Émile Zola,
Travail
Autres textes :

-Charles Fourier
Théorie des quatre mouvements et des destinées générales


- Saint-Simon et Thierry
De la réorganisation de la société européenne


Robert Owen
New state of society


-
Charles Fourier
Le Nouveau Monde industriel et sociétaire


-
Étienne Cabet
Voyage et aventures de Lord William Carisdall en Icarie


-
Karl Marx et Friedrich Engels
L’idéologie allemande


-
Victor Hugo
Paris.


-Samuel Butler
Erewhon ou De l’autre côté des montagnes

-Charles Renouvier
Uchronie

-
Jules Verne
Les Cinq Cents Millions de la Bégum


- Villiers de L’Isle-Adam
L’Ève future

- William Morris
Nouvelles de nulle part ou Une ère de repos

- H.G. Wells
La Machine à remonter le temps

- Émile Zola
Travail


C’était, dès maintenant, une leçon de choses, une expérience décisive, qui peu à peu allait convaincre tout le monde. Comment nier la force de cette association du capital, du travail et de l’intelligence, lorsque les bénéfices devenaient plus considérables d’année en année et que les ouvriers de la Crècherie gagnaient déjà le double de leurs camarades des autres usines ? Comment ne pas reconnaître que le travail de huit heures, de six heures, de trois heures, le travail devenu attrayant, par la diversité même des tâches, dans des ateliers clairs et joyeux, avec des machines que des enfants auraient conduites, était le fondement même de la société future, lorsqu’on voyait les misérables salariés d’hier renaître, redevenir des hommes sains, intelligents, allègres et doux, dans cet acheminement à la liberté, à la justice totales ? Comment ne pas conclure à la nécessité de la coopération, qui supprimerait les intermédiaires parasites, le commerce où tant de richesse et de force se perdent, lorsque les Magasins-Généraux fonctionnaient sans heurt, décuplant le bien-être des affamés d’hier, les comblant de toutes les jouissances réservées jusque-là aux seuls riches ? Comment ne pas croire aux prodiges de la solidarité qui doit rendre la vie aisée, en faire une continuelle fête, pour tous les vivants, lorsqu’on assistait aux réunions heureuses de la Maison-Commune, destinée à devenir un jour le royal Palais du peuple, avec ses bibliothèques, ses musées, ses salles de spectacle, ses jardins, ses jeux et ses divertissements ? Comment enfin ne pas renouveler l’instruction et l’éducation, ne plus les baser sur la paresse de l’homme, mais sur son inextinguible besoin de savoir, et rendre l’étude agréable, et laisser à chacun son énergie individuelle, et réunir dès l’enfance les deux sexes qui doivent vivre côte à côte, lorsque les Ecoles étaient là si prospères, débarrassées du trop de livres, mêlant les leçons aux récréations, aux premières notions des apprentissages professionnels, aidant chaque génération nouvelle à se rapprocher de l’idéale Cité, vers laquelle l’humanité est en marche depuis tant de siècles ?
Aussi l’exemple extraordinaire que la Crècherie donnait quotidiennement sous le grand soleil, devenait-il contagieux. Il ne s’agissait plus de théories, il s’agissait d’un fait qui se passait là, aux yeux de tous, d’une floraison superbe, dont l’épanouissement s’élargissait sans arrêt. Et, naturellement, l’association gagnait de proche en proche les hommes et les terrains d’alentour, des ouvriers nouveaux se présentaient en foule, attirés par les bénéfices, par le bien-être, des constructions nouvelles poussaient de partout, s’ajoutaient continuellement aux premières bâties. En trois ans, la population de la Crècherie doubla, et la progression s’accélérait avec une incroyable rapidité. C’était la Cité rêvée, la Citée du travail réorganisé, rendu à sa noblesse, la Cité future du bonheur enfin conquis, qui sortait naturellement de terre, autour de l’usine élargie elle-même, en train de devenir la métropole, le cœur central, source de vie, dispensateur et régulateur de l’existence sociale. Les ateliers, les grandes halles de fabrication s’agrandissaient, couvraient des hectares ; tandis que les petites maisons, claires et gaies, au milieu des verdures de leurs jardins, se multipliaient, à mesure que le personnel, le nombre des travailleurs, des employés de toutes sortes, augmentait. Et, ce flot peu à peu débordant, les constructions nouvelles s’avançait vers l’Abîme, menaçait de le conquérir, de le submerger. D’abord, il y avait eu de vastes espaces nus entre les deux usines, ces terrains incultes que Jordan possédait en bas de la rampe des Monts Bleuses. Puis, aux quelques maisons bâties près de la Crècherie, d’autres maisons s’étaient jointes, toujours d’autres, une ligne de maisons qui envahissait tout comme une marée montante, qui n’était plus qu’à deux ou trois cents mètres de l’Abîme. Bientôt, quand le flot viendrait battre contre lui, ne le couvrirait-il pas, ne l’emporterait-il pas, pour le remplacer de sa triomphante floraison de santé et de joie ? Et le vieux Beauclair lui aussi était menacé, car toute une pointe de la Cité naissante marchait contre lui, près de balayer cette noire et puante bourgade ouvrière, nid de douleur et de peste, où le salariat agonisait sous les plafonds croulants.
Parfois, Luc, le bâtisseur, le fondateur de ville, la regardait croître, sa Cité naissante, qu’il avait vue en rêve, le soir où il avait décidé son œuvre ; et elle se réalisait, et elle partait à la conquête du passé, faisant sortir du sol le Beauclair de demain, l’heureuse demeure d’une humanité heureuse. Tout Beauclair serait conquis, entre les deux promontoires des Monts Bleuses, tout l’estuaire des gorges de Brias se couvrirait de maisons claires, parmi des verdures, jusqu’aux immenses champs fertiles de la Roumagne. Et, s’il fallait des années et des années encore, il l’apercevait déjà de ses yeux de voyant, cette Cité du bonheur qu’il avait voulue, et qui était en marche.

