Seconde
journée
Les mégamicres ne voyagent que fort rarement, et cela par deux raisons. La première est
que leur religion leur défend la curiosité ; précepte fort sage lorsquelle
est vicieuse, mais la dévotion, devient par tout superstitieuse lorsquelle
sempare des tête faibles, et les têtes faibles ne sont rares nulle part. Leur
seconde raison est que leur monde est partout tellement uniforme, quil ne vaut pas
la peine, disent-ils, de sexposer au risque de commettre un péché pour le voir.
Ceux qui voyagent beaucoup sont les marchands, dont la curiosité nest jamais
suspecte ni scandaleuse, puisque leur unique objet est lavidité du gain, et tout
est permis dans ce monde là à leurs spéculations, puisque les souverains tirent
toujours quelquutilité de tout ce qui va, et de tout ce qui vient. Ils ont pour
faire leurs voyages soit par terre, soit par eau, toutes les commodités
imaginables ; par terre des postes avec des relais entretenues par les souverains
respectifs cinq milles distantes les unes des autres en tout sens ; et par eau des
coches où ils peuvent pour un prix fort modique porter partout leurs marchandises ;
et leur monde est partout coupé par des canaux inombrables. Toute la terre étant là
également peuplée, et habitée, ils ont lavantage de pouvoir aller partout par le
plus court chemin, et ils ne se trompent pas, car jusquà lâge de douze ans
qui sont trois des nôtres, ils sont tous bien élevés, et ce quon leur apprend
dans le temps de leur éducation est, outre la morale, la géographie : au surplus il
ny a point de ville où il ny ait un grand globe exposé au public, où tout
leur monde est désigné, et où tous ceux qui en ont besoin peuvent aller faire leurs
observations. Il est impossible dans ce monde-là de faire un voyage sans parcourir une
courbe sur la concavité, tout comme il nous est impossible de ne pas la parcourir sur sa
convexité, mais cela nempêche pas quaffectivement les mégamicres ne
marchent également que nous toujours sur une ligne droite, car tout le monde sait
quun cercle quelconque nest autre chose quun polygone.On voit toute la surface de ce monde-là à
perte de vue dégagée de tout objet qui pourrait entrecouper la vue d'un endroit
éloigné quelconque. Légalité de leurs plaines nest que de temps en temps
délicieusement interrompue par des petits bois composés darbres, quon
appelle sacrés pour une raison que je vous dirai demain. Toutes les villes, toutes les
maisons de campagne, et tout ce qui est bâtiment est souterrain à lexception des
observatoires, quoique leur éminence soit très petite, puisquelle ne peut aider en
rien à découvrir des distances dans un monde où tout éloignement dobjet est
marqué par lélévation.
Tout le sol de ce monde est
généralement divisé en mesures, quils appellent o e, et que nous
appellerons topes : ils sont tous parfaitement carrés, et côtoyés par des
ruisseaux courants dont les lignes sont convergentes, et divergentes alternativement de
quatre à sept pouces en grâce de la justesse du carré du tope, puisquil est
impossible de couvrir régulièrement la surface dune sphère de carrés égaux. Sur
les grands chemins ces ruisseaux sont couverts. Chaque tope est un carré de cent toises,
qui par conséquent en contient dix mille de surface et dans chacun il y a pour le moins
huit maisons souterraines qui ont soin de la culture du tope : on nen trouve
pas un seul en friche. Vous voyez, milords, la précision, et la facilité avec laquelle
tout magamicre qui sait compter est le maître de savoir la grandeur de la terre, et
den régler la distribution ; et tout le monde sait compter.
Casanova di
Seingalt, Icosameron
1re édition en 1787 Plan-de-la-tour (Var) : éditions dAujourdhui, 1986
(Collection "Les Introuvables") Seconde journée |