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Sur la route des deux Indes

Par Mireille Pastoureau

La première grande boucle

Le plus audacieux de tous les voyages maritimes fut sans nul doute le premier voyage de circumnavigation du globe réalisé par Magellan dans des circonstances dramatiques. Fernao de Magalhaens avait des comptes à régler avec la société. Bien que nanti d'une grande expérience de navigateur acquise aux Indes orientales pour le compte du Portugal, un désaccord avec Albuquerque l'avait ramené à Lisbonne où il ne goûtait guère les charmes de la retraite. D'une expédition punitive contre les Maures au Maroc, en 1513, il était rentré blessé et révoqué pour avoir regagné son pays sans autorisation. Il était clair que le roi ne lui accorderait plus sa confiance. Son projet de découvrir un passage permettant de rejoindre les Moluques au-delà de l'Amérique ne recevant aucun appui officiel, il quitta son pays pour passer au service de Charles Ier d'Espagne, futur Charles Quint. En 1517, il devenait citoyen espagnol sous le nom de Fernando de Magellanes.
À ses côtés se trouvait un astronome portugais aigri par l'infortune, Ruy Faleiro. Il prétendait avoir résolu le problème de la détermination des longitudes et défendait avec acharnement l'idée d'un passage vers l'Asie à travers l'Amérique du Sud. Devant le conseil des ministres, les deux hommes produisirent un globe terrestre plaçant les Moluques dans la partie du monde que le traité de Tordesillas avait dévolue à l'Espagne et exprimèrent leur conviction de pouvoir contourner l'Amérique qui, subodoraient-ils, devait se terminer en pointe, comme l'Afrique.
 

Une « autre mer jamais vue » ?

L'existence d'une « autre mer jamais vue », au-delà du nouveau continent, avait été constatée en 1513 par Vasco Nunez de Balboa dans l'isthme du Darien qu'emprunte aujourd'hui le canal de Panama. Informé par les indigènes, il avait choisi l'endroit le plus étroit, 150 kilomètres environ, pour aller chercher la confirmation de l'existence de cet océan dont on ne savait pas encore s'il serait « pacifique ». Le parcours fut particulièrement difficile, sans vivres, à travers une forêt vierge au sol spongieux grouillant de serpents et d'insectes, hantée de crocodiles et de sangsues, en suivant des cours d'eau coupés de rapides et de hauts-fonds. Enfin la mer était apparue, visible du haut d'une montagne et Balboa avait présidé l'action de grâces. Il avait gravé le nom de Ferdinand dans l'écorce des arbres, et le notaire avait rédigé le procès-verbal, contresigné par soixante-sept Espagnols présents, dont les noms passèrent à la postérité. L'un d'eux était Francisco Pizarro, le futur conquérant du Pérou. Ne sachant pas écrire, il signa d'une croix. Quatre jours plus tard, Balboa avait bu une gorgée de l'eau de l'océan et avait gravé avec son poignard des croix sur trois palétuviers, en l'honneur de la Sainte-Trinité. Armé de pied en cap, il avait fait quelques pas dans l'eau où, l'épée nue brandie d'une main et tenant de l'autre la bannière où étaient peints la Madone et l'Enfant Jésus, les armes de Castille et d'Aragon, il avait pris possession de la mer des Indes au nom du roi d'Espagne.
Il restait à trouver le passage qui permettrait aux navires d'y pénétrer. Tous les navigateurs le cherchaient, au nord – tels les frères Gaspar et Miguel Corte Real pour le compte du Portugal, ou encore Jean Cabot, envoyé par les marchands de Bristol – comme au sud. Il était en outre urgent de dénouer la question de la position des Moluques qui alimentait un conflit avec le Portugal. Aussi, en mars 1518, Magellan reçut-il l'agrément de l'Espagne pour son voyage, au grand dépit de ses anciens employeurs.
 
Dix-huit mois furent alors nécessaires pour vaincre l'inertie de la bureaucratie espagnole, le préjugé anti-portugais, et déjouer les intrigues nouées à Lisbonne pour faire échouer le projet. Les cinq navires réunis pour Magellan n'étaient pas meilleurs que ceux dont Colomb avait disposé. Un contemporain remarqua qu'ils étaient si vieux et si pourris qu'il aurait été risqué de se rendre avec eux aux Canaries. L'équipage manquait de cohésion : 250 hommes environ, Portugais, Italiens, Français, Grecs, des artilleurs allemands et flamands, des Noirs, des Malais et un Anglais, car il n'avait pas été facile de recruter des Espagnols pour un périple aussi dangereux, sous le commandement d'un aventurier étranger. Parmi eux, un jeune Italien cultivé, amateur d'aventure, Antonio Pigafetta, fut autorisé à embarquer comme « familier du commandant ». II tint pendant toute l'expédition un journal de bord détaillé, dont il tira ensuite son récit Primo viaggio intorno al mondo, qui est sans doute le meilleur de tous les comptes rendus de voyage de son époque. Son affabilité et son don des langues incitèrent souvent Magellan à l'envoyer à terre amadouer les indigènes. À diverses reprises, il montrera un véritable génie de la survie et fera partie des dix-huit survivants de l'expédition.
 

