Étienne Cabet,
Voyage et aventures de Lord William Carisdall en Icarie
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Description d’Icarie : ville modèle

Déchire tes plans, mon pauvre Camille, et cependant réjouis-toi, car je t’envoie, pour les remplacer, le plan d’une ville-modèle, que tu désirais depuis long-temps. Je regrette bien vivement de ne t’avoir pas ici pour te voir partager mon admiration et mon ravissement.
Imagine d’abord, soit à Paris, soit à Londres, la plus magnifique récompense promise pour le plan d’une ville-modèle, un grand concours ouvert, et un grand comité de peintres, de sculpteurs, de savants, de voyageurs, qui réunissent les plans ou les descriptions de toutes les villes connues, qui recueillent les opinions et les idées de la population entière et même des étrangers, qui discutent tous les inconvénients et les avantages des villes existantes et des projets présentés, et qui choisissent entre des milliers de plans-modèles le plan-modèle le plus parfait. Tu concevras une ville plus belle que toutes celles qui l’ont précédée ; tu pourras de suite avoir une première idée d’Icara, surtout si tu n’oublies pas que les citoyens sont égaux, que c’est la république qui fait tout, et que la règle, invariablement, et constamment suivie en tout, c’est : d’abord le nécessaire, puis l’utile, enfin l’agréable.
Maintenant, par où commencer ? Voilà l’embarrassant pour moi ! Allons, je suivrai la règle dont je viens de te parler, et commencerai par le nécessaire et l’utile.
Je ne te parlerai pas des précautions prises pour la salubrité, pour la libre circulation de l’air, pour la conservation de sa pureté et même pour sa purification. Dans l’intérieur de la ville, point de cimetières, point de manufactures insalubres, point d’hôpitaux : tous ces établissements sont aux extrémités, dans des places aérées, près d’une eau courante ou à la campagne.
Jamais je ne pourrai t’indiquer toutes les précautions imaginées pour la propreté des rues. Que les trottoirs soient balayés et lavés tous les matins, et toujours parfaitement propres, c’est tout simple : mais les rues sont tellement pavées ou construites que les eaux n’y séjournent jamais, trouvant à chaque pas des ouvertures pour s’échapper dans des canaux souterrains.
(…)
La loi (tu vas peut-être commencer par rire, mais tu finiras par admirer), la loi a décidé que le piéton serait en sûreté et qu’il n’y aurait jamais d’accident ni du côté des voitures et des chevaux ou des autres animaux, ni d’aucun autre côté quelconque. Réfléchis maintenant, et tu verras bientôt qu’il n’y a rien d’impossible à un gouvernement qui veut le bien.
D’abord, pour les chevaux fringants, ceux de selle, on n’en permet pas dans l’intérieur de la ville, la promenade à cheval n’étant soufferte qu’au dehors et les écuries étant aux extrémités.
(…)
Tu comprends en outre que les conducteurs de voitures, étant tous des ouvriers de la République et ne reçevant rien de personne, n’ont aucun intérêt à s’exposer à des accidents et sont au contraire intéressés à les éviter.
Tu comprends aussi que, toute la population étant dans les ateliers ou les maisons jusqu’à trois heures, et les voitures de transport ne circulant qu’aux heures où les omnibus ne courent pas et où les piétons sont peu nombreux, et les roues ne pouvant jamais quitter leurs ornières, les accidents de la part des voitures et entre les voitures doivent être presque impossibles.
(…)
Les piétons sont protégés même contre les intempéries de l’air, car toutes les rues sont garnies de trottoirs , et tous ces trottoirs sont couverts avec des vitres, pour garantir de la pluie sans priver de la lumière, et avec des toiles mobiles pour garantir de la chaleur. On trouve même quelque rues entièrement couvertes, surtout entre les grands magasins de dépôt, et tous les passages pour traverser les rues sont également couverts.
(…)
Je n’ai pas besoin de te dire que tous les monuments ou établissements utiles que l’on trouve ailleurs se trouvent à plus forte raison ici, les écoles, les hospices, les temples, les hôtels consacrés aux magistratures publiques, tous les lieux d’assemblée populaire, même les arènes ; des cirques, des théâtres, des musées de toute espèce, et tous les établissements que leur agrément a rendus presque nécessaires.
