Chapitre II
: Morale et religion des Mégapatagons. Art et littérature.
La base de toute notre morale
cest lordre. Il faut, disons-nous, que lordre moral ressemble à
lordre physique. Personne chez nous ne sen écarte, ni ne peut sen
écarter. Nous sommes tous égaux. Il y a une loi simple, courte, claire, qui parle seule
et jamais lHomme ne la remplace. Cette loi est rédigée en peu de mots.
- Sois juste envers ton Frère ;
cest-à-dire, nen exige rien, ne lui fais rien que tu ne veuilles donner
toi-même, ou que tu ne veuilles quon te fasse.
- Sois juste envers les Animaux, et tel
que tu voudrais que fût à ton égard un Animal supérieur à lHomme.
- Que tout soit commun entre Egaux.
- Que chacun travaille au bien
général.
- Que chacun y participe également.
" Cest avec une
seule loi que tout est réglé : nous ne croyons pas quil y ait aucun Peuple
qui ait besoin den avoir davantage, à moins que ce ne soit un Peuple
dOppresseurs et dEsclaves, car alors, je sens, quoique je naie jamais vu
de pareil Peuple, quil aura une multitude de lois et dentraves, telles
quil en faut pour légitimer linjustice, linégalité, la tyrannie de
quelques Membres envers tout le Corps. Ces Peuples infortunés croient par là faire au
moins le bonheur de ceux dentreux qui dominent. Ils se trompent ; il
ny a de bonheur que dans la fraternité, dans ce doux sentiment : Personne ne
menvie, mon bonheur ne coûte rien à Personne, tous mes Frères en jouissent
également... Ah ! comment les prétendus Heureux dune Nation inégale,
sils sont Hommes, peuvent-ils se gorger, tandis que dautres Hommes manquent du
nécessaire ! se divertir, tandis que dautres souffrent ! se délecter,
tandis que dautres sont accablés de travaux ! Sils peuvent braver tout
cela, ils ont le cur trop dur pour goûter le plaisir ; ils ne le connaissent
pas ; ils ne peuvent avoir dhumanité ; le sentiment de la compassion est
éteint chez eux... Nous avons dans notre voisinage de ces Peuples inégaux : ce sont
de petits Hommes, ils habitent lIle O-Taïti, et dautres petites Iles
voisines. Depuis cette malheureuse inégalité, ces Peuples nont plus de
murs ; ils prostituent leurs Femmes ; ils ont de malheureuses Sociétés
où lon outrage la Nature... Mais je souffre à vous entretenir de ces énormités,
que vous connaissez aussi bien que nous.
Non, dit Hermantin, mais nous comptons visiter ces Iles, pour nous instruire, et
connaître tous nos Voisins. Jai une autre question à vous faire : Ici tous
sont égaux ; ny a-t-il donc point de Magistrats ?
Si, nos Vieillards : toutes les dignités suivent lâge, et elles
croissent jusquau dernier instant de la vie. Elles commencent dès quon est
homme, mais cest peu de chose dabord, puisque moins un Homme est âgé, moins
il a dInférieurs qui lui doivent de la déférence. Mais cette déférence ne peine
qui que ce soit. Au contraire, nos Jeunes-gens rendent avec joie aux plus Avancés en âge
les services dont ils peuvent avoir besoin, parce quils sont imbus de ce
principe : "On vous sert enfants, à cause de votre impuissance ; il sera
glorieux de le rendre, dès que vous serez adolescents, ou bien vous cesseriez
dêtre les Egaux de ceux qui vous les ont rendus ; ils auraient un droit sur
vous, contraire à notre sainte et précieuse égalité."