Pendant ses longues heures de contemplation heureuse, devant sa fille prospère, Luc souvent révisait le passé. Et il revoyait d’où il était parti, de la lecture si lointaine déjà d’un petit livre bien modeste, où était résumée la doctrine de Fourier. Il se rappelait la nuit d’insomnie, pendant laquelle, tout fiévreux de sa mission encore obscure, le cerveau et le cœur préparés à recevoir la bonne semence, il s’était mis à lire, pour trouver le sommeil. Et c’était alors que les coups de génie de Fourier, les passions humaines remises en honneur, utilisées, acceptées comme les forces mêmes de la vie, le travail tiré de son bagne, ennobli, rendu attrayant, devenu le nouveau code social, la liberté et la justice peu à peu conquises par un acheminement pacifique, grâce à l’association du capital, du travail et de l’intelligence, ces coups de génie qui le frappaient en pleine surexcitation intellectuelle et morale, l’avaient brusquement illuminé, exalté, jeté dès le lendemain à l’action. C’était à Fourier qu’il devait d’avoir osé, d’avoir tenté l’expérience de la Crècherie.

La première Maison-Commune, avec son Ecole, les premiers Ateliers si propres et si gais, avec leur division de travail, la première Cité ouvrière, avec ses façades blanches riant parmi les verdures, étaient nés de l’idée fouriériste, ensommeillée comme la bonne graine dans les champs d’hiver, toujours prête à germer et à fleurir. La religion de l’humanité, ainsi que le catholicisme, devait mettre peut-être des siècles à s’établir solidement. Mais quelle évolution ensuite, quel élargissement continu, à mesure que l’amour poussait et que la Cité se fondait ! Fourier, évolutionniste, homme de méthode et de pratique, en apportant l’association entre le capital, le travail et l’intelligence, à titre d’expérience immédiate, aboutissait d’abord à l’organisation sociale des collectivistes, ensuite même au rêve libertaire des anarchistes. Dans l’association, le capital peu à peu se répartissait, s’anéantissait, le travail et l’intelligence devenaient les seuls régulateurs, les fondements du nouveau pacte.

Émile Zola, Travail
Paris, Fasquelle, 1901 P. 380/382