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Les Hollandais conquérants des mers

Par Mireille Pastoureau

Marins d'eaux froides

Les progrès de la cartographie, au XVIIe siècle, durent presque tout aux voyages maritimes, mais les rapports de forces avaient changé et les Hollandais régnaient alors sur la presque totalité des mers. Des circonstances inattendues les avaient lancés dans cette aventure. La vocation commerciale des sept minuscules provinces protestantes du nord des Pays-Bas (Groningue, Frise, Overijssel, Gueldre, Utrecht, Hollande et Zélande) résultait en grande partie de leur lutte contre l'Espagne. En 1579, elles s'étaient groupées contre la domination espagnole et, en 1648, après quatre-vingts ans de guerre, les traités de Westphalie reconnurent l'indépendance de la république des Provinces-Unies. À cette date, l'expansion maritime des Néerlandais était déjà bien amorcée. Ils avaient commencé par visiter les mers froides, délaissées par les navires espagnols, mais c'est la fermeture du port de Lisbonne à leurs navires, décidée par l'Espagne en 1580 – alors que le Portugal et l'Espagne étaient réunis sous une même couronne – qui les décida à se lancer vers l'océan Indien pour s'approvisionner en épices. Ils constituèrent ainsi peu à peu, au détriment des Portugais, un vaste empire colonial. La tâche leur fut facilitée par l'écrasement de l'Invincible Armada par les Anglais en 1588, qui vint anéantir à point nommé la supériorité maritime de l'Espagne.
 

Harengs, morues, baleines : la pêche, première activité maritime

Malgré des conditions naturelles très défavorables, un territoire exigu, des côtes sablonneuses, la menace de l'eau toujours envahissante, les Néerlandais, à force de patience, avaient tiré le meilleur parti de leur petit territoire. La technique des polders permettait, dès le XVIIe siècle, d'assécher de nombreux marais de la province de Hollande qui, avec la Zélande, fut la province la plus favorisée par l'essor de la pêche et du commerce lointain. La pêche fut la première activité maritime des Pays-Bas et, même si les pêcheurs naviguaient par tradition ou par instinct, les cartes marines en ont fièrement représenté les sites. La pêche commerciale s'était développée au XIVe siècle, en liaison avec l'urbanisation de l'arrière-pays qui posait le problème de l'alimentation des ouvriers des manufactures.
L'existence d'une frange côtière importante et la richesse en poisson des eaux relativement peu profondes de la mer du Nord firent de la pêche une des principales ressources économiques des Pays-Bas aux XVe et XVIe siècles. Pendant des siècles, le hareng salé fut le produit d'exportation par excellence, mais la pêche à la morue, pratiquée dans l'Atlantique nord et les mers arctiques (Terre-Neuve, Groenland, Islande, côtes de Norvège) et surtout la pêche à la baleine, contribuèrent aussi à leur prospérité. Jusqu'à la fin du XVIIIe siècle, les Hollandais gardèrent le monopole de la pêche à la baleine dans le Grand Nord, notamment au Spitzberg. Aidés par les harponneurs basques, qui avaient été les pionniers de la chasse à la baleine dans les eaux du golfe de Gascogne, ils avaient gardé depuis lors le contrôle et le profit des fantastiques massacres de cétacés. À son apogée, en 1684, la pêche à la baleine hollandaise occupait 264 navires. D'importantes installations pour fondre l'huile des cétacés avaient été créées dans le Spitzberg, le Groenland et l'île Jan Mayen. Sur cette île, les chasseurs se regroupaient chaque année dans dix-sept maisons de bois correspondant aux dix-sept provinces de la République. La graisse des baleines, fondue sur place et transformée en huile, servait ensuite à la fabrication du savon, à l'éclairage des pauvres et au traitement des draps, mais aussi à adoucir les cuirs et à délayer les couleurs. Les barbes et les fanons étaient recherchés pour raidir les corsets ou les parasols. Quant au contenu intestinal, il fournissait une teinture rouge du plus bel effet.
 

