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Sur la route des deux Indes

Par Mireille Pastoureau

Les partages du monde

Les États chrétiens d'Europe ne contestaient pas encore le pouvoir temporel de la papauté qui restait pour peu d'années l'arbitre universel. Celle-ci, qui se tenait parfaitement informée de l'avancée des découvreurs, cautionna le partage des conquêtes entre les deux nations ibériques. Une première bulle papale de 1455, qui donnait entière juridiction aux Portugais sur les découvertes au-delà du cap Bojador, fut récusée par la Castille. Jusqu'en 1480, ce ne furent que disputes entre les deux royaumes et incursions des marins andalous en Afrique. En 1480, le traité d'Alcaçovas-Toledo, en confirmant la possession des Canaries par la Castille ainsi que celle des autres îles et de la côte africaine au sud du cap Bojador par le Portugal, mit officiellement fin au conflit. Mais rien n'avait été fixé pour les terres de l'ouest de l'Atlantique. En 1481, Jean II de Portugal accédait au trône, succédant au roi Alphonse V qui, depuis quelques années déjà, lui avait confié l'administration coloniale et la direction des expéditions maritimes. Face aux Rois catholiques, Isabelle de Castille et Ferdinand d'Aragon, qui par leur mariage, en 1469, avaient réalisé l'unité de l'Espagne, Jean II devait se révéler un grand homme politique et le digne continuateur d'Henri le Navigateur.
Le retour de Colomb, en mars 1493, montra l'urgence du problème et des négociations difficiles s'ouvrirent. Il était clair désormais que la majeure partie de l'or du monde gisait au sud de l'équateur. On ne pouvait donc plus envisager de diviser la terre par son 27e parallèle nord, comme l'avait rêvé un temps la Portugal. Malgré des promesses implicites faites par le Souverain pontife au Portugal dans une bulle précédente, la bulle Inter Cetera de mai 1493 avantageait ouvertement la Castille. Ferdinand d'Aragon avait su s'attirer les bonnes grâces du pape Alexandre VI Borgia, aragonais d'origine. Le pape proposa donc, dans un premier temps, de partager le monde selon une ligne nord-sud passant d'un pôle à l'autre et située à 100 lieues « à l'ouest et au sud » des îles du Cap-Vert et des Açores.
Cette ligne se situait dans un espace large de 1 200 kilomètres, distance qui sépare la plus orientale des îles du Cap-Vert et la plus occidentale des Açores. À l'ouest de cette ligne, toutes les îles et terres non possédées préalablement par un prince chrétien, découvertes ou à découvrir, seraient la propriété de la couronne de Castille.
Il semble que l'idée d'une telle ligne de partage vint de Colomb lui-même, toujours idéaliste, qui prétendait qu'au-delà de cent lieues, le climat de l'Atlantique changeait, la température s'adoucissait et la mer se remplissait d'algues, autant de signes prouvant que l'on pénétrait dans un autre domaine. Cette bulle trop partiale ne reflétait pas le réel rapport de forces entre les deux puissances. Le roi Jean II de Portugal ne pouvait accepter de voir son empire menacé par les ambitions espagnoles. Le point essentiel pour lui était de sauvegarder la route des Indes par le cap de Bonne-Espérance, mais il ne négligeait pas l'éventualité d'une voie occidentale qui s'appuierait sur des terres dont, nous allons le voir, il avait déjà quelque idée.
 

Le traité de Tordesillas

Jean II de Portugal manœuvra donc habilement pour amener le pape à de meilleurs sentiments et l'or que ses navires rapportaient de la Mina lui fut en la matière d'une utilité certaine. Le traité de Tordesillas, signé en juin 1494, rectifia les clauses de la bulle au grand profit du Portugal, puisque la nouvelle ligne de partage fut éloignée à 370 lieues à l'ouest des îles du Cap-Vert. Jusqu'au 46° de longitude ouest, le Portugal gagnait 1 350 kilomètres d'océan. Les Espagnols, qui attendaient d'un jour à l'autre le retour du deuxième voyage de Colomb, obtinrent seulement un moratoire de vingt jours : si une nouvelle découverte espagnole survenait d'ici là, dans un espace proche de la ligne de partage, celle-ci passerait à 250 lieues au lieu de 370. Colomb revint bredouille. Les Portugais n'avaient pas pris un grand risque en concédant aux Espagnols ce délai de vingt jours. L'avenir devait révéler que ce traité leur attribuait à la fois le Brésil et les îles aux épices, en plus des territoires de l'Inde, de l'Asie du Sud-Est et de la Chine prévus par le traité. L'Espagne, de son côté, était maîtresse des deux Amériques – hormis le Brésil – et de l'océan Pacifique.
Hasard ou préméditation machiavélique de la part de Jean Il, surnommé « le prince parfait » ? Il n'est pas exclu que les Portugais aient été mieux informés qu'ils ne le laissaient paraître et leur politique du secret remporta là son meilleur succès. Il semble bien, en effet, que des navires lusitaniens avaient atteint secrètement la côte sud-américaine avant la découverte officielle du Brésil par Pedro Alvares Cabral en 1500. Il est moins probable, en revanche, que la position des îles aux épices, dans l'océan Indien, ait été suffisamment précise, dans l'esprit des négociateurs portugais, pour qu'ils aient eu conscience de tous les avantages d'une ligne de partage à 370 lieues. Elle faisait pourtant tomber dans leur escarcelle les Moluques, généreux cadeau du destin.
 