" Aussi voit-on chez nous les Enfants naspirer quà
lémancipation par des services utiles. Lorsquils ont ainsi travaillé un
temps égal à celui de leurs premières années de faiblesse, cest-à-dire dix ans,
on leur montre le sort des Vieillards, honorés, servis, révérés dun chacun,
comme sétant acquittés de tous les devoirs des Citoyens, et on leur dit :
"Jeunes-gens ! il faut à présent mériter dêtre ainsi honorés et
servis dans votre vieillesse. On vous a fait lavance des premiers services dans
votre enfance ; cest à vous de faire dans la maturité lavance des
honneurs décernés à la Vieillesse. Car si vous en attendiez la jouissance sans les
mériter, quand vous acquitteriez-vous ?" Notre Jeunesse a lesprit
juste ; elle sent fortement combien ces préceptes sont raisonnables ; et elle y
conforme scrupuleusement sa conduite. De là naît lharmonie que vous voyez régner
parmi nous. Tout ce qui est jeune travaille, soccupe, mène une vie agissante,
utile, sans commandement. Il le faut ; on le fait : le repos attend au bout de
la carrière. Tout est à tous : Personne ne peut rien sapproprier
exclusivement, quen ferait-il ? Personne ne peut être oisif, inutile, loin de
là, ce serait un supplice cruel de condamner un Homme à linutilité.
Dailleurs, si vous saviez comme ceux dentre nous qui, dans la vigueur de
lâge, sacquittent de gros travaux, sont considérés, caressés !
surtout comme ils sont prévenus et servis par les Femmes1. ! Car chez
nous, ce sont elles qui encouragent au bien, et par lespoir du plaisir, et par le
charme de la beauté.
1. Les Gens des villes ne peuvent
avoir le sentiment de cette vérité, familière aux Villageois. Dans mon enfance, élevé
parmi des Hommes égaux, qui tous travaillaient, j'ai éprouvé ce que dit ici le bon
Mégapatagon : je n'aspirais qu'à avoir la force de travailler, parce que le travail est
honorable : parce qu'on choye, on caresse ceux qui s'acquittent des plus rudes travaux.
Les jeunes-filles surtout leur font accueil... Il ne faut pas aller au pôle-austral
chercher cette vérité, elle est en France.
Mais est-ce que les Femmes
sont communes parmi vous, sage Mégapatagon ?
Si par ce mot, commune, vous entendez que la paternité est incertaine, et que les
Femmes se livrent, dune manière qui serait contraire à la propagation, vous avez
tort : la Créature humaine, qui na pas des saisons de rut et de chaleur comme
les Animaux, doit régler ses appétits par la raison. Mais si vous entendez que les
Femmes ne sont pas exclusivement à un seul Homme pour toujours, oui, les Femmes sont
communes parmi nous, et le ressort quelles donnent à la vertu est plus puissant et
moins dangereux que toutes ces passions viles que jai ouï-dire par vous-mêmes et
lu dans vos Livres quon déchaînait chez les Européens pour les porter au travail
et les exciter à cultiver les arts. Tous les ans, on fait chez nous le choix des
Femmes : ce qui ne signifie pas que les femmes se marient tous les ans : ce
nest que tous les deux ans parce quelles allaitent. On se prépare à ce choix
par une abstinence entière dun mois, qui sert tant à réparer les forces
quà ranimer le goût des plaisirs ; outre que cette abstinence contribue à
donner des Enfants vigoureux. Le jour du choix étant arrivé, tous les Hommes et toutes
les Femmes, enceintes ou nourrices, dune habitation se rangent sur deux files
égales, vis-à-vis les uns des autres. Si les vis-à-vis ne se conviennent pas, on
change, et lon court ainsi dun bout de la file à lautre, jusquà
ce quon ait trouvé ce qui convient, et que chacun se soit apparié. On célèbre
ensuite une fête générale, pour laquelle on a fait des préparatifs, qui dure environ
un mois, ou une lune. Il est rare que toutes les Femmes qui ont à devenir grosses ne le
deviennent pas dans ce premier mois de plaisir : aussi avons-nous très peu de Femmes
enceintes lors du choix, à peine sen trouve-t-il une sur 500. Toutes sont
ordinairement relevées de couches en ce temps-là. Il est permis aux Epoux de se
reprendre. On admet chaque année, au bout de la file, les Garçons et les Filles qui
sunissent pour la première fois, mais ils nont pas la liberté du choix,
comme les Gens déjà mariés ; cest le mérite qui fait épouser la plus jolie
Fille. On ne se soucie pas de consulter les inclinations, parce que ces mariages sont trop
courts pour faire le malheur des Mariés. Cependant, si avant la consommation, et dans la
même journée, le Jeune-homme et la Jeune-fille demandent à se désunir, on leur en
accorde la liberté ; avec cette restriction quils sont obligés
dattendre à lannée suivante pour se marier. Presque jamais ce divorce
narrive parce que tous sont curieux de jouir, et que la liberté qui leur est
acquise ensuite de choisir à leur goût leur paraît un dédommagement bien suffisant.
