Histoire des Ajaoiens
Ces peuples ne reconnaissent aucun fondateur ni de leur République, ni de leur Religion.
Aussi ny a-t-il parmi eux ni secte ni parti, soit dans la Religion, soit sur les
affaires dEtat. Ils nont ni livre sacré ni loi écrite : ils ont
seulement certains principes émanés du sein de la raison la plus saine, et de la Nature
même ; principe dont lévidence et la certitude sont incontestables, et sur
lesquels ils règlent tous leurs sentiments et toutes leurs opinions. Cela étant ainsi,
ces sentiments peuvent-ils manquer dêtre sûrs, sains et purs ?1. Principe. Ce qui nest
point, ne peut donner lexistence à quelque chose.
2. Principe. Traitez les autres comme vous voudriez quils vous
traitent.
Du premier de ces principes sont
tirés leurs sentiments sur la Religion ; et le deuxième règle toute leur conduite,
tant pour le civil que pour la politique.
Il ny a pas de personne de bon sens qui ne conçoive que les Ajaoiens, suivant ces
deux principes, regardent la seule Nature comme leur bonne mère. Eternelle dans son
existence, disent-ils, et souverainement parfaite dans son essence, elle a donné
lêtre à toutes les créatures, et tout se passe en elle avec tout lordre
nécessaire pour la conservation et lentretien de ces mêmes créatures. Voilà donc
leur Divinité.
Plus soumis que nous aux claires lumières dune raison saine et sans préjugé, ils
ne vont pas inventer une chimérique époque pour y fixer la naissance des premières
créatures, quon fait sortir (contre le premier principe) des mains vuides dun
Etre incompréhensible, invisible, inconnu, inventé à plaisir ; à-peu-près comme
un joueur de gibéciere fait sortir une muscade de dessous un gobelet, quil avait
fait voir vuide aux spectateurs. Les Ajaoiens, plus raisonnables, regardent comme leur
mère cette Nature, que lexpérience nous démontre être la mère commune de toutes
les créatures qui, par une admirable circulation, sortent continuellement de son sein et
y retournent de même. Il est vrai que léternité passée de lexistence de
lunivers nest pas plus comprise par un Ajoien que par un Chrétien ; mais
ils avouent franchement combien les connaissances de lesprit humain sont
bornées : peu semblables en cela à nous autres, qui nous donnons la torture pour
inventer de fausses raisons, dans la seule vue de répondre à tout, bien ou mal. Ainsi,
lorsquon leur demande, comment il se peut faire quil ny ait pas eu un
commencement à lexistence de la Nature ? ils avouent que cette éternité
dexistence passe lesprit humain ; mais ils soutiennent quils ne
sont pas moins en droit pour cela de le croire, parce quils ne la trouvent sujette
à aucune contradiction : au lieu, quen supposant un point où la Nature a
commencé à exister, et quelque autre point où elle aura commencé à produire des
créatures, la raison se trouve dans un labyrinthe dobjections et de contradictions
inexplicables.
Aussi rien ne leur donna-t-il mieux lieu de se moquer de nous autres Européens, que
lorsque disputant avec eux, je leur expliquai nettement nos sentiments sur
lexistence éternelle de notre Dieu.
Bernard Le Bouyer de
Fontenelle et Van Doelvelt, La République de philosophes, ou Histoire des Ajaoiens
1768. |