Le Nouveau Monde disputé
Par Mireille Pastoureau
Monopoles ibériques et eldorados
La première Amérique coloniale fut, au centre et au sud du continent, celle de la « Conquista ». En concentrant ses forces sur la recherche de la route des Indes, le Portugal avait laissé échapper l'Amérique. L'Espagne, elle, saisit la chance qui lui était offerte. Sans cesser de rechercher le passage qui lui ouvrirait la route des Indes, encourageant pour cela sans trop y croire le voyage de Magellan, elle exploita sans attendre les territoires dont on lui avait reconnu la propriété, et établit avec eux une liaison maritime régulière. Délaissant pour le moment les étendues de terres vierges, immenses à en donner le vertige, elle se tourna en priorité vers les régions les plus peuplées, propres à fournir de la main-d'œuvre : les Antilles, la Nouvelle Espagne (Mexique), et la Terre Ferme (Colombie, Pérou).
L'appât de l'or donna des ailes aux conquistadors. Tout a été dit sur leur cruauté, leur cupidité et leur barbarie. Trente ans leur suffirent en effet pour avoir raison des fragiles civilisations amérindiennes. Le cycle infernal de la traite des esclaves noirs commença dès la conquête. Dès 1495 à Saint-Domingue, où Colomb instaure le tribut, comme l'a écrit Pierre Chaunu, « le tournant est pris : l'exploration conduit à la colonisation, puis la colonisation à la conquête. Tout est sacrifié à l'or ». Entre 1503 et 1660, 300 tonnes d'or et 25 000 tonnes d'argent quittèrent l'Amérique pour l'Espagne.
La route maritime des Indes occidentales
Les cartes espagnoles du XVIe siècle n'avaient plus à perfectionner le tracé de la route maritime des Indes occidentales, la fameuse « Carrera de Indias ». Tributaire des vents et des courants, elle était cependant immuable et empruntait un couloir large d'environ 500 kilomètres. Colomb l'avait découverte intuitivement en 1493 et ceux qui avaient cherché à s'en écarter depuis l'avaient payé de leur vie. Comme l'a démontré Pierre Chaunu, deux convois, la flotte de Nouvelle-Espagne et celle de Terre Ferme, quittaient Séville, plus tard Cadix, au début de mai en direction des îles Canaries. Après une escale pour s'approvisionner en vivres et en eau, on se laissait porter, à l'aller, par les alizés qui conduisaient tout droit jusqu'aux petites Antilles. De là, les navires espagnols gagnaient, les uns Vera Cruz en Nouvelle-Espagne – certains s'arrêtant au passage à Hispaniola ou à Cuba –, les autres Cartagena ou encore Panama. Pour le retour, tous les navires se retrouvaient à La Havane, plus commode que Saint-Domingue. La route du retour passait toujours par le nord, bénéficiant du contreflux. On profitait des vents d'ouest à partir des Bahamas, en courant le risque de rencontrer en chemin les cyclones de septembre. Dans la seconde moitié du XVIe siècle, on apprendra à les éviter en partant au plus tard le 20 août. Malgré cela, le fond de la mer des Caraïbes et le golfe du Mexique sont jonchés d'épaves de la flotte de l'or.
Le temps des petites expéditions était révolu. Les navires voyageaient en convois qui pouvaient atteindre une centaine d'unités. Ils gagnaient ainsi une plus grande sécurité en cas de naufrage ou d'attaque de pirates et compensaient le manque de pilotes expérimentés. Les cargaisons de métaux précieux devaient être protégées de la convoitise des flibustiers et corsaires anglais, français ou hollandais par des vaisseaux de guerre. Le rythme de rotation des convois était de l'ordre de quatorze à quinze mois dans les conditions les meilleures, avec beaucoup de temps mort. Le trafic entre l’Espagne et l’Amérique, entre 1504 et 1650, a été chiffré à 17 967 voyages aller et retour, sans compter les voyages de découvertes. L'Amérique était aussi le cimetière des vieux navires de l'Europe : leurs vieilles carcasses, même ruinées, faisaient encore le bonheur de la colonie et servaient de monnaie d'échange.
La liaison transpacifique avec l'Extrême-Orient
À cette liaison essentielle avec l'Europe, s'ajoutait, depuis 1565, la liaison transpacifique avec l'Extrême-Orient par le relais de Manille. En contournant le monopole portugais, les Espagnols ouvrirent une ligne régulière qui unissait, à travers le Pacifique, le Mexique et les Philippines, cette « colonie de colonie », qui avait reçu, en 1543, le nom du roi d'Espagne Philippe II. Partant une fois par an d'Acapulco, le « galion de Manille » emportait du métal blanc américain qui était troqué dans la capitale des Philippines contre des soieries et des porcelaines chinoises en provenance de Macao, des toiles indiennes, des perles, des épices et des pierres précieuses. Dans les deux sens, les courants et les vents portants étaient seuls utilisés, sur quelque douze mille kilomètres d'étendue marine. Alors que le voyage aller ne durait que trois mois, le retour en exigeait six à huit. Cette liaison fut maintenue sans interruption de 1572 à 1811.
