arrêt sur...

Une mer familière

Par Mireille Pastoureau

L'Atlas catalan


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Cette carte exceptionnelle se compose de douze feuillets de parchemin collés sur des planches de bois et sur les contreplats d'une reliure. Mis bout à bout, ils forment un ensemble de 64 centimètres de haut sur 3 mètres de large. La date de sa confection, 1375, n'est pas explicitement indiquée, mais on la déduit du calendrier perpétuel placé en tête des cartes. Une liste des livres de la bibliothèque royale – alors logée dans une tour du palais du Louvre – établie en novembre 1380 témoigne de sa présence à cette date. On connaît par ailleurs une lettre légèrement postérieure de l'héritier au trôné d'Aragon, Jean Ier, dans laquelle il projette d'offrir au roi de France une carte de Cresques le Juif. Cet artiste est-il aussi l'auteur de notre carte ? Les spécialistes s'en sont longtemps montrés convaincus, car on ne saurait imaginer combien il est satisfaisant pour un chercheur de sortir une œuvre de l'anonymat en lui donnant un nom d'auteur. Dans le cas présent, les historiens se trouvèrent doublement comblés puisque les Cresques sont au nombre de deux, Cresques Abraham, le père, et Jafuda Cresques, le fils, chacun accolant à son prénom le nom de son père, selon la tradition juive. Ces artisans, renommés pour leurs cartes marines et appréciés de leur souverain, entretenaient aussi d'étroites relations avec les milieux chrétiens. La conversion du fils, probablement dictée par des impératifs politiques, est signalée en 1391.
Quel que soit l'auteur de l'Atlas catalan, il était un homme de vaste culture, ajoutant à la science nautique des marins méditerranéens la compilation des récits de voyageurs occidentaux et orientaux.
De tous ces voyageurs, le Vénitien Marco Polo était certainement le plus célèbre. Il avait été précédé en Asie par quelques missionnaires et marchands, mais, parmi ces derniers, il fut le premier à raconter son aventure. Son retour d'Orient en 1295, après vingt-quatre ans d'absence, avait fortement impressionné ses contemporains. La rédaction de son récit de voyage devait enchanter les générations suivantes. Sa description de la Chine restera une référence et c'est le Cathay de Marco Polo et ses richesses que Christophe Colomb tentera de retrouver.

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Le récit de Marco Polo fut rédigé alors qu'il se trouvait dans une prison génoise où l'avait conduit une bataille perdue par Venise, sa cité, qui l'avait enrôlé après son retour. Le voyageur délégua sa plume à Rusticello de Pise, un écrivain de profession qui maîtrisait mieux que lui la langue française, alors préférée par les milieux cultivés de l'Italie du Nord et langue d'origine du fameux Livre des merveilles, encore appelé Devisement ou Description du monde. Traduit en latin, puis dans presque toutes les langues européennes, ce livre fut l'un des best-sellers de la fin du Moyen Âge. On en connaît 143 manuscrits recensés, dont plusieurs furent enrichis d'une profusion d'images curieuses. Avec l'invention de l'imprimerie, le succès du livre ira grandissant. Au XVIe siècle, l'Italien Giovanni Battista Ramusio le publiera dans sa grande collection de voyages et contribuera à son succès en le présentant comme une nouvelle Odyssée, Marco Polo devenant un autre Ulysse.
Composé par et pour des marchands, le Livre des merveilles présente d'abord une étude du marché asiatique. La moitié du livre est consacrée à des conseils pratiques, à l'énumération des distances entre les villes, à l'indication des marchandises que l'on y trouve, à la valeur des poids et mesures et aux modes de paiement. La description de son itinéraire apporte une matière de choix aux cartographes, puisqu'il utilisa à l'aller la voie terrestre, par l'Asie centrale jusqu'à Pékin, sillonna la Chine, puis revint par la mer de Chine, l'océan Indien et le golfe Persique. Cette navigation de dix-huit mois fait de lui le premier grand voyageur occidental à emprunter cette voie maritime.