Point d’hôtels aristocratiques, comme point d’équipages ; mais point de prisons ni de maisons de mendicité. Point de palais royaux ou ministériels ; mais les écoles, les hospices, les assemblées populaires sont autant de palais, ou, si tu veux, tous les palais sont consacrés à l’utilité publique .
Je ne finirais pas, mon cher frère, si je voulais t’énumérer tout ce qu’Icara renferme d’utile ; mais je t’en ai dit assez, peut-être trop, quoique je sois sur que ton amitié trouvera quelque plaisir dans tous ces détails, et j’arrive à l’agréable, où tu trouveras encore la variété, constante compagne de l’uniformité.
Voyons donc les formes extérieures des maisons, et des monuments.
Je t’ai déjà dit que toutes les maisons d’une rue sont semblables, mais que toutes les rues sont différentes, et représentent toutes les jolies maisons des pays étrangers.
Ton œil ne sera jamais blessé ici de la vue de ces masures, de ces cloaques et de ces carrefours qu’on trouve ailleurs à côté des plus magnifiques palais, ni de la vue de ces haillons qu’on rencontre à côté du luxe de l’Aristocratie.
(…)
Nulle part tu ne verrais plus de peintures, plus de sculptures, plus de statues qu’ici dans les monuments, sur les places, dans les promenades et dans les jardins publics ; car tandis qu’ailleurs les œuvres des beaux-arts sont cachées dans les palais des rois et des riches, tandis qu’à Londres, les musées, fermés les dimanches, ne sont jamais ouverts pour le Peuple qui ne peut quitter son travail pour les visites pendant la semaine, toutes les curiosités n’existent ici que pour le Peuple et ne sont placées que dans des lieux fréquentés par le Peuple.
Et comme c’est la République qui fait tout créer par ses peintres et ses sculpteurs, comme les artistes, nourris, vêtus, logés et meublés par la Communauté, n’ont d’autre mobile que l’amour
De l’art et de la gloire, et d’autre guide que les inspirations du génie, tu vas comprendre les conséquences.
Rien d’inutile, et surtout rien de nuisible, mais tout dirigé vers un but d’utilité ! Rien en faveur du despotisme et de l’Aristocratie, du fanatisme et de la superstition, mais tout en faveur du Peuple et de ses bienfaiteurs, de la liberté et de ses martyrs, ou contre ses anciens tyrans et ses satellites.
Jamais ces nudités ou ces peintures voluptueuses qui, dans nos capitales, pour plaire aux libertins puissants, et par la plus monstrueuse des contradictions, tandis qu’on recommande sans cesse la décence et la chasteté, présentent publiquement au Peuple des images que le mari voudrait cacher à sa femme et la mère à ses enfants.
Jamais non plus ces œuvres de l’ignorance ou de l’incapacité que la misère vent à vil prix pour avoir du pain , et qui corrompent le goût général en déshonorant les autres ; car ici rien n’est admis par la République sans examen ; et comme à Sparte où l’on supprimait à leur naissance les enfants infirmes ou difformes, ici l’on plonge sans pitié dans les ténèbres du néant toutes les productions indignes d’être éclairées par les rayons du Dieu des arts.
Je m’arrête, mon cher Camille, quoique j’eusse beaucoup à te dire sur les rues-jardin, sur la rivière et les canaux, sur les quais et les ponts, et sur les monuments qui ne sont que commencés ou projetés.
Mais que diras-tu, quand j’ajouterai que toutes les villes d’Icarie , quoique beaucoup moins grandes, sont sur le même plan, à l’exception des grands établissements nationaux !
Aussi je crois t’entendre crier avec moi : Heureux Icariens ! Malheureux Français !

Étienne Cabet, Voyage et aventures de Lord William Carisdall en Icarie, 1840, Chapitre VI, " Description d’Icarie : ville modèle ", pp. 41-48.