Des religieux cartographes
En moins d'un demi-siècle, l'Amérique espagnole avait atteint ses dimensions. Mais la cartographie ne livra que peu de détails sur cette conquête. Malgré une pénétration souvent profonde, l'occupation des sols y était extrêmement lâche. Les colonisateurs se montraient en outre particulièrement jaloux du secret de leurs relevés topographiques. lls ne tolérèrent par exemple que tardivement la présence de missionnaires originaires de nations maritimes, provoquant ainsi une concentration inhabituelle de religieux allemands, hongrois et bohémiens.
Dans maintes colonies de par le monde, les religieux étaient souvent les premiers cartographes, voire les seuls. La diffusion des cartes de jésuites – l'ordre le plus tourné vers la géographie – fut pour l'Amérique entravée par le gouvernement espagnol qui en interdit la gravure et l'impression. Seules quelques unes, acheminées en France et en Allemagne, furent portées à la connaissance du public. Et alors que la première imprimerie fut établie au Mexique en 1539, aucune carte de caractère scientifique ne fut jamais imprimée dans ce pays pendant toute la période coloniale, même pas celles dessinées par Humboldt au XIXe siècle.
Premières cartes de l'Amérique latine
Plus au sud, dans la région de l'Amazone, la méfiance était exacerbée par la rivalité Espagne-Portugal, sauf entre 1580 et 1640, période pendant laquelle les deux pays furent réunis sous une même couronne. L'ouvrage d'un religieux, le père Cristovâo de Acuna, bien que dépourvu de cartes, ayant fait craindre à la cour d'Espagne que les Portugais ne pussent, grâce à lui, trouver la route du Pérou, fut détruit. Mais les jésuites composaient à leur usage personnel des guides ou « routiers » fluviaux qui furent utilisés en 1689-1691 pour une célèbre carte de l'Amazonie établie par le père Samuel Fritz. L'original manuscrit de cette carte, légendé en espagnol, fut rapporté de Quito à Paris par La Condamine en 1752, au retour d'une célèbre expédition scientifique, et fait partie aujourd'hui des collections de la Bibliothèque nationale. Ce savant admirait particulièrement la carte de Fritz qui avait fait autorité jusqu'à l'établissement de sa propre carte.
Au Mexique, où il passa trente années, un seul père jésuite détint véritablement l'art de la cartographie. L'intrépide père Kino (1644-1711) multiplia les voyages de reconnaissance vers le nord de la Californie sans aucun secours de la part du gouvernement espagnol. Il aurait parcouru ainsi plus de 40 000 kilomètres. En 1701, il fut en mesure de produire une carte démontrant la péninsularité de cette Californie que toute une série de cartographes – y compris le Français Nicolas Sanson – considéraient comme une île. La communauté des savants restant malgré tout attachée à la conception insulaire, le roi d'Espagne Ferdinand VII jugea utile de proclamer, par un édit de 1747, que la Californie n'était pas une île.
Les cartes d'Amérique latine, floues et mystérieuses, confirmaient donc la magie exercée par les métaux précieux et ne devaient rien révéler du secret de leur provenance. De la conquête d’Hernando Cortes au Mexique, l'Europe ne connut qu'un petit plan de la ville de Mexico, envoyé à Charles Quint en 1520. Et au Pérou qui, grâce aux mines d'argent du Potosi découvertes par hasard en 1545, resta pendant deux siècles et demi le cœur des possessions espagnoles en Amérique du Sud, l'illettré Pizarro et ses successeurs ne se montrèrent nullement tentés par les progrès de la géographie.
Les cartes nous présentent donc essentiellement des lignes de côtes enfermant de grands fleuves schématiques, quelques montagnes en taupinières et des cités parfois mythiques. Ainsi vit-on mentionné, jusqu'à la fin du XVIIIe siècle, aux confins de la Guyane et au pied des montagnes qui séparent le Brésil du Vénézuela, le pays légendaire de l'El Dorado, avec la ville de « Manoa del Dorado », fabuleuse cité aux toits d'or où les derniers Incas du Pérou se seraient réfugiés. Rapportée à la fin du XVIe siècle par le lord anglais Walter Raleigh, qui la tenait d'un hidalgo espagnol, cette légende mettait en scène l'Inca, retranché dans son jardin de plaisir situé dans une île, elle-même placée au milieu d'un lac imaginaire. Les jours de fête, il se trouvait transformé en statue d'or par la poudre d'or que l'on soufflait sur son corps préalablement oint et devenait ainsi « l'Homme d'or », El Dorado. Ce mythe eut la vie longue : Milton, dans le Paradis perdu et Voltaire, dans Candide, y firent encore allusion.
