pour le commerce de ce bois d'ébène. Sur ces voyages devenus ordinaires et routiniers, effectués sur des navires de commerce à peine aménagés pour la circonstance, la cartographie se montra extrêmement discrète. Elle ne laissa aucun témoignage, ni des routes, ni des lieux de traite, les unes étant sans doute trop « classiques » et les autres trop secrets. Plutôt que des hommes traqués et enchaînés, les cartouches des cartes d'Afrique nous montrent des Noirs idéalisés, conversant librement avec les Européens ou prêts à chasser, à l'arc et au javelot, une pléthore d'animaux sauvages. Les cartes contribuèrent en revanche à l'appropriatition et au partage des terres coloniales.
C'est dans les mers des Indes que la marine marchande du XVIIIe siècle connut sa période glorieuse et contribua au triomphe des Britanniques. Après avoir livré une lutte impitoyable à la France entre 1735 et 1763, ces derniers occupèrent en effet petit à petit, de 1763 à 1800, toutes les Indes. Nous avons vu précédemment comment les Européens, à la suite de Vasco de Gama et grâce à la supériorité de leurs vaisseaux et de leurs armes, avaient acquis la maîtrise des mers d'Orient à des fins purement commerciales. Jusqu'à la conquête anglaise, leur occupation, à l'exception de Batavia par les Hollandais, de l'île Bourbon et de l'île de France par les Français, resta très ponctuelle, fragile même, à la différence des colonies de peuplement d'Amérique.
Le tournant du siècle, entre 1662 et 1725, fut l'époque des comptoirs. Les comptoirs des Indes, ou leurs embryons minuscules qu'étaient les loges et les factoreries, se limitaient souvent à quelques bâtiments où les marchands européens vivaient comme séquestrés. Il ne s'agissait donc ni d'occupation, ni de colonisation. Signe révélateur, aucune cartographie d'envergure ne fut entreprise par ces Occidentaux en transit qui semblaient s'intéresser aussi peu à leur environnement que les touristes de certains clubs de vacances aujourd'hui. Ils étaient cependant les têtes de pont du capitalisme le plus avancé d'Occident. Les grandes compagnies des Indes qu'ils représentaient étaient déjà des multinationales, « un État dans l'État, ou hors de l'État », aux profits considérables.
Les liaisons maritimes, suivant des routes désormais bien établies, étaient régulières, mais très lentes. Un voyage en Amérique durait normalement huit semaines, d'ouest en est, mais il fallait compter, pour le voyage aux Indes orientales, de dix-huit mois à deux ans, si tout allait bien. La vie d'un bateau appartenant à l'une des Compagnies des Indes se limitait par conséquent à quatre voyages, en général répartis sur douze ou quinze ans. Nous avons vu par ailleurs combien la mort et la maladie restaient les réalités cruelles de ces voyages au long cours. Les naufrages n'étaient pas rares non plus et, pour limiter les risques, les navires conservèrent, jusqu'au XIXe siècle, des dimensions restreintes. Les élégants « clippers » anglais, chargés de thé chinois, dépassaient rarement 1 000 tonneaux, de même que les « indiamen » ventrus de l'East India Company. La flotte marchande anglaise devint la principale actrice de ce commerce. Entre 1748 et 1786 environ, elle doubla presque de volume et, vers 1788, elle dépassait le million de tonnes. Une partie de ses navires, construits aux Indes et armés d'équipages indiens, se livraient uniquement au commerce local et ne venaient jamais en Europe. Ceux qui furent appelés à la rescousse pour défendre l'Angleterre contre la France révolutionnaire, en 1794, causèrent un tel émoi à Londres qu'ils durent repartir aussitôt : les Anglais n'acceptaient pas de se reconnaître en eux. À la même époque, la flotte française était évaluée à environ 5 000 bateaux pour un tonnage de 700 000 tonnes. Réunies, les flottes marchandes des deux rivales représentaient presque la moitié du tonnage de toute l'Europe.
Des bureaux hydrographiques plus efficaces que les services officiels
Les Compagnies des Indes, l'anglaise comme la française, avaient constitué, sur le modèle de leurs prédécesseurs hollandais, des bureaux hydrographiques efficaces à rendre jaloux les services officiels. À la tête de ces offices, des cartographes expérimentés qui devinrent aussi des personnalités du monde scientifique. En France, l'hydrographe de la Compagnie des Indes, Jean-Baptiste d'Après de Mannevillette (1707-1780), fut le premier Français à utiliser l'octant découvert par l'Anglais J. Hadley, qui n'avait encore été employé que par les marins anglais. Il contribua à la diffusion de cet appareil en France. Il fut également l'un des membres fondateurs de l'Académie de marine (1752), qui compensait l'inefficacité du Dépôt en dépouillant, elle aussi, les correspondances et les journaux de bord des navigateurs.
À l'aide de sa documentation personnelle et de son expérience de navigateur, il avait publié en 1745 un atlas de la mer des Indes, intitulé le Neptune oriental, d'une précision inégalée, dont le Dépôt de la marine fut heureux de racheter les planches de cuivre après sa mort. À la disparition de la compagnie, en 1769-1771, toutes ses cartes seront du reste récupérées par l'État au profit de la « Royale ». En Angleterre, même schéma : Alexander Dalrymple, géographe et hydrographe de l'East India Company depuis 1779, fut nommé par l'amirauté, « Hydrographer to the Navy » en 1795. Dalrymple est resté célèbre pour sa recherche obsessionnelle du continent austral auquel il fut un des derniers à croire. Il avait réuni des centaines de cartes marines des Indes orientales, de l'Extrême-Orient et des mers australes pour en percer le secret.