Départ et premières mutineries

Le départ eut lieu en août 1519 et plusieurs circonstances défavorables se succédèrent alors : dès les îles Canaries apparut l'hostilité d'un capitaine, grand d'Espagne, Cartagena, qui prit ensuite la tête d'une mutinerie ; puis vingt jours de calme plat à la hauteur de la Sierra Leone, trois mois de pluies dans la zone des tropiques, avec des éclairs, le tonnerre et, à perte de vue, de grands requins « avec des dents horribles ». En décembre, enfin, ils arrivèrent à Rio de Janeiro et, lors de cet agréable intermède, les équipages purent se procurer des ananas, des poules, des patates au goût de châtaigne et de la viande de tapir. Pigafetta note qu'il échangea six poules contre une carte à jouer.
L'année 1520 commença sous le signe de la déception. Il fallut abandonner l'espoir de trouver un passage dans l'embouchure du Rio de la Plata, que l'on explora pendant trois semaines, et descendre le long de la côte de la Patagonie. Par 49° 30' de latitude sud, l'hivernage dans la région inhospitalière du port San Julian entraîna une nouvelle mutinerie. Les révoltés qui s'étaient emparés de trois navires sur cinq exigeaient le retour en arrière immédiat de l'expédition. Magellan répondit qu'il ne reviendrait que par le cap de Bonne-Espérance et fit exécuter deux capitaines rebelles, le troisième, Cartagena, grand d'Espagne, étant abandonné sur le rivage.
Après quelques mois de séjour dans ces quartiers d'hiver, les Espagnols aperçurent les premiers Patagons, ainsi nommés car leurs jambes étaient entourées de peaux de bêtes qui les faisaient ressembler à des pattes d'animaux (pata en portugais). Bien que leur stature ne fut pas exceptionnelle, ils parurent particulièrement grands et devaient ensuite, dans l'imaginaire collectif, devenir gigantesques.
À la fin août, le convoi se remit en route et arriva, le 21 octobre, devant un cap qui reçut le nom des Onze-Mille-Vierges, celui de la fête du jour. En face de lui s'ouvrait un boyau étroit et contourné. Malgré l'ouragan et les sceptiques imaginant le détroit comme un canal rectiligne, Magellan fit reconnaître le chenal. Pigafetta rapporte qu'il avait consulté, « dans le trésor du roi de Portugal » quelque carte secrète montrant un passage détourné. Ce détroit est effectivement le plus étroit et le plus sinueux de tous les passages reliant deux grandes mers, un véritable dédale débouchant brusquement sur le plus vaste des océans. Au bout de cinq jours, les navires éclaireurs revinrent, tirant salve sur salve. « Nous pleurâmes de joie » dit Pigafetta.
 

Le passage et la traversée du Pacifique

En s'engageant dans le dangereux détroit, long de 600 kilomètres environ, les membres de l'expédition constatèrent que la côte sud s'éclairait de temps à autre de foyers que les indigènes allumaient pour se chauffer, d'où le nom de « Tierra del Fuego », Terre de Feu, qu'ils lui donnèrent. Le dernier cap fut doublé au bout de vingt et un jours de navigation et baptisé « Deseado » (le Désiré). Les tempêtes s'étaient évanouies, le temps devenait radieux. Poussé par une brise régulière, Magellan, qui bénéficiait sans le savoir de conditions météorologiques exceptionnellement favorables, baptisa le nouvel océan « Mar Pacifico ».
Le plus pénible était encore à venir. Les voyageurs ne disposaient plus que du tiers de leurs vivres, et il restait 20 000 kilomètres à parcourir, trois fois plus qu'ils ne le pensaient. L'étendue réelle du Pacifique fut en effet pour Magellan une horrible déconvenue. Plus que l'emplacement du passage, elle fut sa grande découverte.
Voici le témoignage de Pigafetta : « Nous restâmes trois mois et vingt jours sans avoir aucune nourriture fraîche, nous nourrissant uniquement de vieux biscuits réduits en poussière, grouillants de vermine et imprégnés de l'urine des rats. Nous buvions d'une eau jaunâtre et depuis longtemps putride. Nous mangeâmes également les peaux de bœuf qui couvraient le haut de la grand-vergue afin d'empêcher celle-ci de frotter contre les haubans, et qui avaient été considérablement durcies par le soleil, la pluie et le vent. Nous les laissâmes tremper dans la mer quatre ou cinq jours durant, puis nous les plaçâmes quelques instants sur la braise, avant de les manger ; et souvent, nous mangeâmes de la sciure de bois. Les rats se vendaient un demi-ducat pièce, et, même à ce prix, il était impossible de s'en procurer. Les gencives inférieures et supérieures de certains de nos hommes enflèrent, de sorte qu'il leur devint tout à fait impossible de se nourrir, et qu'ils moururent. » Les marins souffraient évidemment du scorbut, qui résultait des carences alimentaires entraînées par les longues traversées, et plus particulièrement du manque de vitamine C. La « peste de mer » fragilisait les parois des vaisseaux sanguins, transformant les hommes en moribonds sanguinolents, dont les dents se déchaussaient. Elle s'ajoutait aux fièvres, à la dysenterie, aux dermatoses suintantes, aux parasites, à l'humidité permanente des vêtements et des entreponts, aux maladies tropicales. On considère que, jusqu'à la fin du XVIe siècle, un quart des équipages au long cours était ainsi condamné à l'avance.
Couvrant chaque jour une soixantaine de lieues, mesurées au loch, Magellan avait parcouru 4 000 lieues dans le Pacifique lorsqu'il aperçut deux îlots déserts dans des eaux infestées de requins qui le dissuadèrent d'approcher. Pour cette raison, ces îles furent nommées « Infortunées ».
 