Ladultère durant le mariage annuel est absolument inconnu parmi nous, et il
ny en a pas dexemple. Nos Ancêtres avaient agité que les Femmes fussent
absolument communes, et que les Enfants neussent dautre Père connu que
lEtat, et de Mère que la patrie ; mais on a trouvé que le sentiment de la
paternité est trop doux pour sen priver. Au reste, la conduite des Pères envers
les Enfants, et de ceux-ci envers les Pères, est à peu près la même que sils
signoraient. Tous les Enfants le sont de la Nation ; le Père et la Mère ne
reçoivent que quelques tendresses particulières de plus. Les Jeunes-gens servent
indistinctement tout ce qui est plus âgé queux, jusquà cinquante ans :
à cet âge on est homme, et lon est autant servi que lon sert. A cent ans on
est réputé Vieillard : nous avons ici des Vieillards de 150 ans, encore frais et
dispos, et nous en comptons actuellement trois de 200. On peut se marier à tous les âges
de la vie ; comme nous avons plus de Filles que de Garçons, les Filles qui restent
sont données aux Hommes dont les Femmes allaitent. Voilà pourquoi je vous ai dit que les
Hommes se mariaient tous les ans, et que les Femmes ne se mariaient que de deux années
lune : cela serait impossible, sans nos Filles surnuméraires.
Toutes les Femmes non mariées, enceintes ou nourrices, vivent dans une habitation
commode, séparée du reste des Citoyens, pendant tout le temps quelles doivent
allaiter, et jusquau sevrage ; alors ces Enfants sont remis entre les mains des
Instituteurs doffice, choisis dans les deux sexes parmi les Personnes les plus
douces, les plus actives, les plus méritantes, en un mot, les plus propres à cette
précieuse destination, la plus honorable de toutes les fonctions dans notre
République ; aussi faut-il avoir toujours fait son devoir de la manière la plus
exacte pour y être promu. Ces instituteurs de la Jeunesse sont aussi considérés et
vénérés que nos Prêtres même ; cest-à-dire que leur Personne est
absolument sacrée. Il est vrai que tout Individu de lespèce humaine est sacré
parmi nous, mais les Educateurs le sont dune manière spéciale et
particulière : on leur rend les mêmes hommages quaux Vieillards de 200
ans ; ils ont les premières places aux fêtes, à côté des Bicentenaires ;
tout le monde est obligé de leur obéir et de les servir. Mais cette loi nest pas
onéreuse : la fonction sacrée dont ils sont chargés les rend chers, et chacun se
précipite au-devant de tout ce qui peut les obliger, puisquen les servant, ce sont
les Enfants, ce précieux espoir de la Nation, que lon sert en eux.
Quoique les Jeunes-gens ne soient hommes, quà 50 ans, néanmoins dès que la
puberté sest manifestée par la barbe et par la mue de la voix, on les inscrit sur
le registre de ceux à marier lors du premier choix à faire. Les Filles sont nubiles dès
lâge de 25 ans, et comme elles sont en proportion double des Garçons, cest
encore une raison pour laquelle nous en avons de reste à donner aux Hommes, dont les
Femmes se trouvent dans des circonstances qui les empêchent dêtre aimées.