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L'Asie

La partie orientale de l'Atlas catalan est presqu'exclusivement fondée sur le Livre des merveilles. Récemment intégré à l'empire mongol qui avait unifié les peuples de l'Asie, le Cathay, dans le nord de la Chine, avait été visité pour la première fois en 1253 par un franciscain émissaire de saint Louis, Guillaume de Rubrouck. Sa capitale Cambaluc (ici Chambalech) fait son entrée parmi les hauts lieux de la cartographie ancienne, en compagnie d'un certain nombre d'autres villes chinoises. Parmi elles Canton (Cincalan) n'est pas mentionnée par Marco Polo, mais par un autre franciscain Odoric de Pordenone envoyé du pape auprès du Grand Khan après le retour de Marco Polo. L'auteur de l'atlas a donc manifestement croisé ses sources.
Représenté la tête en bas (les cartes nautiques rappelons-le, n'ont ni haut ni bas) trône précisément le Grand Khan dont la légende explique qu'il est le plus grand souverain de la Terre. Le souverain mongol avait couvert Marco Polo d'honneurs et de cadeaux après lui avoir donné plusieurs missions de confiance.
Au nord, au-delà d'une chaîne de montagnes, qui n'est pas sans rapport avec la muraille de Chine, sont refoulés, toujours plus à l'est, certains personnages mythiques de la cartographie médiévale : l'Antéchrist et le prince de Gog et Magog, ce peuple cité dans la Bible qui aurait été isolé derrière ces montagnes par Alexandre le Grand.
Pour l'Atlas catalan, le monde s'arrête à la mer de Chine. Rien ne laisse supposer que l'auteur soit persuadé de la rotondité de la Terre, alors qu'il nous paraît pourtant très proche de cette vérité. L'île de Sumatra, appelée Trapobana de son nom antique et visitée par Marco Polo, est amputée de sa partie orientale. Elle constitue le bout du monde, la dernière terre avant l'inconnu. Près d'elle, dans une constellation d'îles multicolores, au nombre de 7 548 nous dit le texte, ont été repoussées les terres légendaires transmises par les géographes de l'Antiquité tels que Hérodote, Pline, Isidore de Séville, et affectionnées par le Moyen Âge : les îles aux sirènes, ces êtres mi-femme mi-poisson ou bien mi-femme mi-oiseau. Un peu plus au nord, des insulaires vivent nus, boivent de l'eau de mer et vivent de poisson cru : ce sont les premiers « sauvages ».
En prenant le chemin du retour vers l'Europe, nous rencontrons deux caravanes. La plus importante longe les monts de Sibérie au nord ; sa légende nous indique qu'elle se dirige vers le Cathay et on l'utilise souvent pour illustrer le voyage de Marco Polo. La plus petite, au centre, n'est composée que de trois cavaliers. Ce sont les rois mages en route pour Bethléem avec pour présents leurs merveilleux produits d'Orient : l'or, l'encens et la myrrhe. Le commentaire signale qu'ils sont inhumés dans la ville de Cologne, où se trouvent encore aujourd'hui leurs reliques.
Plus au sud, tenant une pépite d'or, la reine de Saba, souvent évoquée dans la littérature médiévale, illustre le passé de la riche Arabie. Celle-ci est alors aux mains des musulmans dont la ville sainte, Mecha, est figurée avec un fidèle en prière et l'arche de Mahomet. Ainsi voisinent sur cette carte, œuvre d'un juif, des allusions à l'islam et à la religion chrétienne. Elle offre une synthèse des cultures latine, chrétienne, juive et arabe.

L'Afrique du Nord

La partie la plus nouvelle de l'Atlas catalan est sans doute l'Afrique du Nord. Ici encore l'auteur laisse le continent inachevé puisqu'il l'arrête sans explication au cours du Niger, dessiné au reste très schématiquement. Mais il donne en revanche, pour la partie qu'il décrit, des informations que l'Occident ne connaissait pas encore, car il les tire du récit d'un voyageur arabe, Ibn Batoutah. Ce dernier, comme l'a écrit M. Mollat du Jourdin, « donne une réplique africaine au témoignage asiatique de Marco Polo ». Né à Tanger au début du XIVe siècle, Ibn Batoutah était juriste de formation. En 1325, en bon musulman, il partit pour La Mecque compléter sa formation dans les écoles coraniques du Proche-Orient avec l'excellente habitude de ne pas revenir par un chemin déjà suivi. Après un quart de siècle de pérégrinations, il consentit, lui aussi, à confier ses souvenirs à un ami qui les rédigea à la manière d'un conte oriental. Le titre, le Rihla, est éclairé par le sous-titre : « Cadeau fait aux observateurs traitant des curiosités offertes par les villes et des merveilles rencontrées dans les voyages ».
L'auteur de l'Atlas catalan lui emprunte les localisations des villes de Melli (Niani), Tembuch (Tombouctou), Geugen (Gao) et Maynia (Niamey) visitées par Ibn Batoutah à dos de chameau. Des réalités sahariennes, l'artiste a représenté un Touareg montant un dromadaire. Le roi du Mali, une pépite d'or à la main, est le premier souverain noir à figurer sur une carte.
Sur la côte atlantique, l'auteur nous montre à nouveau la quête obsédante de l'or, tentée cette fois du côté de la mer. Nous voyons le départ de l'expédition malheureuse de son compatriote Jaime Ferrer, parti en août 1346 vers le Riu del Or, le fleuve sur les rives duquel se troque le métal précieux. Les archipels des Açores, de Madère et des Canaries n'ont plus de mystère pour les marins catalans. Ils sont bien présents et l'île mythique de Brazil, que d'autres cartes situent en des endroits variables, notamment au large de l'Irlande, a été assimilée à une terre connue et ne fait qu'un, ici, avec l'île de Terceira aux Açores. Les vieux mythes ne subsistent plus que dans la légende inscrite à l'extrême gauche. Là sont évoquées les îles Fortunées, terres bienheureuses dont parlent les auteurs latins Pline et Isidore de Séville et où abondaient, croyait-on, les arbres, les fruits et les oiseaux. Depuis l'Antiquité elles marquaient traditionnellement le bout du monde, là où, nous dit le commentaire, erraient les âmes des païens après la mort. Avec une logique et une symétrie toutes médiévales, les anciennes cartes situaient le paradis des chrétiens, berceau de l'espèce humaine, dans la direction opposée, en extrême Asie ou dans une île au large de la Chine.
 
 
Il n'y a pas lieu de nous attarder ici sur la configuration de l'Europe. Soulignons seulement le progrès du tracé de la côte atlantique. La France et les îles Britanniques sont devenues reconnaissables, malgré le grossissement excessif de l'Irlande.
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