Il ne faut pas ici perdre de vue
lhypothèse que jai dabord établie, celle dune grande nation
vraiment libre ; cest-à-dire dune nation où non seulement la masse
entière du peuple ait conservé la souveraineté, où les citoyens exercent leurs droits
politiques dans toute leur étendue, mais où le système entier des lois respecte les
droits naturels de lindividu, où lon ne puisse lui rien interdire au-delà de
ce qui blesse le droit particulier dun autre, ou le droit qui, appartenant à chacun
comme membre de la société, est commun à tous, et, ne pouvant être violé à
légard dun seul sans lêtre à légard de tous, paraît un droit
de la société même.
Plus un peuple se rapprochera de ce point, moins la réalisation du plan que je considère
ici doit rencontrer dobstacles.
Il faut dabord quun ou plusieurs hommes, de concert, proposent de former la
réunion, et le proposent sous des conditions provisoires.
Ces conditions seraient simples. Elles consisteraient en cela seul que tous ceux qui
voudraient concourir au projet se fissent inscrire, et consentissent à élire, suivant la
forme qui leur serait indiquée, un petit nombre de savants, chargés par eux de rédiger
le plan même de lassociation.
Cette élection, comme toutes celles qui seraient faites par la totalité des membres,
doit être combinée de manière à ne pas exiger quils se rassemblent dans un même
lieu, ni même dans plusieurs, par portions séparées. Il faut en général éviter toute
réunion nombreuse : cest le seul moyen dobtenir une égalité
véritable, déviter linfluence de lintrigue, de la charlatanerie et du
verbiage ; de conserver à la simple vérité tout son empire, dêtre conduit
par les lumières, et non par les passions.
Deux lettres et deux réponses suffiraient pour chaque élection.
Le projet dassociation, une fois formé, serait rendu public ; et ceux qui ont
concouru à choisir les rédacteurs, conservant la liberté de ne pas entrer dans
lassociation ou den former une autre, il devient inutile de soumettre le
projet à leur acceptation postérieurement. Comme ici le vu de la majorité ne peut
faire loi pour la minorité ; comme dautres individus peuvent arbitrairement se
joindre à lune ou à lautre, il est évident que cette décision serait
absolument sans objet. Elle ne dit rien de plus, et même elle dit quelque chose de moins
que la simple résolution de contribuer à lexécution, ou de sy refuser.
Nest-il pas permis de supposer que ce projet dassociation serait combiné de
manière à inspirer aux hommes véritablement zélés pour le progrès des lumières le
désir den être des membres utiles, du moins par leur zèle ; quil
offrirait des moyens de bien choisir, et les hommes qui seraient chargés de former un
système général dobservations à suivre ou dexpériences à tenter, et ceux
à qui ces observations et ces expériences seraient confiées ?
Serait-il difficile de trouver un mode délection qui donnât à tous les individus
de cette société une influence suffisante pour soutenir leur intérêt, en
sassurant cependant des précautions nécessaire pour que ces choix tombassent
seulement sur des hommes capables du travail dont ils seraient chargés, ayant
lactivité quil exige, et le loisir comme la volonté de sy livrer avec
constance ?
Quant aux moyens de subvenir aux dépenses nécessaires, on aurait dabord une
souscription générale de tous les associés ; souscription modique, en retour de
laquelle ils recevraient chaque mois, et de plus chaque année, un recueil
dobservations et de mémoires quun comité de lassociation serait
chargé de publier. Les recueils, si les souscripteurs étaient très nombreux, seraient
presque un équivalent de leurs dépenses, et de plus, ils y trouveraient lavantage
de voir publier leurs propres travaux dans un ouvrage nécessairement très répandu.
Lorsquune fois le tableau général des sciences aurait été formé, on donnerait,
chaque dixième année, celui des vérités dont elles se sont enrichies. On aurait soin
de ny insérer que les découvertes qui ont déjà quelques années de date. Une
publication annuelle exigerait que lesprit philosophique des rédacteurs, leur
impartialité, et lempire des savants sur les mouvements de leur amour-propre
eussent atteint un degré encore trop éloigné de nous.
Au produit des souscriptions, on joindrait les offrandes volontaires des membres de
lassociation.
On les recevrait, ou pour lobjet général de la réunion, ou pour quelquune
de ses divisions particulières. Dans ce dernier cas, on imposerait deux conditions :
lune, quun dixième, par exemple, de la souscription serait toujours regardé
comme destiné à remplir les vues générales de lassociation, afin dêtre
sûr que son utilité pourra sétendre à tout le système des connaissances
humaines, et que l'esprit dominant de chaque époque, en favorisant davantage
quelques-unes de ses parties, n'en pourra condamner aucune à un abandon absolu.
Lautre condition doit être que ces applications particulières formeront de grandes
divisions déterminées par lassociation elle-même, qui ne doit pas sexposer
à la tentation de les soumettre aux vues, aux idées dun individu. Dix ou douze
divisions suffiraient pour satisfaire au goût des hommes qui ont à la fois un véritable
zèle pour le progrès des sciences et des lumières réelles.
Le plan des travaux en renferme nécessairement deux classes, quil paraît difficile
de pouvoir suivre avec les secours incertain et variable des souscriptions. Lune est
celle des recherches, qui deviennent inutiles, si elles ne sont ou perpétuelles, ou
continuées très longtemps ; lautre, celle des travaux qui exigent une
première mise très considérable. Mais on peut corriger, soit linégalité, soit
linsuffisance de ces ressources, en établissant, sur le produit de chaque année,
deux fonds de réserve, lun destiné aux dépenses premières quexigerait
lentreprise dun nouveau travail, lautre consacré à former un revenu
fixe. Cette précaution suppose des lois sur les hypothèques aussi sages que celles qui
existaient, il y a vingt-deux siècles, dans la république dAthènes ; mais ce
nest pas trop exiger de létat de civilisation où je suppose que
lespèce humaine est parvenue.
Ainsi sunissent entre elles, par quelques points, les parties du système social les
plus éloignées en apparence.
Ainsi, pour que la raison puisse exercer entièrement son empire sur une seule, il faut
quelle soit parvenue à létendre sur toutes ; et il est également
impossible que le mal ou le bien y puissent sisoler, de même que dans un corps
organisé il nest point de mal local qui naffecte tout lensemble, et que
le bien ny existe quà demi, sil ne lembrasse tout entier.[...]
Cette réunion de tous les hommes
qui, dans une même nation, font du soin de cultiver leur raison, daugmenter leurs
lumières, ou leur occupation ou leur plaisir, peut sétendre à toutes les nations
éclairées. Dans chacune, une association nationale suivrait les travaux dune
manière indépendante ; mais la comparaison de ces mêmes travaux chez les diverses
nations ; mais leur combinaison pour former un résultat commun ; mais quelques
entreprises plus vastes, létablissement dune langue universelle,
lexécution dun monument qui mît les sciences à labri même dune
révolution générale du globe, tous ces objets seraient réservés à une association
plus générale dont létablissent, embrassant tous les peuples parvenus à peu
près au même degré de lumières et de liberté, ne rencontrerait pas dobstacles,
et assurerait entre toutes les sciences, entre les arts soumis, dirigés par leurs
principes, comme entre toutes les nations, un équilibre de connaissances,
dindustrie et de raison nécessaire au progrès et au bonheur de lespèce
humaine.
Condorcet
(Jean-Antoine-Nicolas de Caritat, marquis de) Fragment sur lAtlantide
Paris : Garnier-Flammarion, 1988 p. 341/345 [1804] 1re édition |