Les déboires de la Compagnie française des Indes
En France, le port de l'Orient, notre Lorient, était depuis le XVIIe siècle le centre des armements de la Compagnie des Indes. Son plan avait été tracé en 1670 à cet effet, mais c'est surtout au XVIIIe siècle qu'il devint florissant. Bernardin de Saint-Pierre qui vint s'y embarquer en 1768 pour l'île de France (l'île Maurice) raconte : « Le bruit des charpentiers, le tintamarre des calfats, l'affluence des étrangers, le mouvement perpétuel des chaloupes en rade, inspirent je ne sais quelle ivresse maritime...Vous croiriez être à mille lieues de Paris... Les honnêtes gens s'entretiennent de l'île de France et de Pondichéry comme s'ils étaient dans le voisinage. »
Les affaires de la Compagnie allèrent cependant en périclitant. La position défavorable de Lorient ne lui permit jamais de concurrencer Londres ou Amsterdam. Dans l'océan Indien, la base navale de l'île Bourbon (la Réunion) était trop éloignée de ses établissements des Indes et, de l'avis des spécialistes, le crédit dont la France disposait était très insuffisant. La compagnie française souffrit également d'une tutelle trop pesante de l'État alors que l'East India Company s'administrait elle-même. Ses privilèges furent supprimés en 1769 et le commerce au-delà du Cap ouvert à tous. Après quelques résurgences avortées, elle cessa toute activité en 1794, mais ses comptes ne furent définitivement liquidés qu'en 1875, tant le dossier était compliqué.
Les déboires de la Compagnie des Indes reflétaient la déconfiture coloniale de la France au milieu du XVIIIe siècle. Au traité de Paris, en 1763, rappelons-le, la France abandonnait le Canada, la Louisiane occidentale et l'Inde. Elle conservait Saint-Domingue, les Mascareignes (îles Maurice et de la Réunion) et le droit de pêche à Terre-Neuve ; elle récupérait Saint-Pierre-et-Miquelon, l'îlot de Gorée au Sénégal, la Guadeloupe, la Martinique et Sainte-Lucie aux Antilles ; et conservait les fameux comptoirs de l'Inde, Yanaon et Chandernagor au Bengale, Pondichéry et Karikal sur la côte de Coromandel et Mahé sur la côte de Malabar, à condition de ne pas les fortifier.
Bertrand Mahé de La Bourdonnais
Quel objet pourrait mieux faire revivre pour nous la présence illustre de la France dans les mers des Indes, mais aussi son échec, que la carte mouchoir de Bertrand Mahé de La Bourdonnais ? Emprisonné pendant trois années à la Bastille et accusé par Dupleix de trahison et de profits malhonnêtes, l'ancien gouverneur de l'île de France retraça de mémoire sur un mouchoir de toile fine, et peut-être avec son propre sang, les contours de l'océan Indien, théâtre de ses activités aux Indes et aux Mascareignes. Ancien capitaine de la Compagnie des Indes, également marchand aventurier à ses heures, il était devenu en 1735 le gouverneur général des îles de France et de Bourbon avec mission d'en faire un point d'approvisionnement et de rafraîchissement pour les navires de la Compagnie. Au-delà de ce projet, il rêva d'en faire le point clé de la présence française dans l'océan Indien. Il fit alors entrer ces îles dans l'histoire en les utilisant comme base d'opérations contre les Anglais en Inde. En 1746, il parvint ainsi à enlever Madras aux Anglais pour quelques années, mais entra en conflit avec Dupleix qui exerçait le gouvernement général. Finalement acquitté, La Bourdonnais mourut prématurément en 1753. Les Mauriciens lui vouent encore une sorte de culte. D'un camp éphémère entre les marécages et la rade, il avait fait le Port-Louis. Il avait acclimaté des cultures, réintroduit la canne à sucre dans l'île et même créé une sucrerie, malgré le naufrage du Saint-Géran qui devait lui apporter l'équipement nécessaire. Ce navire se brisa en effet dramatiquement sur un récif de coraux alors qu'il approchait de la côte, épisode qui inspira, vingt-quatre ans plus tard, Bernardin de Saint-Pierre pour la fin de Paul et Virginie.
Les colonies, même réduites à 36 000 kilomètres carrés, étaient intégrées au patrimoine culturel des Français. Les cartes, en vente dans toutes les bonnes librairies, nourrissaient leurs rêves et leur réflexion. Ainsi constatons-nous que l'ouvrage fameux de l'abbé Raynal, l'
Histoire philosophique et politique des établissements et du commerce des Européens dans les deux Indes (1770) était accompagné d'un atlas très complet, confectionné par un hydrographe du Dépôt de la marine, Rigobert Bonne. Sous le couvert d'une histoire des explorations, Raynal dénonçait parfois violemment l'esclavage et l'exploitation des colonies par les métropoles. Le livre fut interdit, Raynal s'exila, mais l'atlas resta. Son auteur avait vu large et décrit le monde dans son ensemble car dit-il modestement, « comme un ouvrage philosophique offre un fond inépuisable de réflexions, on présente à chacun le faible secours de quelques détails géographiques, avec une honnête abondance, sans superflu, mais qui a paru préférable à l'étroit nécessaire ».