La découverte du Brésil et le bois de braise

 
L'armada de Cabral n'était pas destinée à l'Amérique. Elle apportait des renforts aux Indes orientales, en empruntant l'itinéraire inauguré par Vasco de Gama. Un crochet trop large pour venir prendre l'alizé portant, selon la manœuvre de la « volte », lui valut de longer sur plusieurs centaines de kilomètres la côte brésilienne. Ainsi naquit le Brésil portugais, bien que les historiens se demandent si Amerigo Vespucci ou Vicente Yanez Pinzon n'en étaient pas les premiers découvreurs. Sans parler des aventuriers ou des marchands égarés, notamment français, qui avaient pu s'y rendre, mais sans mandat de leur gouvernement.

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Le Brésil apparaît en majesté sur une magnifique planche de l'Atlas Miller. Les Portugais en contrôlent totalement l'accès, comme le montrent leurs armoiries et leurs caravelles qui ont envahi la page. Ils n'ont pas encore entrepris la colonisation à proprement parler ; elle viendra plus tard, avec l'élevage du bétail et la culture de la canne à sucre. Pour le moment, ils se contentent d'exploiter les forêts côtières, à la recherche du « bois de brésil », le « pâo brasil » qui donna son nom au pays, déjà nommé, ici, « Terra brasilis ». Dès le Moyen Âge, ce bois aux multiples variétés, que l'on importait à grands frais des Indes orientales, était très recherché pour la teinture des tissus auxquels il donnait une couleur allant du rouge de braise au rose intense.
Dans le courant du XVIe siècle, les Français firent concurrence aux Portugais pour le commerce du bois de braise et le voyageur Jean de Léry a conservé l'image de navires naufragés lors du voyage de retour, laissant sur la mer une énorme tache rouge comme du sang. Les enluminures de cette carte nous montrent des Indiens nus employés à l'abattage et au transport des troncs. Leur travail consistait à brûler le pied des arbres pour les abattre, à les dépouiller de leur écorce et à les débiter en grumes de un ou deux mètres transportées jusqu'à la rivière la plus proche par laquelle elles étaient alors acheminées jusqu'à un port d'embarquement ; la riche toponymie de la côte Prouve que celle-ci avait été soigneusement explorée. Cette carte offre également une des premières représentations des parures de plumes des Indiens.
L'Atlas Miller (1519) utilise des armoiries des États pour signifier la propriété des territoires, mais il ne figure aucunement les lignes de partage du monde. Et pour cause. Comme nous le verrons, les moyens de mesure de la longitude étaient encore si peu perfectionnés qu'aucun cartographe n'était alors en mesure de tracer ces lignes de façon exacte. Cette difficulté devint vite un problème crucial pour les royaumes ibériques qui se disputaient violemment la propriété de l'archipel des riches Moluques, les « îles du clou », dont on ne savait si elles étaient en zone portugaise ou en zone espagnole.
Le voyage de Magellan permit de démontrer, à tort, qu'elles se trouvaient dans « l'hémisphère espagnol ». Avec ses pilotes, il les situa à 2° 30' à l'est du méridien de partage, alors qu'elles étaient en réalité à 4° à l'ouest. La conférence de Badajoz, réunie en 1524 pour trancher la question, vit s'affronter des thèses opposées et quelque peu fantaisistes. Les Espagnols allèrent jusqu'à attribuer aux Moluques la longitude de 26° est, voire de 32° est, chiffre défendu par les Castillans pendant tout le XVIe siècle. Pour leur défense, les Portugais produisaient des cartographes experts qui défendaient la thèse « occidentaliste » mais certains d'entre eux, tels les Reinel, en passant au service de l'Espagne, firent aussi passer les Moluques de l'autre côté du méridien de partage.
Pour en finir, bien que dans son droit, mais incapable de prouver que les Moluques se trouvaient à l'ouest de la ligne, le Portugal les racheta à l'Espagne pour la somme de 350 000 ducats par le traité de Saragosse d'avril 1529. Le magnifique planisphère de Domingo Teixeira, qui figure précisément les lignes de partage, nous montre une querelle réglée, mais qui a laissé des souvenirs. Le cartographe insiste lourdement sur la position des îles contestées qu'il situe par deux fois à l'ouest du méridien fatidique : une première fois dans la marge de gauche et une deuxième fois à leur place dans l'Insulinde.
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