Notre manière de considérer les Femmes est de les regarder comme le second-sexe ;
elles sont en conséquence subordonnées, non comme chez les peuples des Iles voisines,
dO-Taïti, des Marquises, des Hébrides, de celles des Amis,
de-la-Société, dAmsterdam, etc., qui les traitent en viles Esclaves, et
font battre les Mères par les Enfants ; mais seulement comme tenant le second rang.
Ainsi toute Femme doit respect à lHomme, quel quil soit. Tout Homme, quel
quil soit, doit protection et secours à la Femme. Aussi, à voir agir nos Hommes,
on prendrait notre Nation pour la plus galante de lUnivers ; elle nest
pas galante, elle nest que raisonnable : tout le monde sert ici les Femmes, les
Enfants et les Vieillards.
Vous ne mavez encore rien dit de votre religion, Seigneur ?
Pardonnez-moi : par lidée que je vous ai donnée du Premier-principe je
vous ai fait entendre quelle devait être notre Religion.
Mais en quoi consiste votre culte ?
En un seul point. A faire usage de nos organes dune manière conforme aux
vues de la Nature ; à ne rien outrer, à ne rien négliger.
Vous navez donc pas de Temples ?
Si (montrant la Terre) ; le voilà. Quatre fois lannée, aux solstices
et aux équinoxes, quatre fêtes générales rassemblent la Nation, et le plus Ancien des
Vieillards présente notre hommage, dabord à la Terre-mère, ensuite au
Soleil-père. Après quoi, une même formule les réunissant tous deux les supplie de
porter ce pieux hommage au Souverain-Etre. Voici les trois formules :
- " O Terre !
mère-commune, fille puissante de lauguste Soleil, nous, tes Enfants, sommes
rassemblés pour te rendre notre filial hommage : O Terre sainte et sacrée, notre
mère commune, nourris-nous ! "
- " Soleil auguste !
père de lintelligence, de la lumière et de la chaleur, du mouvement et de la vie,
Fils de Dieu, Père et Mari de la Terre notre Mère, nous les Enfants de ton auguste et
vénérable Fille-Epouse, la Terre, nous sommes rassemblés pour te rendre notre filial et
respectueux hommage : O Soleil saint et sacré, vivifie-nous ! "
- " Terre féconde !
Soleil producteur, Enfants du grand Dieu, qui vous a donné lêtre,
lintelligence et la puissance générative, pour communiquer la surabondance de
votre vie et aux Hommes, et aux Animaux, et aux Plantes, augustes et puissantes Déités,
portez, avec le vôtre, notre hommage à votre divin Père, afin quil nous bénisse
en vous et par vous. Honneur à la Terre-mère ! Honneur au Soleil-père !
Adoration profonde au grand Etre, Père de tout, pouvant tout, contenant
tout ! "
" La Nation répète ces
dernières paroles, "Honneur à la Terre-mère, etc." Quel attendrissement
nont pas excité, à la dernière fête, ces paroles saintes, prononcées par notre
Vieillard de 220 ans, soutenu par Un-autre de 219, et par un Troisième de
210 !
Il y a ensuite des festins, des jeux, des danses et des plaisirs de toute
espèce ; car nous avons pour maxime que le plaisir est la manière la plus efficace
dhonorer la Divinité, le Soleil notre Père, et la Terre notre Mère commune.
" Ceci devrait me conduire à parler de notre manière de vivre journalière,
dans laquelle les divertissements entrent comme partie essentielle ; mais certains
devoirs mappellent, dont je ne puis me dispenser : dailleurs cest
à mon Fils à me remplacer, pour vous expliquer nos usages.
