Légalité
sociale
Chapitre V Autre Branche intéressante du même ouvrage
Elémentaire : de lEgalité sociale, en quoi elle consiste.
QUOIQUE MONARCHIQUE, le Gouvernement
des Féliciens est celui de la volonté générale, ou plutôt, des loix dictées par
cette volonté. Daprès Justamat, légalité, telle que létat social
peut la comporter, est une des bases dun tel Gouvernement : pour leur donner
une idée juste de cette égalité, ce fut dans lintérêt commun de la nation,
quil en puisa les premières notions, et par cette route il les conduisit à
distinguer dans cette branche de leur système politique, LE DROIT ET LE FAIT, distinction
bien simple, commune même, mais qui nest pas moins lumineuse ; elle répand un
si grand jour sur légalité sociale, quon ne peut plus méconnaître ce qui
lui est propre ni le confondre avec ce qui lui est étranger. (I)
(I) Pour rendre plus faciles à saisir les idées des Féliciens, je crois devoir ici
déterminer clairement ce quils entendent par les termes dont je vais me servir.
Légalité de droit est relative aux loix, est celle des hommes considérés dans
leurs rapports avec les loix ; ils sont égaux dans le droit, quand ils vivent sous
une loi commune qui les traite tous également, leur donne à tous également, et sans
distinction, le même droit commun. Mais comme lusage de ce droit commun dépend
deux ; quils sont conduits par le concours des causes secondes, à en
faire deux-mêmes lapplication à des objets de valeurs inégales ;
quoique égaux dans le droit, ils deviennent inégaux dans le fait.
Sans nous arrêter à considérer
cette nullité morale, qui est le partage de notre premier état dans ce monde, nous
passerons tout dun coup aux différentes conditions des hommes vivant en société,
et nous dirons quils ne naissent point pour devenir et vivre entreux égaux
DANS LE FAIT.
Cette vérité na pas besoin de preuves ; nous en sommes journellement
convaincus par nos propres yeux : nous en voyons parmi nous, qui ont en partage les
plus heureuses dispositions, tandis que dautres sont obstrués de toute
manière : cela tient à une multitude de causes secondes qui influeront toujours sur
notre existence ; ainsi le veut cet ordre général qui régit tous les êtres et
préside à tous les événements.
Par une suite indispensable de cette influence, vous êtes grand et je suis petit, vous
êtes fort et je suis faible ; à de grands talents joignant une grande activité,
vous vous procurez des salaires considérables, au lieu que moi, qui nai ni
activité ni talents, je nen reçois que de très médiocres ; y a-t-il en cela
quelque chose de contraire à la justice et à la raison ? non assurément ;
elles permettent donc que nous soyons très inégaux DANS LE FAIT, quoique parfaitement
égaux DANS LE DROIT ; car nous sommes également propriétaires de notre individu,
de nos facultés, de toute la valeur quelles ont dans la société.
Mais fussent-elles absolument semblables ; eussions-nous les mêmes connaissances,
les mêmes aptitudes, si nous ne trouvons pas les mêmes occasions de les employer ;
à plus forte raison, si lun de nous éprouve des accidents fâcheux dont
lautre ne soit point affligé, nen provient-il pas entre nous une inégalité
DE FAIT qui ne détruit aucunement légalité DE DROIT ? Ainsi, première
vérité, légalité dans les fortunes mobilières na nul rapport à
légalité sociale.
Quune société politique prenne aujourdhui le parti de partager également
toutes ses terres entre ses membres ; comme elles sont de qualités très inégales,
il est physiquement impossible que dans cette distribution, ils se trouvent tous
également traités ; et quand elles ne différeraient point entrelles sur cet
article, auront-ils tous les mêmes moyens de les faire valoir ? se trouveront-il
tous également favorisés par les saisons ? Seront-ils tous également exempts des
fléaux qui viennent souvent nous enlever les fruits de nos travaux ?
