Les Hollandais conquérants des mers
Par Mireille Pastoureau
L'empire commercial des Indes orientales
Les Hollandais se taillèrent dans les Indes orientales, à Sumatra, Java, Bornéo, Timor, Macassar et aux Moluques, un puissant empire maritime et commercial fondé sur le monopole du commerce des épices. Pour cela, il leur fallut évincer les Portugais qui les avaient précédés pendant un siècle et leur soutirer, pour commencer, un certain nombre de secrets.
Jan Huygen van Linschoten joua, le premier, le rôle d'informateur. Devenu le secrétaire de l'archevêque portugais de Goa en Inde, il composa en 1595 à l'intention de ses compatriotes un traité fameux contenant à la fois des instructions nautiques sur le voyage en Orient et un compte rendu précis de son expérience. Rapidement traduit en français, en allemand et en anglais, le routier de Linschoten acquit une notoriété immense auprès des marins de l'Europe du Nord et resta la bible des capitaines pendant toute l'époque de l'expansion hollandaise.
En 1595, Linschoten prit part à la première expédition affrétée par les bourgeois d'Amsterdam sur les indications d'un autre espion, Cornelis van Houtman. Il leur fallut quinze mois pour gagner Java, et lorsque la flotte revint à Amsterdam, après deux ans et demi, elle ne comptait que 89 survivants sur un équipage de 249 hommes. Bien que la cargaison d'épices remboursât à peine le coût du voyage, le processus était amorcé et les compagnies de commerce avec l'Orient se multiplièrent. En 1602, elles furent fusionnées en une compagnie unique dite « unie », la « Vereenigde Oostindische Compagnie », dont le sigle VOC allait devenir célèbre.
La Vereenigde Oostindische Compagnie
La VOC devint rapidement un État dans l'État, avec une flotte de 200 navires et plus de 10 000 agents outre mer. De 1602 à 1781, près de quatre mille voyages se succédèrent, sources de profits considérables. Ses privilèges étaient exceptionnels, puisqu'elle possédait le monopole de tout le commerce à l'est du cap de Bonne-Espérance et à l'ouest du détroit de Magellan, privilège assorti du droit de faire la guerre, de traiter avec les souverains, de fonder des comptoirs, de rendre la justice et de battre monnaie.
Sa maîtrise de la cartographie était totale. Elle possédait son propre bureau hydrographique dirigé par un cartographe attitré lié par le secret. Ses dessinateurs reproduisaient des cartes réservées à l'usage exclusif des pilotes de la compagnie. À leur retour, ces derniers devaient communiquer leur journal de bord au cartographe, et à lui seul, qui en déduisait les ajouts ou les corrections à apporter aux cartes existantes. Pour les régions trop peu connues, les pilotes recevaient à leur départ des cartes vierges sur lesquelles seules les lignes de rumbs étaient préimprimées. Les archives royales de La Haye conservent ainsi des séries de cartes sur lesquelles les côtes d'Australie apparaissent au fur et à mesure de leur découverte. À partir du milieu du XVIIe siècle, la VOC entretint même un second cartographe à Batavia (Djakarta), mais les productions cartographiques de la compagnie devinrent alors très répétitives. La routine du commerce et l'immuabilité des trajets maritimes entravaient les progrès de la géographie.
On considère que c'est avec la prise de Malacca, en 1641, que l'empire portugais fut définitivement mis hors jeu. Il se maintint encore quelques années en défendant vigoureusement Ceylan jusqu'en 1658, ou encore Macassar, dans les Célèbes, non loin de Java, jusqu'en 1669 et Bantam jusqu'en 1682.
De nouvelles routes maritimes
La route maritime suivie par les navires hollandais améliora notablement l'itinéraire inauguré par les Portugais dans l'océan Indien, en raccourcissant le voyage de six mois. Sans innover dans l'Atlantique, ils gagnaient la zone des alizés de nord-est, s'approchaient des côtes brésiliennes, puis changeaient de cap et retraversaient l'océan vers le sud-est, en direction du Cap, afin d'éviter les calmes du « Pot-au-Noir ». Autour de la zone du Cap, les navires étaient souvent secoués par de violentes tempêtes venues du nord et du nord-est. C'est au hasard de l'une d'elles que Hendrick Brouwer découvrit une nouvelle route qui évitait le long trajet de l'île Maurice à l'Inde, route rendue pénible à la fois en raison des calmes étouffants et de la présence des pirates arabes. Il préféra cingler droit vers l'est, à la hauteur du Cap. Les vents d'ouest dominants poussèrent les navires au-delà des îles Saint-Paul. Bien au large de l'actuelle Australie, il mit le cap vers le nord et rejoignit le détroit de la Sonde. Cette route plus courte présentait cependant le risque d'être déporté vers l'Australie.