Alors le sage Teugnil prit la parole au lieu de son Père :
Lorsque tout le monde travaille (dit-il), la peine nest rien ; au
contraire, le travail nest alors quun plaisir parce que celui dont chaque
Individu se trouve chargé ne va jamais jusquà la fatigue ; il ne fait
quexercer et assouplir les membres ; il contribue plutôt quil ne nuit au
développement de lesprit. Chez vos Européens, au contraire, où linégalité
règne, tout le monde doit être malheureux, les uns par surcharge de travail, les autres
par défaut doccupation. Tout le monde doit être fort bête ; les Travailleurs
sont abrutis ; les Fainéants sont engourdis ou exaltés par des passions
bizarres ; ils ne doivent penser quà des fadaises, à des extravagances. Si
quelquun a le sens commun parmi eux, ce nest peut-être que dans létat
du milieu ; encore doivent-ils être rares, soit à cause du mauvais exemple, soit
parce quils donneront ou dans un travail trop rude ou dans loisiveté.
Deviné-je juste ?
Très juste, illustre Mégapatagon, répondit Hermantin.
Ici, au contraire, les facultés de chacun se développent dans une juste
proportion : vous ne trouverez pas chez nous de ces Etres qui ne peuvent entendre ce
que dautres conçoivent facilement, et quoique nous ayons parmi nous de puissants
Génies, qui vont plus loin que les autres, ils ne les surpassent que par la faculté de
linvention ; ils en ont facilement entendus, même dans les matières les plus
abstraites.
Vous avez vu lemploi de notre journée ; toutes ressemblent à celle de votre
arrivée ici. Le jour est partagé en deux parties égales ; douze heures de sommeil
ou de repos absolu, et douze heures daction. On comprend dans les douze heures de
repos le temps que les Hommes donnent à lamour, aux Femmes, et à vivre comme
Particuliers au sein de leur Famille. Les douze autres heures sont au Public : elles
commencent à six heures du matin, avec le jour, et finissent avec lui, à six heures du
soir. Les occupations sont partagées entre tous les Citoyens, à proportion de la force
et de la capacité, par le Vieillard-syndic de chaque quartier de lhabitation.
Chacune de nos habitations est de cent Familles ; et chaque quartier de vingt-cinq,
à la tête duquel est le plus ancien de ses Vieillards, quon nomme le Quartinier ;
à son défaut, Celui qui le suit le représente. Les Vieillards qui ont atteint 150 ans
ne travaillent plus, ils commandent : les Enfants au-dessous de 20 ans ne travaillent
pas encore ; mais un Vieillard les exerce à faire différentes choses par manière
de jeu, aux heures de récréation. A celle de leur occupation, ils apprennent à lire, à
écrire les langues voisines, les vrais principes de la langue maternelle ; ensuite
la morale, lhistoire et la physique.
Lorsque chacun a reçu son occupation du Vieillard-syndic, on sen acquitte avec
soin, sans précipitation ; on y met toute lintelligence possible. Ce travail
dure quatre heures. On se rassemble ensuite dans une salle commune à toute
lHabitation pour y prendre son repas, qui a été préparé par des Concitoyens,
dont ça été loccupation durant les quatre heures du travail. Après le
repas, on goûte un repos nécessaire dans ces climats chauds ; le sommeil est
dune heure et demie, on se livre ensuite à différentes sortes de divertissements,
jusquau souper ; à lissue duquel chacun se retire en son particulier
avec sa Femme et ses Enfants.
On nest pas astreint à prendre toujours la même occupation, au contraire, Ceux qui
veulent en changer néprouvent pas le moindre obstacle de la part des
Viellards-syndics ; on y exhorte même les Citoyens, et il ny a que Ceux qui le
demandent absolument qui fassent toujours la même chose.
Les Hommes ont tous les travaux extérieurs et rudes, les Femmes tous ceux de
lintérieur des maisons ; si ce nest les métiers de force, où il
sagit de manier les métaux, le cuivre, le platine ou la pierre, et le bois. Tous
les métiers daiguille ne sont exercés que par des Femmes, à lexception de
la cordonnerie, car nous apportons la plus grande attention à ce quelles ne fassent
rien qui puisse nuire à leur propreté et leur communiquer quelque chose de
désagréable. Les Femmes sont soumises et respectueuses envers les Hommes, respectées et
considérées par ceux-ci comme les dépositaires de la génération suivante ;
pourquoi dailleurs quelquun chercherait-il à avilir ou à séduire une Femme
qui peut être la sienne un jour ?