Nouveaux voyages de découverte
Par ailleurs, les Espagnols ne renonçaient pas totalement aux voyages de découverte. L'océan Pacifique, la mer du Sud, conservait encore le mystère de sa Terre australe, et le Pérou constituait une excellente base de départ pour tenter de la rejoindre.
Sur le chemin de la Nouvelle-Guinée, les îles Salomon furent ainsi découvertes en 1568 et baptisées du nom de ce roi biblique qui avait lui aussi envoyé ses flottes vers des îles merveilleuses. Leur localisation, approximative, resta secrète et lorsque leur découvreur, Mendana, voulut, vingt-sept ans plus tard (1595), les retrouver pour les coloniser, il ne put jamais y parvenir. Mais il rencontra un autre archipel, qu'il baptisa du nom de Marquesas de Mendoça, la femme du vice-roi du Pérou, aujourd'hui les Marquises.
Son pilote et compagnon, Pedro Fernandez de Queiros, repartit en 1605, avec Luis Vaez de Torres, à la recherche de la Terre australe. Il reconnut les Tuamotou, sans doute les îles de la Société et les Nouvelles-Hébrides, dont l'île principale fut baptisée « Terra australis del Espiritu Santo », car ils croyaient bien être à l'extrémité du continent introuvable.
Torres longea plus tard la côte méridionale de la Nouvelle-Guinée, dont il prouva l'insularité. Mais il ignora qu'il traversait un détroit – qui porterait son nom – et qu'il frôlait l'Australie, à une centaine de kilomètres de sa pointe septentrionale.
La concurrence franco-portugaise au Brésil
Au Brésil, les Portugais furent plus longs à établir durablement leur domination. Gênés par l'épaisseur millénaire de la forêt tropicale, ils durent aussi repousser leurs rivaux français, anglais et hollandais.
Le premier voyage français au Brésil, accompli par Paulmier de Gonneville, de Honfleur, remontait à 1504. Malgré la confirmation par le pape des privilèges lusitaniens dans cette partie du monde, il fut suivi par de nombreux autres marins normands, bretons et rochelais qui prirent l'habitude de venir régulièrement y chercher le précieux bois de braise. Vers 1530, les Portugais, inquiets de cette concurrence, commencèrent à s'implanter plus solidement en introduisant la culture de la canne à sucre. Des Noirs d'Afrique fournirent la main d'œuvre nécessaire, comme ils l'avaient fait au Portugal lui-même.
Le réseau des établissements portugais était encore épars et la baie de Rio, notamment, restait libre d'occupants. En 1554, le protestant français Nicolas Durand de Villegagnon, ami de Calvin, vanta auprès du roi Henri II et de l'amiral de Coligny les avantages d'une expédition officielle française dans la région. Ainsi naquit l'éphémère « France antarctique » figurée sur de nombreuses cartes, même après qu'elle eut été balayée par les Portugais.
Entrés le 1er janvier 1555 dans la baie de la « rivière de Genèvre » (Rio de Janeiro), les Français se retranchèrent dans l’« île aux Français », l'actuelle « Ilha de Villegagnon », à l'abri du fort Coligny. La petite colonie ne tarda pas à souffrir des dissensions et de la faim, malgré le ravitaillement apporté par les Indiens Tupinambas, ses alliés contre les Portugais. Jean de Léry, un autre réformé venu en renfort pendant quelques mois, laissa un récit qui reste encore un témoignage ethnographique de premier plan sur les coutumes indigènes du Brésil. Un éditeur de Francfort, Théodore de Bry, l'inséra dans sa collection de récits de voyageurs protestants après l'avoir fait illustrer.
À bout de ressources, les Français durent abandonner leur îlot brésilien aux Portugais dès 1560. Une dernière tentative, également malheureuse, pour s'établir dans la baie de Rio eut lieu en 1581. À cette date, la reine Catherine de Médicis, profitant de la vacance du trône portugais, confia à son cousin, Philippe Strozzi, le commandement d'une flotte à destination du Brésil dont elle le nommait vice-roi. Les Espagnols tuèrent le projet dans l'œuf en détruisant l'expédition au large des Açores, mais nous avons conservé deux documents exceptionnels concernant cet épisode, deux cartes dessinées à Dieppe par Jacques de Vau de Claye, en vue de ce projet de reconquête.
L'implantation française en Guyane
Refoulés du Brésil, les Français tentèrent plus tard de s'implanter en Guyane que certains auteurs avaient dépeinte comme un éden à l'éternel printemps et où, en 1595, Sir Walter Raleigh avait déjà établi une petite colonie anglaise, attirée par la recherche de l'Eldorado. Une première « France équinoxiale » avait survécu difficilement, entre 1594 et 1616, dans l'île de Maranhao, située entre l'embouchure de l'Amazone et le nord du Brésil, avant d'être délogée par les Portugais. Elle renaquit plus au nord, en Guyane proprement dite, en 1643, par les soins d'une compagnie de marchands rouennais, et s'y maintient toujours.