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Les hydrographes* normands

XVIe et XVIIe siècles
Par Sarah Toulouse

L’expérience et les connaissances normandes


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Entre 1480 et 1650, la Normandie est sans nul doute la province maritime française la plus active. Il n’est donc pas étonnant d’y voir se développer à partir des années 1530 une école d’hydrographie et de cartographie marine originale, pour laquelle on connaît une vingtaine de noms et une cinquantaine d’œuvres. Faute d’archives, les hommes sont mal connus : on cite souvent le nom de Pierre Desceliers, qualifié par ses compatriotes de « père de l’hydrographie française », et parfois celui de Jean Roze, qui a travaillé tour à tour pour Henry VIII et Henri II, mais certains cartographes ne sont plus connus que par la présence de leur signature sur quelques cartes, tel Nicolas Desliens ou Jean Cossin.
Les cartes, atlas et autres traités de navigation qu’ils ont laissés mettent cependant en lumière l’expérience et les connaissances de leurs auteurs.
Premier trait remarquable : ils sont tout autant hommes de la pratique que scientifiques de cabinet. Pilotes ou marchands, ils produisent des outils à destination de leurs semblables : au XVIe siècle, ils construisent donc essentiellement des cartes plates couvertes du traditionnel réseau de rhumbs. Mais ils suivent en parallèle, dans leurs traités, les avancées des mathématiciens qui tentent de résoudre la question de la représentation des loxodromie sur les cartes, et c’est à un hydrographe normand, Guillaume Le Vasseur, que l’on doit, en 1601, la première carte française construite selon la projection de Mercator. Certains cartographes sont également capables d’utiliser les projections les plus complexes, comme Guillaume Le Testu, qui trace en 1566 une très belle mappemonde en projection dite « de Bonne », véritable prouesse mathématique avec ses méridiens curvilignes et ses parallèles circulaires et concentriques.

Les régions représentées

On trouve dans le choix des régions représentées par les Normands un même mélange des genres : volonté de fournir aux marins des instruments de navigation et curiosité intellectuelle pour les découvertes. Ainsi représentent-ils surtout les mers que leurs compatriotes fréquentent : l’Atlantique est leur carte de prédilection ; ils y représentent le Brésil au moment où des expéditions normandes se dirigent vers cette région et les côtes d’Europe du Nord lorsque les marchands s’intéressent au Spitzberg (carte de Jean Dupont en 1625 et de Jean Guérard en 1628). En contrepoint, les planisphères géants de Desceliers et les divers atlas ou cosmographies décrivent tout le monde connu et imaginent les terres « non encore descouvertes1 ». L’élaboration de cartes peut répondre également aux besoins de l’enseignement, voire de la politique. Plusieurs cartes normandes sont ainsi dédiées à des princes : Desceliers peint les armes du roi Henri II, du connétable Anne de Montmorency et de l’amiral de France Claude d’Annebaut sur son planisphère de 1550 ; Guillaume Le Testu dédie son atlas de 1556 à l’amiral de Coligny ; Jacques de Vaulx met son traité d’hydrographie de 1583 sous le patronage du duc de Joyeuse, amiral de France. Ces œuvres sont richement enluminées : les hydrographes composent de véritables tableaux, leçons de géographie mais aussi d’histoire ou de zoologie, pour faire allégeance et pour obtenir des faveurs. Parfois la cartographie peut même devenir propagande : la présence de blasons portant les armes de France dans le Nord du Brésil et en Floride sur la carte de Pierre de Vaulx de 1613 s’explique peut-être par les efforts de la France, au début du XVIIe siècle, pour reconquérir des terres en Amérique.
 

Les influences

Tout comme ils savent s’approprier les travaux des mathématiciens, les cartographes normands connaissent les autres travaux européens et s’en inspirent. Ils se situent à mi-chemin entre la cartographie marine portugaise et espagnole des XVe et XVIe siècles – encore très proche des portulans médiévaux – et le renouveau apporté par les Hollandais à partir de la fin du XVIe siècle.
Au début du XVIe siècle, la science nautique européenne est dominée par les Portugais. Outre que leurs cartes circulent et servent de modèles, des cartographes portugais s’installent également en France. On observe donc sans surprise une nette influence portugaise chez les premiers cartographes normands : il n’y a qu’à constater la présence de nombreux toponymes portugais sur leurs cartes, y compris pour la Normandie ! Mais cette influence ne se limite pas à la nomenclature, elle se retrouve également dans le tracé des côtes, par exemple, sur certains atlas, dans la représentation de l’Écosse comme une île.
Vers la fin du XVIe et au XVIIe siècle, les Hollandais inondent l’Europe d’atlas imprimés, qui sont vite traduits et copiés un peu partout. Si les cartographes normands y empruntent des éléments pour le tracé et la nomenclature des côtes de l’Europe du Nord, ils adoptent également leurs symboles hydrographiques : ancres pour indiquer les ports, réseaux de points pour signaler hauts-fonds et écueils, indications sur la nature des fonds apparaissent alors, notamment sur les cartes de Jean Guérard à partir de 1625.
 

Les traits originaux

Les cartes normandes comportent cependant des traits originaux, entre autres dans la représentation des côtes de l’Amérique du Nord. Ainsi le Labrador se présente chez les Normands comme une grande avancée de terre vers l’Est, terminée en pointe et séparée du reste du continent par une échancrure assez profonde au nord du Saint-Laurent. Autres exemples, la représentation de Terre-Neuve comme un archipel et non comme la presqu’île des autres cartes de l’époque, ou l’imaginaire baie de Norambègue, qui entame la côte au sud de la Nouvelle-Écosse.
La Normandie n’est pas la seule province française à s’intéresser à l’art de la navigation et à la cartographie. À la même époque, le port du Conquet, en Bretagne, a abrité deux familles de cartographes, les Brouscon et les Troadec, producteurs de cartes et de petits guides nautiques, dont certains ont été imprimés et largement diffusés, entre 1540 et 1590. À la différence des Normands, les Bretons s’adressent uniquement aux marins : il s’agit de carnets pratiques, composés essentiellement de cadrans, notamment pour calculer les amplitudes des marées. Les Normands connaissent les travaux des Bretons et reproduisent certains schémas dans leurs propres traités d’hydrographie. Les Bretons, quant à eux, s’inspirent largement des Normands pour leurs quelques cartes marines.
D’une manière générale, les hydrographes normands ont été de bons vulgarisateurs de la science nautique de leur époque : ils innovent peu, mais savent se tenir au courant des dernières découvertes et les diffuser auprès des marins. Pourtant, après 1643, la Normandie ne fournit plus ni cartes, ni traités. Les guerres de religion ont durement touché la région, amorçant le déclin de ses ports, et après 1630 tout s’accélère : Rouen, Dieppe et Honfleur sont supplantées par La Rochelle ou Bordeaux. Mais la fin de l’école normande est sans doute liée également à une diffusion trop restreinte de sa production : si elle a su évoluer dans son contenu et passer du portulan médiéval à la carte marine moderne, sa production est toujours restée manuscrite et n’a pu finalement résister à la concurrence des atlas imprimés hollandais.
Notes
1. Parmi les terres imaginaires représentées par les cartographes du XVIe siècle, l’une d’entre elles, la « Grande Jave », est une spécificité normande et bretonne. Cette vaste terre qui s’étend au sud de l’Indonésie pour rejoindre la Terre Australe a fait couler beaucoup d’encre et fait toujours débat parmi les historiens de la cartographie.
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