Nos plaisirs consistent dans des jeux, qui exercent le corps sans le fatiguer, et qui
demandent beaucoup plus dadresse que de force. La gloire seule, dans un pays comme
le nôtre, peut être le prix du Vainqueur. Les Femmes samusent à des danses qui
contribuent à rendre leur démarche agréable ; à des jeux dadresse qui ont
le même but, de rendre leurs mouvements aisés, gracieux ; elles soccupent
encore à inventer et à essayer différentes sortes de parures ; à marier leurs
voix douces et flexibles, soit aux sons mâles des Hommes, soit aux instruments dont
jouent ces Derniers. Elles ont en outre une sorte de jeu qui leur plaît beaucoup,
cest de sexercer entrelles à qui prendra lair le plus agréable,
le sourire le plus séduisant ; à qui trouvera les moyens les plus efficaces de
plaire aux Hommes dans toutes les circonstances possibles. Car on leur inculque dès
lenfance quelles sont faites pour lHomme, comme lHomme lest
pour la Patrie. Ainsi chez nous, le travail est presquun jeu, et les jeux sont une
instruction. Tous les jours sont fêtes, mais non comme chez les Européens, sils
adoptaient nos coutumes ; car il y aurait sans doute une partie du Genre humain qui
se divertirait sans rien faire, tandis que lautre travaillerait sans se divertir.
Avez-vous des spectacles, dit Hermantin, des représentations dramatiques, illustre
Mégapatagon ?
Ces sortes de plaisirs ne sont que des petitesses, dignes dune Nation
dEnfants, ou en enfance, répondit le sage Teugnil. Nous ne voulons que du réel, et
nous navons pas plus de temps quil nous en faut pour goûter les vrais
plaisirs, sans en aller forger de factices.
Navez-vous donc pas les beaux-arts, comme la peinture, la sculpture, la
musique, la poésie ?
Nous méprisons la peinture ; nos tableaux, ce sont nos beaux Hommes, nos
belles Femmes que nous voyons tous les jours ; si le Genre-humain était anéanti, et
quun seul Individu conservé fût condamné à vivre éternellement seul sur la
terre, nous le trouverions excusable de sappliquer aux deux arts de la peinture et
de la sculpture, pour tromper sa solitude par une trompeuse image. Peut-être encore, si
nous avions votre manière de vivre, de quitter des années entières notre patrie pour
voyager, pourrions-nous désirer de peindre des Objets chéris ; mais ici, avec nos
murs, la peinture et la sculpture ne seraient quune puérilité. Nous estimons
bien davantage les métiers nécessaires que ces arts dinutilité ! Cependant
nous avons quelques Peintres ; leur petit nombre est employé à rendre les belles
actions de nos plus vertueux Citoyens, et ces tableaux sont destinés à orner le logement
des Vieillards qui les ont faites. Quant à la musique, je vous ai dit que nous en avions.
Cest un des charmes de la vie que dentendre les sons perfectionnés de la voix
humaine, de chanter les Grands-hommes, ses plaisirs et les amours. La poésie est la
sur de la musique : cest une manière animée et plus harmonieuse de dire
les choses, mais nous ne ladaptons quaux sujets riants : elle est
ridicule dans les sujets terribles, nuisible dans les sujets instructifs ; en un mot,
nous navons que trois sortes de pièces poétiques, celles qui célèbrent les
actions des Héros, bienfaiteurs de lhumanité, dont on ne saurait parler
quavec enthousiasme ; celles que nous appelons lOde, et la Chanson ;
il est défendu de mettre en vers tout autre ouvrage desprit.
Restif de la
Bretonne La découverte australe par un homme-volant, ou le dédale français
1781 Chapitre II : Morale et religion des Mégapatagons. Art et littérature. |