La langue
A force de les ouïr parler, nous
commençâmes à entendre quelques mots de leur Langage : le premier que nous
retinmes fut celui de Mula, quils avaient ordinairement coutume de prononcer,
lorsque levant les yeux ou le doigt au ciel, nous proférions le nom de Dieu. Nous
apprîmes les termes de At, manger, Buskin, boire : Kapan,
dormir : Pryn, marcher : Tian, travailler : Tuto,
oui ; Tuton, non : et une quantité dautres, que nous trouvâmes en
suite avoir la signification que nous avions conjecturé quils devaient avoir au
commencement. Ce qui nous donna une grande facilité à nous rendre cette langue
familière, cest quil ny a que trois temps dans lindicatif de
chaque verbe ; le présent, le parfait indéfini ou composé, et le futur :
quils nont point dimpératif : que dans leur subjonctif il ne se
trouve que limparfait et le plus que parfait premier : avec linfinitif et
le participe. Ils nont aussi que trois personnes pour le pluriel et singulier tout
ensemble. Cest ainsi, par exemple, quils conjuguent le Verbe manger, At.
Indicatif présent.
Ata. Je mange, ou nous mangeons.
Até. Tu manges, vous mangez.
Atn. Il mange, ils ou elles mangent.
Parfait indéfini.
Atài. Jai mangé, nous avons mangé.
Atéi. Tu as mangé, vous avez mangé.
Atni. Il a mangé, ils ou elles ont mangé.
Futur.
Atàio. Je mangerai, nous mangerons.
Atéio. Tu mangeras, vous mangerez.
Atnio. Il mangera, ils ou elles mangeront.
Impératif et Infinitif.
At. Mange, Mangez, Manger.
Imparfait premier du Sujonctif.
Atàin. Je mangerais, nous mangerions.
Atéin. Tu mangerais, vous mangeriez.
Atnin. Il mangerait, ils ou elles mangeraient.
Plus que parfait premier.
Atais. Jaurais mangé, nous aurions mangé.
Atéis. Tu aurais mangé, vous auriez mangé.
Atnis. Il et elle aurait, ils et elles auraient mangé.
Participe présent
Ataiù. Mangeant.
De-là dérivent les mots.
Ataùs. Mangerie ou Cuisine.
Ataius. Manger ou Mangeaille.
Atiu. Mangieur ou Cuisinier.
Atians. Mangeur ou qui mange, & e.
Leur Alphabet est composé de vingt
caractères, savoir de sept voyelles, a, e, i, o, u, (dont la sixième est
proprement lAita des Grecs, et la septième vaut autant que la diphtongue ou)
et de treize consonnes, b, d, f, g, b, k, l, m, n, p, r, s, t. Ces mêmes consonnes
leur servent aussi pour les nombres, b, vaut 1. d, 2. f, 3. g,
4. b, 5. k, 6. l, 7. m, 8. n, 9. p, 10. pb,
11. pd, 12. Etc. dp. vaut autant que deux fois dix, ou vingt ; fp, trois
fois dix ou trente ; fb, 31. Etc. pp, dix fois dix ou 100 ; r,
1000 ; pr, ppr, 100000 ; s, un million ; ps,
dix millions ; pps, cent millions ; ppps, mille millions ;
etc. en ajoutant toujours un p de plus.
Il faut encore remarquer que leurs noms et leurs verbes dérivent aussi les uns des
autres, de la même manière que nous avons en Français, chat, chatte, chatons,
chatonner, etc. Leurs déclinaisons sont de mêmes fort aisées. En voici un exemple.
Nominatif, Brol, le Mouton,
Brolu, la Moutonne, ou Brebis, etc. Broln, les Moutons, ou Brebis, etc.
Génitif, Brul, du Mouton, Brula, de
la Moutonne, ou Brebis, etc. Bruln, des Moutons, ou Brebis, etc.