Comme on peut le voir sur la carte de son voyage tracée par l'Italien Battista Agnese, Magellan, au sortir du détroit, n'avait pas pris directement le cap des Moluques. Il était remonté au nord avant d'obliquer vers l'ouest, peut-être pour rechercher de nouvelles îles aux épices, mais, plus sûrement, pour trouver des alizés portants, avec cet instinct des vents qui caractérise les grands navigateurs. Cet itinéraire est aujourd'hui encore celui qu'utilise le plus souvent la navigation de plaisance.
En mars 1521, la flottille jeta l'ancre près d'un petit archipel qui reçut le nom d'îles des Larrons, car les indigènes subtilisèrent aux voyageurs quantité d'objets et même une chaloupe. Il s'agissait de Guam, dans les actuelles îles Mariannes. Les malades supplièrent Magellan, s'il tuait quelque voleur, de leur en rapporter les intestins, pensant que c'était le meilleur des remèdes à leurs maux.
Une semaine plus tard, ils atteignaient les futures Philippines où Magellan commit une imprudence qui lui coûta la vie. Engagé aux côtés d'un petit roi local dans un combat contre une tribu rivale, il succomba sous les flèches empoisonnées, les lances et les cimeterres des indigènes. Dans un passage émouvant, Pigafetta raconte comment il se sacrifia pour couvrir la retraite de ses hommes. L'expédition, dont il ne restait qu'un seul navire, erra six mois parmi les îles jusqu'à ce que le Basque Juan Sebastian El Cano la prenne en charge et la ramène à son point de départ.
 

Le retour par Juan Sebastian El Cano


Une autre longue et éprouvante croisière attendait les survivants épuisés et malades. Aux épreuves habituelles, la faim, la soif et le scorbut, vint s'ajouter l'hostilité des Portugais lors d'une escale forcée aux îles du Cap-Vert. Pour échapper à leur poursuite, El Cano dut jeter à la mer deux cents quintaux de girofle, une véritable fortune.
Une anecdote citée par Pigafetta a probablement inspiré jules Verne. Aux Espagnols qui avaient demandé quel était le jour de la semaine, les Portugais répondirent « que c'était jeudi, ce dont ils furent ébahis parce que pour nous c'était mercredi et nous ne savions pas comment nous nous étions trompés, car, moi, qui étais toujours sain, j'avais écrit chaque jour sans aucune interruption. Mais comme il nous fut dit depuis, il n'y avait pas d'erreur, car nous avions toujours fait notre voyage vers l'Occident comme fait le soleil ». Phileas Fog, au contraire, gagnera un jour, car il voyagera cap à l'Est.
Le 8 septembre 1522, trois ans moins douze jours après leur appareillage, dix-huit Européens et quatre Malais étaient de retour à Séville. « Personne, à la vérité, je crois, n'entreprendra jamais plus un tel voyage » écrivit Pigafetta. Effectivement, il faudra attendre Francis Drake, pour voir l'exploit renouvelé, de 1577 à 1581, pour le compte de l'Angleterre, attirée, elle aussi, par les îles aux épices. Préparée dans le plus grand secret, sa traversée du Pacifique ne durera que quatre-vingt-neuf jours.
El Cano rapportait à Charles Quint la preuve cartographique – partiale – que les Moluques se trouvaient dans la « moitié espagnole » du monde. Il avait, disait-il, « trouvé le camphre, la cannelle et les perles » et avait conclu des accords commerciaux avec les rois et seigneurs de ces îles. Il avait aussi rapporté dans ses cales 533 quintaux de girofle qui laissèrent aux commanditaires qui n'y comptaient plus un joli bénéfice. Anobli par Charles Quint, il introduira dans ses armoiries deux bâtons de cannelle, trois noix de muscade et trois clous de girofle.
Fragile succès, maigres preuves. Les Portugais contestaient la possession des Moluques par l'Espagne. La question du partage du monde allait rester d'actualité pendant quelques années encore.
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