Michael Kenna

La nature, le jardin, la ruine

L’esthétique moderne du paysage s’est développée sur l’humus anglais du landscape gardening, articulé autour de ce qui touche à la vision et aux gammes de sensations engendrées par un déplacement physique, stratégiquement gouverné et dissimulé sous les attraits de la promenade – La langue anglaise, note Alain Corbin, déploie un vocabulaire d’une variété et d’une richesse inouïes pour désigner l’activité que le français résume en "promenade". Un art qui maîtrise et dirige la vue à l’aide de tous les artifices contraignant le regard à la mobilité, d’une part, et au resserrement du cadrage, d’autre part. Belvédères, panoramas, vues, scandent les jardins anglais et leurs cousins anglo-chinois du continent. Le jardin entretenu, exclu du domaine du pittoresque – que Gilpin veut « rude » –, met en jeu de multiples critères actifs ou contemplatifs, entre autres le cadre et le point de vue, qui, on l’a compris aux termes qui les désignent, furent transmis directement à la photographie.
L’archétype du jardin trône en gloire dans la Genèse, hybride de sacré, de poésie et de mythe. Le programme du jardinier, qu’il soit divin ou mortel, demeure inchangé : il s’agit de transformer le chaos en cosmos, de combattre la dilution des formes et le vertige de la confusion, d’évincer le sublime terrible qui déstabilise et trouble, et d’ouvrir le chemin à la délectation. L’orthogonalité architectonique des jardins français du XVIIe siècle, la fantaisie charmante et irrégulière des jardins anglais du XVIIIe siècle, l’illusionnisme des eaux, le velours des bosquets, répondent à ce désir de William Kent : « planter des tableaux ».

Ouvrir le chemin à la délectation

Le jardin comme ready-made pictural ? Kenna va mettre bon ordre à cette rigoureuse discipline. Il s’emploie à organiser un magnifique et humoristique désordre, en soulignant l’aspect échevelé d’une topiaire un peu pompette, à subvertir la géométrie janséniste de buis menaçants qui se déplacent, comme les buissons de la forêt de Birnam, pour cerner le photographe. La grammaire de l’horticulture en déroute, la syntaxe du jardin formel en déconfiture rendent les armes devant la vision personnelle du photographe. Les perspectives surplombantes et les parcours dominants voulus par Louis XIV se brouillent, s’emmêlent : le roi s’y perdrait. Le cadre est recadré et le tableau sens dessus dessous. Alors, comme un bonheur d’expression, surgit la sensualité du végétal, la sécheresse des motifs s’adoucit, la musicalité des fontaines et le mystère des eaux stagnantes, les rêveries nervaliennes des termes et autres statues, par grâce et enchantement photographiques, fissurent la carapace de la rigueur et de l’austérité.
Au XVIIIe siècle, le jardin engendre des folies artificielles, des mélancolies en trompe-l’œil, « car il serait illusoire de penser qu’un jardin paysager est conçu comme un spectacle naturel : il est avant tout une succession soigneusement ordonnée de “points de vue” sur des objets architecturaux ou plastiques, c’est-à-dire de mises en scène de reliques culturelles. » (Roland Recht)
Le jardin a changé, la vision euclidienne et dominatrice organisée par Le Nôtre et produisant « l’effet d’un plateau de dessert ou d’une feuille de découpures » laisse place à un paysage cadré. Girardin insiste à maintes reprises sur ce point. L’écart entre paysage et jardin se comble, le cadré a remplacé le clôturé, et le pittoresque, le géométrique.
L’illusion, alliée à l’étrangeté et au goût de l’exotisme, règne dans les jardins anglais de Stowe, Chiswick, Claremont, Carlton House… Gilpin, qui pousse le bouchon assez loin, professe que, pour la bonne apparence d’un monument, « ce ne serait pas du ciseau mais du marteau destructeur dont il faudrait faire usage ; il faudrait en renverser une moitié, déformer l’autre, et disperser autour ses membres mutilés, en un mot, d’un bâtiment fini avec soin, faire une ruine agreste. Assurément aucun peintre n’hésiterait dans le choix à faire entre ces deux objets. […] en un mot, au lieu d’un objet net, faites-en un rude ; et vous le rendrez par cela seul pittoresque. »
La passion des « fabriques », subtilement théorisée par Girardin, trouvera son aboutissement grotesque chez Bouvard et Pécuchet, architectes béats d’un désastre horticole. Kenna a réalisé une somptueuse série consacrée au Désert de Retz, joyau français du jardin de ruines. L’atmosphère théâtrale et crépusculaire de ces vestiges factices mêlés au désordre des sous-bois et des bosquets lui permet de déployer toute la gamme des émotions et des subtilités paysagères, du nacré vaporeux des feuillages automnaux au rugueux terrifiant des écorces séculaires. Est-il, dans l’œuvre de Kenna, image plus cauchemardesque que celle de la célèbre colonne brisée, dissimulée par un arbre dont la matière ligneuse monstrueuse, devenue folle, cancérise l’espace et fracture l’image de part en part ? Retour du chaos primordial ? Gardons en mémoire l’hypothèse d’une expression du paysage lui-même par la médiation de l’artiste : ce n’est pas le photographe qui s’offre ici une métaphore bon marché de ses états d’âme, mais sa lucidité qui permet objectivement aux monstres et aux génies cachés dans la nature de se montrer à lui.
« [Les ruines] sont présentes comme ruines dans la mesure où elles disparaissent comme choses, mais, dans cette disparition comme choses, elles imposent une présence qui est celle qui nous intéresse, parce que c’est cette présence de ce qui est absent qui donne à penser, à interpréter. Il faut que la chose soit ruinée pour qu’elle s’impose dans cette nouvelle présence paradoxale, celle de l’absence, qui a le privilège d’ouvrir à l’essentiel. (Sophie Lacroix) » L’acceptation du fragment, sa valorisation sous forme d’une ruine qui perd la grandeur réelle, ouvre de plain-pied sur le territoire de la photographie. La photographie comme trace, comme ruine, « comme présentation de ce qui n’est pas là », touche de près à la mort.
 
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