arrêt sur...

Une mer familière

Par Mireille Pastoureau

Primauté majorquine

 
La carte pisane fut la première d'une série de cartes génoises et vénitiennes résolument centrées sur le bassin méditerranéen. Les marchands génois avaient noué des relations commerciales avec la Flandre et l'Angleterre depuis la fin du XIIIe siècle, mais ces régions restaient, sur leurs cartes, grossièrement dessinées.

L'apparition de régions extra-méditerranéennes


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Un autre foyer de cartographie se développa alors un peu plus à l'ouest, dans les îles Baléares, annexées depuis 1229 par le royaume d'Aragon. Aux XIVe et XVe siècles, plusieurs cartographes majorquins renommés y furent les pourvoyeurs d'une clientèle principalement catalane et aragonaise, mais aussi européenne.
Le royaume d'Aragon s'était créé un vaste empire maritime dans toute la Méditerranée et au-delà. Dès la fin du XIVe siècle, il avait conquis Valence, la Sicile, Murcie et la Sardaigne, créant une vaste entité qu'unifiait la langue catalane. Le commerce avec l'Afrique du Nord, où aboutissait la route de l'or africain, était une part importante de son activité. Mais ce royaume entretenait aussi des ambassadeurs permanents auprès du khan de Perse et ses marins avaient probablement guidé les Génois sur les côtes atlantiques. Il était donc légitime qu'après avoir accueilli quelques fabricants de cartes génois, ils aient eux-mêmes cherché à maîtriser cette technique. Ils devaient l'enrichir considérablement, car leurs navigateurs, leurs marchands et leurs diplomates appartenaient pour la plupart à la communauté juive de Majorque qui, grâce à ses contacts avec des corréligionnaires de l'autre rive de la Méditerranée, disposait d'informations nouvelles et d'une ouverture sur la science arabe.
Les cartes majorquines, encore appelées catalanes du nom de la langue dans laquelle elles sont rédigées, qui nous sont parvenues sont peu nombreuses, mais exceptionnelles. La plus ancienne est celle d'Angelino Dulcert, établie en 1339. Appartiennent aussi à cette catégorie le merveilleux Atlas catalan de 1375 et la non moins extraordinaire carte de Mecia de Viladestes (1413).
Le grand intérêt de ces cartes portulans provient de leur extension aux régions extra-méditerranéennes : côtes d'Atlantique, d'Afrique, d'Asie. Elles nous permettent de revivre la phase de préparation des grandes expéditions avant l'hégémonie des autres puissances ibériques : le Portugal et la Castille.
Plus encore que les cartes italiennes, les cartes catalanes trouvent audience hors du milieu des pilotes qui semblent du reste avoir renâclé à les utiliser, au point qu'une ordonnance du roi d'Aragon, en 1354, imposa à chaque galère d'avoir deux cartes nautiques à bord. Hors du milieu de la navigation, la fascination dut être grande pour ces encyclopédies imagées, merveilleusement belles, qui montraient le monde connu sous tous ses aspects : géographique, historique, mais aussi politique, économique et commercial. Ce n'est donc pas un hasard si l'Atlas catalan fut l'un des joyaux de la « librairie » du roi de France Charles V et s'il demeure l'un des trésors de la Bibliothèque nationale.
    l'Atlas catalan
    la carte de Mecia de Viladestes

Les recueils d'îles, ou insulaires

On ne saurait achever ce tableau de la cartographie méditerranéenne sans évoquer les recueils d'îles, les isolarii, qui furent produits en grand nombre, d'abord manuscrits, puis, à partir du XVIe siècle, imprimés. Ne cédons pas à la tentation de les assimiler aux cartes marines dont ils pourraient être des fragments isolés. Les puristes ne l'acceptent pas, car il manque à ces atlas nautiques un élément fondamental, les lignes de rhumb.
L'isolario apparaît vers 1420. Le premier que l'on connaisse porte un titre latin : Liber insularum Archipelagi. Il est l'œuvre de Cristoforo Buondelmonti, un religieux, qui le composa pour son protecteur romain. Mélange de compilation de cartes marines et d'observations personnelles, de notations concrètes et de développements pratiques, c'est, en extrapolant un peu, un guide de croisière pour touristes cultivés. Il décrit et représente soixante-dix-neuf îles, des plus grandes aux plus petites. Le manuscrit de Buondelmonti fut fréquemment copié, puis il eut des émules, souvent italiens : Bartolomeo da li Sonetti, un poète, comme son nom l'indique, Benedetto Bordone, Tomas Porcacchi, etc. qui, jusqu'à la fin du XVIIe siècle, se montrèrent plus ambitieux, en cherchant à le compléter. L'isolario devint un genre littéraire à la mode. Il témoignait de l'intérêt porté par les milieux lettrés à la cartographie marine et de la parfaite connaissance acquise de la Méditerranée. Né d'une science en essor, l'isolario déclina faute de pouvoir se renouveler, confiné dans les limites d'une mer trop connue.
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