Une mer familière
Par Mireille Pastoureau
De l'empirisme aux instruments
La carte portulan résulte aussi d'une innovation technique : la détermination du nord (ou du sud) par la boussole. Sans la boussole, en effet, pas de carte marine, car il est indispensable que chaque utilisateur de la carte dispose des mêmes points de référence que celui qui l'a établie.
L'invention de la boussole
Bien que la ville d'Amalfi se vante d'avoir inventé la boussole au début du XIIe siècle, il semble que l'aiguille aimantée fut utilisée en Méditerranée à la fin de ce siècle seulement, sans plus de précision. Comme l'a fort bien expliqué le commandant Bellec, ancien directeur du musée de la Marine, c'était à l'origine une simple aiguille flottante, aimant naturel ou aiguille de fer touchée par une pierre d'aimant. Elle était appelée « calamite », du nom latin désignant le roseau qui lui servait de flotteur sur l'eau d'un récipient. Mise en rotation par un aimant naturel approché par le pilote, l'aiguille se stabilisait selon l'axe nord-sud. Elle semblait désigner l'étoile polaire et, puisque l'on ignorait le phénomène du magnétisme terrestre, on pouvait imaginer que son orientation signifiait une intention divine. Aussi est-il légitime de penser que, avant de devenir un instrument de route, l'aimant fut d'abord un talisman.
En Chine, où semble-t-il elle fut imaginée, l'aiguille montrait non pas le nord mais le sud, par égard pour l'empereur, car il fallait respectueusement tourner le dos à la Grande Ourse, résidence du « souverain d'en haut » dont il était le représentant sur la Terre. À la fin du XIe siècle, en mer de Chine et dans l'océan Indien, les pilotes chinois, arabes et persans s'orientaient aussi parfois grâce à l'aiguille aimantée lorsqu'un ciel exceptionnellement couvert leur masquait les étoiles.
L'aiguille aimantée fit rapidement place à la boussole que nous connaissons. La partie aimantée était alors posée en équilibre sur un pivot. La boîte dans laquelle elle était enfermée, la boussola, donna son nom à l'ensemble. Elle fut complétée au début du XIVe siècle par une rose des vents fixe sur laquelle figuraient les directions cardinales de la tradition grecque et qui fut aussi, à son tour, dessinée sur les cartes. En subdivisant ainsi l'espace au lieu d'indiquer seulement le nord, elle permettait au timonier de déterminer son cap avec plus de précision et elle l'aidait à conserver sa route, c'est-à-dire à maintenir constant l'angle entre sa direction et l'orientation de l'aiguille de la boussole. Lorsqu'une rose légère fut rendue solidaire de l'aiguille aimantée, la tâche du timonier fut encore facilitée, car il n'était plus obligé de manipuler sans cesse le boîtier pour recaler la rose des directions. La boussole terrestre était devenue « compas de mer ». Bien que l'évêque d'Acre ait écrit, en 1218, qu'elle était nécessaire à la navigation, elle fut loin d'être adoptée par tous les marins de la Méditerranée qui étaient habitués à d'autres usages.
Dans les mers du Nord, elle n'apparut que dans le dernier tiers du XIVe siècle, pour devenir courante au XVe. C'est surtout lorsque les navigateurs s'aventureront en haute mer que le compas s'avérera absolument nécessaire pour faire le point.
Les lignes de « rhumb »
Le fond des cartes marines est sillonné de lignes appelées « rhumb » qui retracent les directions de la boussole et qui sont un élément essentiel des cartes portulans. Ces lignes se croisent à l'intérieur d'un cercle (ou de deux dans le cas de la carte pisane) qui occupe un maximum d'espace. Sur sa circonférence, qui n'est pas toujours apparente, se trouvent seize points équidistants reliés les uns aux autres par des lignes de rhumb délimitant seize aires de vents de 22° 30'. Pour des raisons de lisibilité qui devinrent des conventions, et afin d'éviter au pilote d'avoir à compter trop de lignes, les huit vents principaux étaient tracés en noir ou brun, les huit demi vent en vert et les seize quarts de vent en rouge.
En se rejoignant, ces lignes composent un ensemble de parallélogrammes, carrés ou rectangulaires. Si les lignes verticales semblent jouer le rôle des méridiens et les horizontales celui des parallèles, elles ne constituent en aucun cas un système de coordonnées graduées qui n'apparaîtra, lui, qu'à la Renaissance. Ce canevas de rhumb portait le nom italien de marteloio, dont l'étymologie serait mar teloio (toile de fond marine), duquel dériva le français marteloire.
Les échelles de distances
La carte portulan est traditionnellement complétée par une échelle des distances. Nous en voyons deux sur la carte pisane, placées en haut et sur la droite, chaque section de l'échelle étant subdivisée dix fois. Au centre de ces mesures, une perforation matérialise l'usage répété du compas à deux branches. Sur la plupart des cartes, les subdivisions vont par cinq et non par dix. L'unité de distance des cartes marines est le mille romain, commode pour donner une image synthétique, mais peu facile à évaluer en mer où l'on comptait plutôt en journées de navigation ou en heures de sablier.
La carte marine se présente donc dès ses débuts comme un document très novateur, pratique, né de l'expérience et destiné à s'enrichir par elle. Il faut souligner que pour la première fois au Moyen Âge nous avons une carte orientée vers le nord. Les autres cartes plaçaient toujours, pour des raisons religieuses bien connues, l'est vers le haut, et cette direction, choisie également pour le chevet des églises, donna naissance au verbe « orienter ».
Mais la carte portulan supposait de la part de ses usagers un ensemble de connaissances et de calculs indispensables qu'il leur faudra encore développer lorsque la navigation deviendra océanique. Plusieurs inconnues techniques demeurent encore. Tout d'abord distinguer le nord géographique du nord magnétique, qui est encore le seul connu. N'ayant pas, en outre, de projection définie, cette carte établie sur la trame des lignes de rhumb de la rose des vents et avec une unique échelle de distances, n'est qu'un ensemble d'itinéraires côtiers. Le peu d'écartement nord-sud de la Méditerranée (pas plus de 6°) explique enfin que les pilotes n'aient pas cherché à déterminer la latitude, dissuadés également par le manque de précision des instruments existants. Quant à la longitude, son secret ne sera percé qu'au XVIIIe siècle, ce qui donne à la carte pisane, pratiquement exacte de ce point de vue, un caractère prodigieux et inexplicable. Notons enfin, à côté de la justesse des proportions générales, une déformation insistante des tracés côtiers qui tend à accentuer les îles, les caps et les estuaires. Ce trait restera dominant dans les cartes marines dont le souci n'est pas tant de respecter la vérité de la topographie que de servir d'outil au navigateur en attirant son attention sur les particularités de la côte.