Dailleurs, les successions, les ventes, les donations, les conventions
matrimoniales, tous actes essentiels à nos liens sociaux et autorisés nécessairement
par le droit de propriété, notre droit commun, nauront-elles pas bientôt effacé
les traces de ce partage primitif, bientôt détruit relativement aux possessions
foncières, légalité DE FAIT parmi des hommes qui nen seront pas moins
égaux DANS LE DROIT, puisque la loi de propriété restera la même pour chacun
deux. (I)
(I) Prétendre quune loi naturelle veut légalité parmi les hommes, et
cependant quils jouissent tous du droit de propriété, ce sont deux propositions
diamétralement opposées lune à lautre ; autant vouloir dire
quune chose doit être et nest pas : sous la loi de la propriété, il
est impossible que les hommes soient égaux, parce quil est impossible que tous
aient en même temps un droit égal aux mêmes possessions. Cette impossibilité de
concilier légalité de fait avec la propriété est ce qui a conduit
quelques philosophes à bannir celle-ci pour lui substituer la communauté de tous les
biens, de toutes les jouissances ; une chimère qui contrarie toutes les vues de la
Nature, et qui, au fond, pêche par une grande injustice, celle de vouloir que celui qui
met moins dans la Société, y prenne cependant autant que celui qui met
plus :dailleurs, à quel titre une moitié du genre-humain
sarrogerait-elle le droit de disposer à son gré de lautre moitié ?
O ! que les hommes sont fous, quand ils veulent être plus sages que celui de qui
émanent toute la lumière et toute sagesse, que celui qui voit et connaît tout ce
quils ne peuvent ni voir ni connaître !
[...]
La distinction entre LE DROIT ET LE
FAIT sapplique encore à la liberté dont nous devons jouir dans la société :
ELLE SE BORNE POUR CHACUN A LA LIBRE JOUISSANCE DE SES PROPRES DROITS ; et comme DANS
LE FAIT, nos droits sont nécessairement inégaux, DANS LE FAIT aussi, la liberté qui en
résulte, est nécessairement inégale : tout possesseur dune grande fortune,
soit mobilière, soit foncière, na-t-il pas dans ses jouissances, une liberté plus
étendue que celle dun autre homme dont la fortune est très médiocre ? Ils ne
sont donc point, DANS LE FAIT, également libres comme ils le sont DANS LE DROIT ;
cela est évident.
Linégalité de liberté ne résulte pas seulement de linégalité des
droits ; elle est encore une suite de linégalité des devoirs : il est
évident, par exemple, quun citoyen attaché à des fonctions publiques ne peut
jouir de la même liberté, que ceux qui nont point de pareille fonctions à
remplir : quun homme chargé dune famille nombreuse a des devoirs plus
étendus, e trouve ainsi moins libre que celui qui na point denfants. Et que
dirons-nous de ceux qui, par des conventions volontaires de leur part, se sont imposé des
obligations particulières ? prétendra-t-on quils doivent jouir encore de
cette portion de liberté par eux aliénée ?
Mais relativement à la sûreté des individus et de leurs propriétés, il nest
plus possible de distinguer le droit de le fait ; cette double sûreté doit être la
même pour tous les citoyens sans aucune exception ; ainsi, sur cet article, ils
doivent jouir constamment, dans le fait comme dans le droit, de la plus parfaite
égalité.
Et attendu que cette sûreté commune ne peut exister, quautant quelle est
garantie par des loix communes, par des loix à lautorité desquelles personne ne
puisse se soustraire, Justamat en concluait que nous sommes égaux autant que nous pouvons
et devons lêtre, quand nous sommes TOUS EGALEMENT SOUMIS AUX LOIX, ET TOUS
EGALEMENT PROTEGES PAR LES LOIX : cest en cela que, depuis cette époque, les
Féliciens font consister la véritable égalité sociale, celle QUE LETAT DE
SOCIETE PEUT COMPORTER, celle QUI CONVIENT A LINTERET COMMUN ; car, dans toutes
les sociétés politiques, lintérêt commun, leur grand régulateur, leur loi
suprême, doit nécessairement être LE PRINCIPE ET LA MESURE DE LEGALITE ;
cest tout à la fois et pour lui et par lui quelle existe.
(I) Les Féliciens disent de légalité sociale quelle est fille et mère de
lintérêt commun.
Le Mercier de La
Rivière (Pierre-Paul-François-Joachim-Henri) LHeureuse nation, ou Relations du
gouvernement des Féliciens, peuple souverainement libre sous lempire absolu de ses
loix
Paris : Buisson, 1792 p. 87/91 " Légalité sociale " et
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