Michael Kenna

L’arbre et les météores

 

 

Ensembles boisés, haies, bosquets, arbres isolés… Kenna cultive une thématique où le ligneux signale le dispositif cosmologique du paysage et organise l’économie spatiale de l’image.
 

L’arbre, un Autrui à aimer

La compréhension du conflit ou de l’harmonie entre les éléments, la matérialisation de leurs lignes de force, passe par la médiation de l’arbre. Dans certaines cosmogonies, le cinquième élément n’est-il pas le bois ? Sa posture, sa taille, sa hauteur, son inclinaison et sa tension règlent notre partition visuelle. L’arbre de l’artiste n’est pas celui du forestier ou du bûcheron, mais dans les photographies de Kenna, son essence – au sens botanique – de saule, chêne ou pin demeure identifiable et ne devient pas une forme stylisée. S’il est saisi dans l’isolement, le paysage et sa dynamique s’articulent autour le lui. Groupé en bosquet, il crée des estompes brumeuses en dégradé de gris nacrés, des graphismes complexes aux délicates transitions, engage des jeux visuels avec les variations atmosphériques. Il affronte le vent et le rend visible, il se reflète dans l’eau et la relie au ciel, le relief de ses ramures tranche sur la neige, son ombre le redouble, il exalte les charmes des effets lumineux : il rend intelligible l’espace photographique. Sa présence dirige et réconforte le regard. Décrire ainsi la figure de l’arbre paraît une manière fruste de l’instrumentaliser, car « quand vous rencontrez un arbre pour la première fois, comme avec une personne, vous ne tenez pas d’emblée cet arbre ou cette personne pour conquis. Plus vous manifesterez de respect, de délicatesse et de politesse envers qui est en face de vous, plus vous recevrez en retour. » L’extase ontologique, l’identification fusionnelle à l’arbre, dont la verticalité métaphoriserait celle de la figure humaine, n’entrent pas en résonance avec la conception de Kenna pour qui l’arbre, dans sa distance muette, est un Autrui à aimer.
 
       
 
« J’aime connaître intimement un arbre… Je passe un bon moment à en faire le tour, j’essaie de le connaître. En fait c’est comme si je lui parlais. J’essaie d’être respectueux et surtout j’aime revenir vers lui deux ans, cinq ans plus tard, aussi souvent que possible. » Loin de Sartre, proche de Nietzsche qui traite la figure de l’arbre comme verticalité dynamique et force autonome délivrée de la pesanteur. Si l’eau et l’air sont une volonté de substance, l’arbre figure une volonté de puissance, un axe qui met en jeu le haut et le bas qui organisent les météores.

Les ciels et l'eau

Le ciel, chez Kenna, n’est pas un « éther », éclat de cristal, air pur et transparent des sommets, mais une atmosphère, sphère du souffle, des nuages, de la lumière sourde, de la pluie, de la brume, du brouillard, des fumées. Il est une hypostase des puissances cosmiques, nullement la métaphore de l’état d’âme du regardeur. « Si une contrée baigne dans le brouillard, elle apparaît plus grande, plus sublime, et elle augmente la force d’imagination et rend l’attente plus intense […]. Œil et fantaisie se sentent généralement plus attirés par le lointain vaporeux que par ce qui paraît à notre regard clair et proche », écrit Caspar David Friedrich. Les propos de Kenna lui font écho : « Ces éléments, brume, pluie, eau, etc., agissent tous comme un voile pour filtrer un ensemble d’arrière-plans, de bruits, de distractions. J’apprécie cela. Je recherche des lieux qui présentent ces éléments qui entrent parfaitement en phase avec ma vision personnelle […]. »
Dans ses Modern Painters, Ruskin consacre des analyses d’une précision inouïe à la description des nuages dans tous leurs aspects, à leurs combinaisons possibles avec le paysage. Constable en multiplie les études d’après nature. Il paraît logique qu’un système iconographique du nuageux s’élabore dans l’œuvre de Kenna, des nuages qui joueraient un double jeu. Les nuages – Bachelard le développe longuement – ont une matière physique, mais pour les humains rivés au sol, ils sont la matière privilégiée de l’imaginaire, un support de méditation, un magma ductile et docile aux fantasmes de qui a la capacité de voir. « Notre désir imaginaire s’attache à une forme imaginaire remplie d’une matière imaginaire. » Ils unissent fascination poétique, épaisseur et légèreté, et nous placent face à des formes toujours en mouvement et semblables à l’esprit du rêveur, qui ignore la stabilité. La photographie n’est pas cinétique, a priori elle ne pourrait restituer le processus dynamique de la transformation, qui se situe dans la durée. Elle combine unité de temps et unité de lieu et laisse entendre que le temps de l’objet photographié serait celui du passé, non du passage.
 
La photographie est un instrument temporel, cela participe de son essence, mais on superpose trop souvent photographie et instantané, laissant sur le carreau la question du vrai contenu temporel. Abordant cela, nous paraissons nous égarer, mais la physionomie du nuage chez Kenna nous resitue, au contraire, au cœur du problème.
Comment montrer les coagulations et agglomérations, les dégradés, les effilochements, les étalements, les bourgeonnements de la forme du nuage, comment donner à voir l’inscription de la lumière et le mouvement des luminaires, en somme comment montrer la dynamique cosmique, sinon en l’inscrivant dans la durée de la pose longue, donc dans un temps étendu ? Et les temps de pose chez Kenna demandent de quelques minutes à plusieurs heures… Éphémère et durée, rapidité et immobilité, se conjuguent dans la photographie nocturne ou crépusculaire. La matérialisation de la durée donne à voir ce qui ordinairement est invisible ; la représentation du parcours des météores ressuscite la notion de Sublime. « Le mouvement, rendu sublime par la force, ne peut être suggéré qu’à l’aide du mouvement arrêté. Le limité est sublime, non ce qui limite. »
La photographie dévoile le lien organique de l’eau et du ciel, leur origine commune dans le malstrom du brassage originel et infini des éléments.
 
 
 

La terre

Dans les images de Kenna, la terre n’est guère « terreuse ». Nous y voyons le rocheux – rocher qui comme l’arbre dresse sa verticalité entre sol et ciel –, le sablonneux, le neigeux, le poudreux, le pulvérulent, le désertique, le caillouteux, tous faciès qui fonctionnent comme socle de la composition ou fond de l’image, adjuvants de la beauté du tirage et de la circulation des formes, juste une matière alibi. Kenna est le photographe de l’air et de l’eau, et du feu de la lumière, la terre, réduite à un rôle secondaire, s’incarne, dans un arbre métonymique qui plonge ses racines en elle, et la porte vers le ciel L’eau, la terre, le ciel, exposent les forces à l’œuvre dans l’œuvre : mobilité et immobilité, dynamisme et contemplation, amorphisme et énergie, verticalité et horizontalité, plein et vide, dont ses photographies de l’Orient sont l’expression la plus pure. La « beauté météorologique », fondamentale dans l’esthétique de Kenna, conjugue les contenus mythologiques des éléments, la surface sensible de la photographie et la lumière propulsée du fin fond du cosmos, pour engendrer une image de la circulation des souffles.
 
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