Willem Barentz et le Spitzberg

Le Spitzberg avait été découvert en 1596 par Willem Barentz qui recherchait le passage du Nord-Est, autre voie possible vers la Chine, pour la découverte de laquelle les états généraux des Provinces-Unies avaient promis une forte prime. Il essaya donc de passer par le nord de la Nouvelle-Zemble, mais la navigation dans les glaces se révéla désastreuse pour des marins mal équipés. Personne, il faut le dire, n'était encore jamais allé aussi loin vers l'est. Obligé d'hiverner à terre avec son équipage par 76° de latitude nord, il tenta de rejoindre le continent et périt avec la plus grande partie de son équipage. Trois cents ans plus tard, un navire norvégien eut la surprise de découvrir, sur la côte orientale de la Nouvelle-Zemble, l'abri et les objets ayant servi à Barentz, instruments de navigation, atlas, livres, ustensiles de pêche, conservés intacts sous la glace.
Peu d'années après Barentz, des capitaines basques de Saint-Jean-de-Luz, soutenus par de petites compagnies commerciales parisiennes, allèrent aussi pêcher la baleine à l'île Jan Mayen, rebaptisée temporairement « île Richelieu », et au Spitzberg que des cartes marines françaises nomment alors « Terre Verte » ou encore « France Arctique ». Très vite, l'hostilité des Hollandais et des Danois mit un frein à l'activité des Français dans ces parages.

Une cartographie abondante et libre

La maîtrise des mers alla de pair avec le développement de la superbe cartographie nautique hollandaise. Au contraire des autres nations maritimes européennes, cette cartographie ne resta pas monopolisée par les commanditaires, même si elle se trouvait tenue de respecter certains secrets de la Compagnie des Indes. Servis par l'expérience des éditeurs et le raffinement des graveurs des Pays-Bas, les cartographes mirent librement en vente une quantité, jamais égalée depuis lors, de guides, de cartes marines et d'atlas qui, peu à peu, décrivirent toutes les mers du globe.
L'abondance et la variété des illustrations et des cartouches, qui montrent toutes les régions du monde sous un jour riant et prospère, traduit sans ambages l'autosatisfaction des marchands bataves. La petite république était devenue la reine du commerce international et la cartographie en était la pacifique ambassadrice.
Présente sur les murs de tous les intérieurs aisés, tels que les dépeignent les tableaux de Vermeer, la carte, devenue tenture murale, animait la vie quotidienne des Hollandais. Quelle est la famille dont un fils ou un frère n'était pas parti chercher fortune aux Indes ? La carte était aussi un lien avec les marins absents.
Le premier atlas nautique imprimé fut le Spieghel der Zeevaerdt, publié à Leyde chez Plantin en 1584-1585. Son auteur était le pilote Lucas Janszoon Waghenaer, originaire d'Enkhuizen, un petit port de pêche sur le Zuiderzee, au nord de la Hollande. Cet élégant in-folio proposait, par sections, les cartes des côtes d'Europe occidentale. Composé avec beaucoup de sens pratique, il séduisit aussi par l'élégance de sa gravure et de son décor. Son frontispice célèbre fut copié à plusieurs reprises, notamment en Angleterre.
 

Des cartes toujours plus complètes, plus exactes et plus belles

L'édition hollandaise, comme tout dans ce pays, vécut dès lors en harmonie avec la mer. Dans le sillage des navires marchands, elle étendit son hégémonie à l'Europe entière. Les grands éditeurs d'Amsterdam au XVIIe siècle, les Blaeu, père et fils, possédaient la plus importante imprimerie d'Europe, avec au moins neuf presses typographiques, pour les pages de texte, et six presses à taille-douce, pour les gravures. Ils avaient apporté personnellement des améliorations notables aux techniques d'impression. Ils étaient en même temps les cartographes attitrés de la Compagnie hollandaise des Indes orientales. Malgré le secret auquel ils étaient tenus, ils se trouvaient néanmoins remarquablement bien placés pour inonder le marché international de cartes et d'atlas traduits dans les principales langues. Leurs concurrents, les frères Hondius, Visscher, Jan lanssonius, etc. rivalisaient avec eux pour produire des cartes toujours plus complètes, plus exactes et plus belles.
 

