Minot Gormezano

Entre ciel et terre

par Bertrand Vergely

 
 

Le sens du ciel et de l’homme


Mais il y a plus. Le travail de Pierre Minot et de Gilbert Gormezano ne parle pas que de la terre et du ciel. Tout au long de cette traversée allant de l’un à l’autre, il y a un homme. Un homme nu. Terreux. Un Adam cosmique, Adam voulant dire le glaiseux, ne l’oublions pas. Un homme-pierre, comme Pierre Minot, Pierre de la mine. Un homme mort au début du parcours. Cadavre lamentable, oublié de tous. Mort sans sépulture. Puis un homme dissolvant sa propre mort en rentrant dans la terre, en devenant glaise parmi la glaise, pierre parmi les pierres. Homme soudain fœtal saisi dans les limbes par une photographie devenue l’espace d’instants fulgurants fœtal-graphie ! Homme étrange, osant affronter ce que le sacré n’ose pas affronter. La dissolution. La corruption. La décomposition du cadavre.
Il faut rentrer dans le temps, si l’on veut pouvoir découvrir que le temps n’est pas mort, mais signe d’un excès créateur. L’arrêt sur image le permet. Si Pierre Minot est la terre en recherche de sa propre délivrance, Gilbert Gormezano est l’image, l’œil, la pensée en délivrance d’eux-mêmes. Derrière l’appareil. Pour opérer les retournements. Pour faire coïncider le geste photographique qui éprouve, retourne les négatifs en couleurs, avec le geste de la pensée créatrice qui organise la juxtaposition de la terre, du ciel et de l’homme et qui capte le réel se transmutant en signe afin de dévoiler aux intelligences l’autre face des choses. Geste thérapeutique. Geste psychique, triomphant de la psychose d’un réel éclaté en faisant surgir de celui-ci un multiple significatif. On pense à l’accouchement, où la vie surgit au milieu des chairs éclatées et saignantes. La vie peut se dissoudre dans la mort. Elle peut aussi se dissoudre dans la vie, en opérant un surprenant renversement.
C’est à cette dissolution créatrice que nous assistons, dans une sorte de déluge tellurique et chthonien. L’homme a une pierre en lui, qu’il doit dissoudre en terre pour pouvoir aller au-delà de la terre. D’où la nécessité d’une régression dans les antres de la terre. La dureté s’attendrit en faisant l’épreuve de sa propre dureté.
Les mystères d’Éleusis faisaient passer tout initié par une regressio in utero. Ils plongeaient celui-ci dans un sommeil artificiel à l’aide de drogues, en l’ayant auparavant placé au fond d’un antre, recouvert de terre. Ils faisaient ainsi perdre à l’initié sa conscience banale, afin qu’il acquière une conscience cosmique, premier stade avant l’acquisition d’autres consciences, humaine puis supérieure. L’alchimie a longuement décrit les processus de mutation d’une âme en invitant celle-ci à passer par une putréfaction d’elle-même afin de se purifier et de se transformer en or. Le passage de la chenille au cocon et du cocon au papillon, celui de la pomme pourrissant avant de donner cidre puis alcool ont servi d’illustrations naturelles à nombre de leçons spirituelles.
Il y a de la putréfaction alchimique à l’œuvre dans le Grand Œuvre de Pierre Minot et de Gilbert Gormezano. Un alcool de vie au travail, un papillon dans les limbes. Des limbes terreuses et terriennes, dans une terre ressemblant à une peau qu’une vie souterraine déchirerait afin de pouvoir surgir au grand jour. Mais il y a plus.
Là où beaucoup d’artistes contemporains s’arrêteraient, afin de profiter du pouvoir de noire magie que toute violence médusante procure, eux ont l’audace d’aller au-delà, afin de dire, sur un ton sans aucune concession à un quelconque happy end, qu’il y a autre chose que la noirceur. La positivité crédible et accomplie n’est pas négation évitée, mais négation assumée jusqu’au bout. La véritable provocation lui ressemble. Elle n’est pas l’énergie avortée de la violence stérile, mais la mise en lumière de l’énergie créatrice contenue dans le jaillissement de la vie, provocation voulant dire, ne l’oublions pas, mise en avant, mise en lumière.
La violence est par le viol et la transgression un illimité infernal ayant échoué à se libérer comme illimité. L’illimité de la liberté est une violence ayant réussi à se délivrer de son emprisonnement. La fin de l’œuvre de Pierre Minot et de Gilbert Gormezano montre l’illimité et, avec lui, ce qu’une partie de l’art contemporain perdu dans la violence et la provocation aimerait pouvoir montrer sans parvenir à le faire.
Regardons les dernières images qui nous sont montrées. La terre, le ciel, l’homme, sont présents, l’homme entre ciel et terre, dans l’accomplissement de son réel et de sa liberté réunifiés.
Trois autres éléments sont venus se joindre à cette trinité. L’eau, le feu et la femme, symbolisée par cette arche de verdure en forme de fente cosmique ouverte sur le ciel.
L’eau désigne le ciel qui tombe sur la terre à travers l’air se transformant en terre. Le feu désigne la terre à l’assaut du ciel à travers la terre devenant air. Ciel et terre s’épousent et font naître des médiations et des sens nouveaux. Le sens ne passe plus par la juxtaposition des éléments, mais par leur rencontre. Le masculin cède la place au féminin, l’homme au sens d’anthropos est remplacé par le vide, il devient l’œil d’une conscience invisible scrutant le ciel par l’ouverture d’un anneau royal à la jointure de la conscience et de la lumière.
La conscience a remplacé la terre, la lumière le ciel, le féminin le masculin. Les quatre éléments, la terre, le ciel, l’eau et le feu, ont été convoqués. À travers l’homme brûlant ou l’homme prêt à plonger dans les eaux, ils disent la vérité de l’homme. Armé de toutes ses mutations, celui-ci peut faire le saut. Le saut de l’ange, qui est saut dans la lumière intérieure.
La cérémonie du monde est achevée. Une autre peut commencer.
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