La
justice des arbres
Cependant je ne fus pas plutôt entré
que les juges se levèrent étendant leurs branches en haut, et après cette cérémonie,
chacun reprit sa place. Pour moi, je restai à la barre, entre deux arbres qui avaient
chacun le tronc couvert dune peau de brebis. Je les pris pour des avocats, et
cen étaient aussi. Avant quils commençassent à plaider, on couvrit la tête
du président dun manteau de feutre. Le plaignant fit un court plaidoyer auquel le
défendeur fit une réponse aussi courte. Les plaidoyers de lun et de lautre
furent suivis dun silence de demi-heure au bout de laquelle le président, ayant
ôté le voile qui le couvrait, se leva, et étendant de nouveau ses branches, prononça
avec décence certaines paroles que je crus qui contenaient ma sentence, car dès
quil eut cessé de parler, je fus renvoyé, et conduit dans une vieille prison,
doù je me figurais quon mallait tirer comme dun grenier pour me
faire fouetter par la main du bourreau.
Dès que je me vis seul
dans ce réduit, je me rappelai tout ce qui venait de se passer, et je ne pouvait
mempêcher de rire quand je réfléchissais sur la folie de la nation où je me
trouvais, car ces juges qui mavaient fait mon procès me paraissaient plutôt des
pantomimes, que des magistrats, et leurs greffes, leurs ornements, leur manière de
procéder, me semblaient plus dignes du théâtre que dun tribunal consacré à
Thémis. Là dessus je vantais le bonheur de notre monde et la supériorité des
Européens sur toutes les autres nations. Mais quoique je blâmais la folie des peuples
souterrains, jétais pourtant obligé davouer quon devait les mettre
au-dessus des brutes car la splendeur de leur ville, la symétrie de leurs maisons
indiquaient assez que ces arbres nétaient pas dépourvus de raisonnement ni tout à
fait ignorants dans les arts, et surtout dans la mécanique ; mais je les croyais
sans politesse ni éducation et jétais persuadé quil ne fallait pas chercher
chez eux la vertu.
Pendant que je
mentretenais ainsi en moi-même, je vois entrer un arbre tenant une palette à la
main. Il sapproche de moi, me déboutonne ma poitrine et me dépouille dun
côté dont il me prend le bras, le retrousse et me saigne. Quand il meut tiré la
quantité de sang quil voulait avoir, il me banda le bras fort adroitement. Il
examina mon sang avec beaucoup dattention, mêlée dune espèce
dadmiration ; après quoi il se retira.
Cette nouvelle aventure
me confirma dans lidée que javais déjà de lextravagance de cette
nation, idée dont je ne revins que lorsque jeus appris la langue du pays, et qui se
changea alors en étonnement et en admiration. Voici comme tout cela me fut expliqué dans
la suite. On avait cru à ma figure que jétais un habitant du firmament ; et
on sétait mis en tête que javais voulu violer une matrone du premier rang,
cest pourquoi on mavait traîné à laudience comme un criminel.
Lun des avocats avait exagéré ma faute, et en avait sollicité le châtiment selon
la rigueur des lois ; lautre avait plaidé pour moi, et avait demandé un
délai du supplice, jusquà ce quon fut informé qui jétais, doù
jétais, et si jétais brute ou animal raisonnable. Lélévation des
branches nétait autre chose quun acte de religion, par lequel les juges se
préparaient à bien prononcer sur le différend des parties. Les avocats étaient
couverts dune peau de brebis, afin de se ressouvenir de linnocence et de
lintégrité avec laquelle ils devaient sacquitter de leurs fonctions, et en
effet il ny en a point là qui ne soient gens de bien et intègres ; ce qui
prouve quon peut trouver dans un état bien policé des avocats qui ont des
sentiments et de la probité. Dans le pays dont je parle, les lois sont sévères contre
les prévaricateurs. Il ny a ni subterfuges, ni échappatoires qui les mettent à
labri de leur rigueur ; point dasile, point dintrigue pour sauver
ceux qui ont été condamnés, ni personne qui sollicite en faveur des perfides.
On répète aussi trois
fois les mêmes paroles chez cette nation, à cause de la lenteur naturelle à concevoir
les choses, qui la distingue des autres peuples. Il y a peu de gens chez celui-ci qui
comprennent dabord ce quils nont lu ou entendu quune seule fois.
Ceux qui ont la conception plus vive, et qui comprennent avec plus de facilité, sont
regardés comme incapables de juger des procès et ne sont que fort rarement élevés aux
emplois de quelque importance : car on a éprouvé que lEtat sétait
trouvé en danger toutes les fois quil avait été administré par des gens qui
avaient beaucoup de pénétration, et quon appelle ailleurs de grands génies ;
quau contraire ceux que le vulgaire appelle des hébétés avaient toujours réparé
le mal que les autres avaient fait. Tout cela a fort lair paradoxal, je
lavoue, mais lorsque je le pesais mûrement, je ne le trouvais pas aussi absurde
quon pourrait se limaginer.