Le retour s'effectuait par le nord de l'océan Indien, sans escale en Inde. Les navires se ravitaillaient de nouveau au Cap qui, surnommé « la taverne des deux mers », servait aussi d'escale à de nombreuses autres flottes. Au milieu du XVIIe siècle, des colons hollandais s'y installèrent, rejoints à la fin du siècle par des huguenots français chassés par la révocation de l'Édit de Nantes. Tirant un trait sur leur passé et oubliant même leur langue maternelle, ils viendront s'installer à la « Petite-Rochelle ». Au XVIIIe siècle, le Cap fut, avec 15 000 habitants, la plus grosse colonie européenne du continent africain. Elle fut aussi la seule région d'Afrique où des familles européennes vinrent se fixer avant le XIXe siècle.
Une nouvelle politique coloniale
Les Hollandais inaugurèrent aux Indes une nouvelle politique coloniale. Elle impliquait en effet le contrôle total de la production et du commerce des épices. Les cultures furent spécialisées : le clou de girofle à Amboine, la noix de muscade à Banda, la cannelle à Ceylan. C'était une manière de préserver le marché et de maintenir des profits élevés en limitant l'offre. On n'hésitait pas, s'il le fallait, à jeter par-dessus bord des cargaisons de poivre si son cours venait à faiblir. « Il n'y a point », disait un Français en 1697, « d'amants si jaloux de leur maîtresse que les Hollandais ne le sont du commerce de leurs épiceries. »
Beaucoup d'autres marchandises transitaient aussi par les entrepôts de leurs comptoirs et factoreries.
D'abord établis à Bantam, au nord-est de Java, ils avaient cherché un port qui fût bien à eux. Ainsi fut fondée, en 1619, à l'ouest de l'île, Batavia, qui remplaçait la vieille Djakarta rasée, et qui recevait l'ancien nom de la Hollande. Elle devint rapidement le plus grand centre commercial et militaire d'Extrême-Orient, avec une garnison de plusieurs milliers de soldats et un immense arsenal. Ce site avait été choisi en raison de son vaste port en eau profonde mais, la « Venise de l'Extrême-Orient », créée sur le modèle d'Amsterdam, se révéla insalubre du fait de ses canaux, par la faute des eaux croupissantes et des hautes murailles d'où l'air malsain ne pouvait s'échapper.
Les flottes, qui voyageaient en général en convois groupés de seize à vingt navires, arrivaient d'Amsterdam en moyenne trois fois par an et, de là, se dispersaient vers les différents ports d'Indonésie. Les retours s'échelonnaient, les cargaisons d'épices des comptoirs indonésiens prenant la route du Cap avant ceux du Siam, de Chine ou du Japon, tandis que les vaisseaux de Ceylan ralliaient directement l'Afrique du Sud, point de rassemblement général. Tous les navires faisaient alors route vers la Hollande par Saint-Hélène ou l'île d'Ascension.
Le commerce avec le Japon
Les premiers Européens à débarquer au Japon avaient été des Portugais, au milieu du XVI
e siècle. Après avoir été une des plus anciennes terres de mission d'Asie, grâce notamment à saint François Xavier, le Japon martyrisa et expulsa les missionnaires, et se ferma totalement aux étrangers en 1638. Pendant environ deux siècles, il vécut à huis clos, laissant les géographes occidentaux dans l'ignorance de sa figuration précise, dont les premières cartes, établies par des jésuites, ne donnaient qu'une faible idée. Pendant longtemps, on ne connut que la partie méridionale du Japon et l'existence de l'actuelle île de Hokkaido, au nord, restait un sujet de controverses. (
en savoir plus)
Seuls les Hollandais, parce qu'ils ne cherchaient pas à conquérir les âmes, étaient autorisés à venir y commercer, mais sans dépasser le comptoir de Deshima, un îlot minuscule relié à Nagasaki par un pont de pierre et où ils étaient étroitement surveillés. Isolés pendant de longs mois dans l'unique rue de leur factorerie, les douze marchands bataves – c'était le nombre autorisé – se distrayaient comme ils pouvaient et des peintres japonais ont laissé de charmantes images de leurs occupations. Jusqu'en 1854, le Japon ne communiqua donc avec le reste du monde que par les deux vaisseaux marchands que la VOC avait le privilège d'y expédier annuellement.
En échange d'objets ou produits manufacturés, lunettes, montres et armes à feu, que les Japonais convoitaient déjà pour en percer le secret, les Hollandais rapportèrent de la porcelaine, bleue et blanche d'abord, puis polychrome. Ce commerce diminua lorsqu'ils eurent accès à la porcelaine de Chine. L'or et le cuivre japonais devinrent alors leur principale importation.