Datif. Brel, ou Mouton, Brèla, à
la Moutonne, ou Brebis, etc. Breln, aux Moutons, ou Brebis, etc.
Ce qui est admirable, cest
quil ny a aucune exception dans les conjugaisons et déclinaisons de cette
Langue, et que dabord quon fait les variations dun verbe, ou dun
nom, on les fait aussi de tous les autres : et cette variation ne consiste quà
ajouter un A, à linfinitif, pour en faire le présent de
lindicatif : comme de At, ou fait Ata : de Buskin,
Buskina, etc. Et aux Noms, on ajoute un A, au nominatif masculin, pour en faire
un féminin, ou un n, lorsquon veut le changer en un pluriel commun. Comme
lexemple précédent le montre. Doù il est aisé de conclure quil
nest pas surprenant quau bout de six mois, nous comprenions tout ce que
lon nous disait, et que nous nous nous faisions de même entendre : mais
revenons à notre premier sujet.
Le pays
Il était impossible que nous puissions
nous soûler, mon Camarade et moi, de voir la beauté de ce Pays enchanté, et les
richesses dont la terre était couverte. Les vergers étaient ornés de beaux arbres
chargés, les uns de fleurs, les autres des plus excellents fruits du monde : les
herbeuses remplies de chèvres et de moutons dune taille extraordinaire (car pour
des chevaux et des vaches je ny en ai jamais vu). Et tout cela dune propreté,
dun ordre et dune régularité qui nous enchantait.
Tout le pays, aussi loin quil sétend, ce qui va, comme nous lapprîmes
dans la suite, à cent-trente lieues françaises, dOrient en Occident et de
quatre-vingt au moins, du Nord au Sud, est divisé par cantons ou villages. Ces cantons
ont la figure dun carré parfait, dont les faces sont environ longues de mille
cinq-cents pas, ou dune mille et demie dItalie, environnés tout alentour, ce
qui les sépare les uns des autres, dun canal tiré à la ligne, large de vingt pas
et dun chemin royal de chaque côté de vingt-cinq, où il y a deux rangs
darbres au milieu, qui font une allée de vingt-cinq pieds ou cinq pas
géométriques, afin davoir les bords libres, pour la commodité des animaux que
lon emploie à tirer les bateaux.
Chaque canton est encore divisé par le milieu dun fossé de vingt pas et dun
chemin de part et dautre, de vingt-cinq, avec des arbres plantés aussi de la même
manière. La longueur de ces chemins, ou demi villages, contient onze habitations, de
chacune plus de cent-trente pas géométriques de front, sur sept cents ou environ de
profondeur, qui sont aussi séparées par de petits fossés de cinq pieds, parallèles au
moindre côté de chaque demi canton. A la tête de chacune de ces habitations, ou du
côté du fossé qui divise le village en deux portions égales, il y a une maison
dun étage de haut, mais large de soixante pieds, avec une allée au milieu, de
laquelle on peut aller dans toutes les chambres, étables, granges et autres appartements.
La raison pour laquelle ils nont point de chambres hautes, vient de ce quils
sont sujets, quoi quassez rarement, à des vents violents, qui jetteraient leurs
maisons par terre, car ils ne les bâtissent pas fort solidement.
Tout cela étant disposé de la manière que je le viens de dire, il est aisé à
comprendre quil y a dans un canton vingt-deux habitations ou maisons, lesquelles
sont situées vis-à-vis lune de lautre, toutes dune même largeur et
hauteur, onze dun côté du canal, et onze de lautre. A chaque extrémité de
cette eau, de côté et dautre, il y a des ponts, tant pour la communication des
deux demi-villages, que pour passer de lun village à lautre ; il y en a
encore un au milieu de chaque canton : ils sont faits de pierres de taille les uns et
les autres, dune très belle architecture et parfaitement bien entretenus. De ces
vingt-deux familles, il y en a deux de distinguées ; lune est celle du pape ou
prêtre et lautre celle du Kini ou Juge du canton, qui sont au milieu
devant le pont et à lopposite lune de lautre : et ces maisons
seules ont sur le derrière un appartement de la largeur de toute la maison, qui servent
lun dEglise, lautre de Palais, ou Sénat. Mais nous aurons peut-être
occasion de parler encore de ceci autre part : revenons à notre voyage.