Le siècle des atlas

Le XVIIe siècle fut le siècle des atlas, et plus particulièrement des atlas hollandais. Ces superbes publications comprenaient plusieurs volumes, douze pour l'Atlas Major de Jan Blaeu, avec environ six cents cartes et trois mille pages de texte. Ce fut l'ouvrage le plus cher de la deuxième moitié du XVIIe siècle. Il était disponible en édition latine, néerlandaise, française, anglaise et espagnole, mais toujours vendu dans sa reliure d'éditeur en vélin ivoire à décor doré, caractéristique des publications hollandaises. Des reliures de luxe, en maroquin ou en velours, étaient prévues pour les hautes personnalités, mais aussi des cabinets de bois sculpté tel celui qui abrite l'exemplaire de Colbert, paradoxalement conservé à la Bibliothèque de l'université d'Amsterdam.
Les cartes d'atlas étaient également vendues à la feuille, et, si le client le désirait, aquarellées, « lavées » comme on disait à l'époque, par les soins d'un enlumineur, pour quelques florins de plus.
Parmi les villes des Provinces-Unies, extraordinairement actives et peuplées, Amsterdam jouait le même rôle que Venise en Italie du Nord, ville à laquelle on la compare souvent, avec ses canaux, ses îles et l'omniprésence de l'eau. Dès 1600, elle avait supplanté Anvers et était le premier port d'Europe. Elle devint aussi la capitale des arts et des sciences. En 1620, on y dénombrait soixante-treize collections d'histoire naturelle. Le long des canaux, sur lesquels progressaient d'innombrables barques chargées de sacs, de tonneaux, de paniers et de cageots, s'élevaient les entrepôts. Celui de la Compagnie des Indes orientales, près du Dam, était le plus spectaculaire. On y entreposait la soie, le coton, les porcelaines ; un abattoir y fonctionnait aussi. Les senteurs exotiques du poivre, des épices, du thé, du café et du tabac se répandaient dans toute la ville. L'autre grande compagnie, pour les Indes occidentales, avait ses bureaux, ses magasins et ses chantiers le long du port. Les chantiers navals occupaient en outre des milliers d'artisans.
 

Les marins les plus aguerris, les plus sobres et les moins exigeants

Que ce soit pour la pêche, le cabotage, les transports au long cours ou la guerre navale, la marine hollandaise était alors sans pareille. Avec quelque six mille navires et plusieurs dizaines de milliers d'hommes d'équipage, elle équivalait à l'ensemble des autres flottes européennes. En outre, dès la fin du XVIe siècle, les chantiers navals hollandais avaient conçu un navire de commerce performant et économique, la « flûte ». Malgré ses flancs renflés et son gros volume, elle se manœuvrait avec de plus faibles effectifs que les autres bâtiments de même tonnage.
Les Néerlandais étaient réputés pour être les plus aguerris et en même temps les plus sobres et les moins exigeants des marins européens. Non seulement ils étaient accoutumés aux mers les plus furieuses (leur apprentissage se faisait en mer du Nord), mais encore ils se contentaient de bière, de pain, d'un peu de fromage et de poisson sec sans assaisonnement. Les mariniers français, eux, n'acceptaient le poisson qu'assaisonné et seulement les jours maigres !
La population hollandaise ne suffisait cependant pas à équiper les navires, surtout ceux de la Compagnie des Indes orientales, sur lesquels la discipline était rigoureuse, les risques énormes et les salaires misérables. La moitié des matelots environ provenait donc d'Allemagne et des pays scandinaves.
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