Michael Kenna

Le genius loci l'enchantement du monde

Histoire et mythe, arrimés ensemble à la notion de lieu, soutiennent les prestiges du genius loci, ses contenus idéels et affectifs, sa forte charge de mystère, son invitation à une construction fictionnelle. Concept devenu flou à force d’être galvaudé, nous rangerons pourtant, arbitrairement, sous son enseigne les séries construites autour de lieux mythiques, mythifiés par le sacré ou le littéraire.
Kenna, évoquant ses séjours à l’île de Pâques, ne manque pas de noter « l’étrange sensation à la fois d’absence tragique et de persistante présence qui hante cet endroit singulier. Au cours des quelques premiers jours, je me surprenais à regarder sans cesse derrière moi. Je ne me sentais jamais seul. Quelques événements très importants avaient eu lieu ici, et les souvenirs en semblaient imprégner chaque pouce de terrain de sa surface aride […]. [Les statues] semblent contempler un temps passé où tout était encore possible. Leur histoire et celle de l’île sont enfermées en elles. » Ailleurs il ajoute : « Dans tout mon travail, […] il y a un thème sous-jacent qui est celui de la mémoire, du temps, du changement, des atmosphères qui semblent liées aux lieux. Je m’emploie à traiter des sujets qui permettent d’aborder ces thèmes. »

Une « présence obscure »

Silence et mélancolie propres aux lieux chargés de forces telluriques, auréolés de légende et parfois privés d’une histoire qui restera éternellement à écrire… Hantise. On ne peut qu’y voir la signature du genius loci. Il apparaît comme une singularité dans la substance continue de l’espace, comme une fermeture qui en fait un pivot, un point nodal. À partir de lui rayonnent les dimensions de l’espace et du temps, les parcours et les routes ; en lui naissent les récits originels, les mythes fondateurs. Réelle ou métaphorique, une île, par conséquent. Ces caractères singuliers, au fond, motivent l’infinie recherche de Kenna et son éternel retour en certains points du monde. Atmosphère générale, forme et substance des éléments, texture du terrain, changements incessants de la matière céleste, épaisseur, éclat ou fluidité de la lumière : un lieu où les articulations formelles entrent en résonance avec le silence et la puissance du sacré et de l’enfoui, qui complète, symbolise et rassemble, dévoile la signification de l’espace. Un lieu où s’éprouve une « présence obscure » (« dark presence »), comme si cette entité était présente et absente, apparaissait et disparaissait dans le même moment.
 

Retirer le masque des sites touristiques

Devant les images de l’île de Pâques, du Mont-Saint-Michel, des pyramides de Gizeh, tout de même, l’étonnement nous vient ! Nous les reconnaissons à peine ces « sites » habituellement envahis de curieux en baskets et bermudas qui « font » l’Égypte ou la Normandie. Mais Kenna travaille en solitaire, souvent la nuit, lorsque le lieu réel peut retirer le masque du site touristique. Il nous offre alors de bouleversants portraits des moais, le point de vue à vol d’oiseau – ou de démon – d’une créature qui, planant au-dessus du Mont-Saint-Michel, retrouve enfin sous le « site classé » les subductions enténébrées du mont Tombe médiéval, ou l’apparition fulgurante de pyramides ramenées à leur essence d’épures géométriques et à leur vocation de reliquaires. « Peut-être est-ce parce qu’il n’y avait plus en eux les marques du Divin que celui-ci y parlait encore avec tant de persévérance et de pureté… mais sans bruit, sans éclat, sans preuves, comme épars. »
 
Victime pathétique, mais consentante, du genius loci, Don Quichotte suscite pitié et amusement. Tout le monde tombe d’accord : il est totalement timbré. La perspicacité de Kenna envoie la doxa dans les cordes. Les moulins à vent de Quixote’s Giants ont bien, à première vue, le corps d’un moulin, mais l’esprit malin qui les habite se déploie en nuées menaçantes autour de leur casque pointu. L’espace photographique débusque leurs mouvements stratégiques de guetteurs peu bienveillants. « […] les choses de la guerre sont plus que d’autres sujettes à des chances continuelles ; d’autant plus que je pense que ce sage Freston, qui m’a volé les livres et le cabinet, a changé ces géants en moulins pour m’enlever la gloire de les vaincre […]. » Le monde kennien est aussi le monde enchanté de l’ébranlement phénoménal, où « chaque objet, chaque personnage peut en signifier un autre ».
 
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