La
naissance du pays
Dieu, disaient-ils, a été de toute
éternité ; le ciel et la Terre ne sont pas si anciens. Aussitôt que lUnivers
fut créé, la Terre qui est un corps animé, étant charmée de la beauté éclatante du
Soleil, en devint éperdument amoureuse. Elle fit diverses tentatives pour sélever
jusquà lui, mais ses élans furent inutiles : la pesanteur de sa masse faisait
obstacle à ses élancements, elle ne pouvait sélever que jusquà une fort
petite distance. Le Soleil saperçût de ses secousses et de ses prodigieux
trémoussements, il eut pitié delle, et sétant couvert de nuages
extrêmement épais, de peur de la mettre plus en feu et de la consumer tout à fait, il
sapprocha delle, la pénétra de ses rayons jusquau fond de ses
entrailles, et se retira sur le champ. La Terre en conçût dabord : trois cent
soixante-cinq jours et un quart après, son ventre souvrit, et elle accoucha
dun homme et dune femme, lun et lautre dune beauté et
dune majesté surprenantes. Ces deux charmantes personnes sétant avancées du
côté de la campagne où ils avaient trouvé une multitude innombrable de toutes sortes
darbres chargés dexcellents fruits, ils eurent la curiosité de parcourir
tout le terroir quils trouvèrent accessible. Enfin, étant parvenus jusquaux
extrémités australes de ce vaste pays, ils le trouvèrent borné par des montagnes
impraticables. Ce fut là que Mol et Mola sa Femme, car cest ainsi que
lon dit quils se nommaient, eurent quelque contention, elle voulant tirer à
droite, ou retourner sur ses pas, et lui au contraire, étant dopinion quil
fallait faire un effort pour passer outre, de sorte que sétant mis en colère,
parce quil se voyait obligé de rompre son dessein, à cause de lopiniâtreté
de sa femme, il frappa de dépit si rudement du pied contre le rocher quil sy
fit une ouverture par laquelle leau sortit en abondance et forma une rivière, qui
salla précipiter dans le creux, dont les deux jumeaux étaient sortis : ce qui
refroidit tellement la matrice de la Terre, que depuis ce temps-là elle na plus eu
aucune envie de se joindre à son amant le Soleil, et ainsi na jamais eu
dautres enfants.
Ils ajoutaient à ce beau conte, que cétait de ces deux personnes quétaient
descendus les habitants de leur pays, quils croyaient être le seul endroit du monde
qui fut habité. Aussitôt que le Portugais fut arrivé, et quil eut fait le récit
de ses aventures, on connut bien quon nétait pas là le seul peuple de
lUnivers, et que le prétendu enfantement de la Terre, nétait quune
fable, doù sensuivirent les révolutions dont je viens de faire mention.
Depuis ce temps-là, les rois et leurs sujets avaient vécu avec beaucoup de tranquillité
et dharmonie : ils se louaient extrêmement les uns des autres. En effet,
jai toujours vu que le peuple avait infiniment du respect pour leur Souverain, et
que réciproquement le Roi dà présent témoignait de lempressement à donner
des marques de sa tendresse à tous ceux qui approchaient de sa personne. Il était civil
en général à tout le monde, et pour nous en particulier, il est sûr que cela passait
les bornes.
Tyssot de Patot
(Simon), Voyages et avantures de Jaques Massé
1710. La Haye : Ed. de Bourdeaux : J. LAveugle, 1710 : Chapitre VI,
" La Langue " p.119/123 ; " Le Pays ", p.
131/134. Chapitre VIII, " Le Gouvernement ", p. 201/207 ;
" La naissance du pays ", p. 213/215. |