Avant de se fermer au monde extérieur, les Japonais s'étaient lancés, eux aussi, entre 1590 et 1636, dans le commerce maritime avec la Chine, l'Indochine, les Philippines et les Îles aux épices. Ils avaient alors pris les Portugais pour modèle et c'est de cette époque que datent quelques curieuses cartes marines japonaises, dérivées de cartes portulans portugaises. Pour les côtes japonaises proprement dites, elles sont néanmoins plus complètes que les cartes occidentales. Leur nombre est évidemment très restreint, vingt et une en tout, et on n'en rencontre aucune dans les collections publiques occidentales.
Le commerce avec la Chine
Les Hollandais parvinrent plus difficilement à s'implanter en Chine. La VOC ayant été repoussée de Macao par les Portugais en 1622, il lui fallut s'installer à Formose et développer un relais pour les porcelaines chinoises qu'elle se procurait et dirigeait ensuite sur Batavia. Environ 43 millions de pièces de porcelaine furent ainsi acheminées vers l'Europe sur ses navires.
À partir de la fin du XVIIe siècle, la céramique, mais surtout le thé, de plus en plus en vogue, apparurent dans les cargaisons chinoises. Ce breuvage, né en Chine, s'était répandu dans toutes les Indes où les Européens en avaient fait la connaissance. Une première cargaison fut acheminée à Amsterdam en 1610. D'abord considéré comme une plante médicinale, le thé devint à la mode, mais dans quelques pays occidentaux seulement : Hollande, Angleterre surtout, où, au XVIIIe siècle sa consommation – encouragée officiellement pour remplacer le gin – monta en flèche, et, dans une moindre mesure, en France et en Russie. L'Allemagne et l'Espagne, elles, restèrent fidèles au café.
Le R.P. Matteo Ricci et l'atlas du père Martini
Si les Hollandais ne pénétrèrent pas profondément en Chine, ils contribuèrent cependant à la faire connaître en publiant en 1655 le célèbre atlas du père Martini. En raison de leur compétence, les jésuites s'étaient vu réserver les missions les plus délicates visant, en premier lieu, la Chine et le Japon, pays déjà très avancés scientifiquement. En 1585, le Saint-Siège avait interdit l'accès de ces pays aux autres religieux, tant par souci d'efficacité auprès des empereurs que par crainte des conflits possibles entre les ordres.
La Chine devint alors le terrain où les jésuites savants purent le mieux s'exprimer. Ils trouvèrent chez les lettrés chinois un milieu réceptif à l'étude de l'astronomie et de la cartographie. Des échanges scientifiques se développèrent rapidement, même si les missionnaires ne prirent pas toujours conscience de la valeur de la culture chinoise. Le premier de ces missionnaires cartographes fut le père Matteo Ricci. Il exerça sur les Chinois une influence intellectuelle si forte qu'ils le considéraient, ainsi qu'il le rapporta lui-même, comme un nouveau Ptolémée. Il recomposa dans la langue et selon le mode de pensée des Chinois les mappemondes d'Ortelius et de Mercator, qu'il modifia pour représenter véritablement la Chine comme l'Empire du Milieu, c'est-à-dire placée au centre du monde. Le R.P. Ricci entreprit aussi d'établir une carte de la Chine à partir de documents trouvés sur place et de ses observations personnelles. Il avait en projet un atlas de ce pays qu'il n'eut pas le temps d'achever.
L'un de ses successeurs, le père Martino Martini, continua son œuvre quelques années plus tard. Revenu de Chine à bord d'un navire de la Compagnie hollandaise des Indes, ce père jésuite apporta à l'éditeur hydrographe Willem Blaeu d'Amsterdam, le manuscrit d'un ouvrage impressionnant qui donna lieu immédiatement à une magnifique publication. Blaeu en fit en effet le sixième volume de son Nouvel Atlas, le dédia à la Compagnie des Indes et en donna simultanément quatre éditions en hollandais, en latin, en français et en allemand. Avec une carte générale et quinze cartes de provinces, il est la première transcription européenne d'un atlas chinois. Entre le missionnaire catholique et l'éditeur protestant, les marchands avaient été les intermédiaires indispensables.
Malgré son esthétique séduisante, l'atlas de Martini était déjà dépassé lors de sa parution, car d'autres jésuites travaillaient à la cartographie de la Chine. Alors que les cartes chinoises ignoraient les longitudes et les latitudes, les pères jésuites avaient entrepris un immense levé topographique de ce pays, fondé sur des observations astronomiques. Des renforts avaient été obtenus du jeune empereur K'ang-hi par le père Verbiest, qui lui enseignait les mathématiques. Tous deux avaient même participé à des campagnes de mesures en Mandchourie, en 1682, et en Tartarie occidentale, l'année suivante. Mais ce n'est qu'au XVIIIe siècle que cette entreprise gigantesque devait enfin porter ses fruits.