Lhistoire
quon me fit au sujet dune femme, qui avait exercé lemploi de
président, me surprit encore davantage. Ce président femelle, était une fille native de
la ville en question ; elle fut élevée par le prince à la dignité de kaki,
cest-à-dire de juge suprême de la ville ; car telle est la coutume de cette
nation de ne mettre aucune différence de sexe par rapport aux charges de létat, et
de navoir égard quau mérite en les conférant. Mais afin de pouvoir juger
des qualités dun esprit et de connaître la porté, dun chacun, il y a des
féminaires établis, dont les directeurs sont appelés karattes, ce qui signifie, à
proprement parler, des examinateurs ou scrutateurs. Leur office est de fonder et
dexaminer le naturel et les qualités des jeunes gens, dont ils doivent mettre à
part ceux qui sont propres aux emplois publics, et envoyer un rôle particulier au prince,
avec une liste générale des différents talents, par lesquels les autres peuvent se
rendre utiles à la patrie. Ayant reçu ce catalogue, le prince fait écrire sur un livre
les noms de tous les candidats afin davoir toujours présents à son esprit, et pour
ainsi dire, devant ses yeux, ceux quil doit revêtir des emplois vacants.
La fille en question
avait mérité, depuis quatre ans, un témoignage avantageux de la part des
karattes ; le prince y eut égard et létablit présidente du sénat de la
ville où elle était née ; cest un usage sacré, et immuable chez les Potuans
(cest le nom de ce peuple) dêtre employé dans la ville où lon est
né, étant persuadé quon a toujours plus daffection pour lendroit où
lon a reçu la naissance et léducation que pour un autre. Palmka (cest
le nom de cette fille) exerça son emploi avec beaucoup de gloire pendant lespace de
trois ans et fut regardée comme larbre le plus sage de la ville. Elle avait
dailleurs la conception si tardive quelle ne pouvait comprendre les choses
quon lui disait quà la troisième ou quatrième répétition ; mais
aussi dès quelle avait compris une chose, elle connaissait tous les tenants et les
aboutissants ; et elle prononçait si judicieusement sur les affaires les plus
épineuses que toutes ses décisions étaient regardées comme des oracles.
Comme une autre
Thémis, dans sa juste balance,
Elle examinait tout au poids de léquité.
On ne la vit jamais opprimer linnocence,
Ni jamais séloigner de son intégrité.
Enfin, on ma
assuré quelle ne prononça jamais de sentence qui ne fût confirmée par le
suprême tribunal des Potuans, et qui ne reçut même de grands éloges. Je pensais donc,
en considérant toutes ces choses, que cet établissement en faveur du beau sexe
nétait pas aussi mal imaginé quil me lavait paru dabord ;
et je me disais à moi-même : quel mal y aurait-il, par exemple, quand la femme du
bourgue-maître de Berge connaîtrait des causes, et prononcerait les sentences ?
Quel mal y aurait-il encore quand la fille de lavocat Severin qui est une personne
qui ne manque ni de savoir, ni déloquence, plaiderait à la place de son stupide
père ? Non, cela napporterait aucun préjudice à notre jurisprudence, et
peut-être Thémis ne recevrait pas les soufflets quon lui donne. Enfin il me
semblait, vu la manière précipitée avec laquelle on procède aux jugements parmi nos
Européens, que ces sentences hâtives, et précoces, seraient sujettes à une terrible
censure, si elles étaient tant soit peu examinées de plus près.
Mais pour revenir à
lexplication de ce qui métait arrivé, voici ce que jappris au sujet de
la phlébotomie que javais soufferte. Cest la coutume chez ce peuple, que dès
quil y a un criminel qui mérite le fouet, ou la torture, ou la mort, on lui ouvre
la veine avant que de lexécuter pour voir sil a agi par malice ou par la
disposition du sang ou des humeurs qui sont dans son corps, et si par cette opération il
y aurait moyen de le rendre plus homme de bien. De manière quà le bien prendre,
les tribunaux de ce pays-là sont plutôt établis pour corriger les gens que pour les
tourmenter. Cette manière de corriger par la saignée renferme pourtant une espèce de
châtiment, puisquon a attaché une note dinfamie à subir cette opération
par sentence juridique. Que si ceux qui ont passé par cette correction viennent à faire
une rechute, on les relègue au firmament où ils sont tous reçus sans distinction. Je
parlerai tantôt plus au long de cet exil, et de sa nature Quant à létonnement que
le chirurgien qui mavait phlébotomisé avait marqué à la vue de mon sang, la
cause en était telle : il navait jamais vu de sang rouge ; car les
habitants de ce globe nont dans les veines quun suc blanc qui, plus il a de
blancheur, plus il marque la pureté des murs.
De la nature
du pays de Potuan et du caractère de ses habitants
La principauté du Potu nest pas
bien grande, puisquelle ne fait quune petite partie du globe où elle est
placée. Tout ce globe sappelle Nazar ; il a à peine deux cent milles
dAllemagne en circuit et on peut commodément le parcourir sans aucun guide car on
ny parle partout quune seule et même langue, quoique les Potuans soient fort
différents des autres peuples de ce globe dans les affaires publiques, et en tout ce qui
regarde le gouvernement, aussi bien que dans les murs et les coutumes. Ils sont par
rapport aux autres peuples de Nazar ce que les Européens sont à légard des
nations de notre monde, cest-à-dire quils les surpassent tous en prudence et
en sagesse. Tous les chemins du pays de Potu sont distingués par des pierres placées à
la distance dun mille les unes des autres. Ces pierres ont des espèces de bras ou
dautres figures sur lesquelles on lit le chemin quil faut tenir pour aller à
telle ville ou village que lon veut. Toute la principauté est remplie de bourgs,
villages et cités. Ce que je trouve de plus étonnant, cest que je viens de
remarquer que, nonobstant la diversité de murs, de coutumes et de génie, les
habitants de ce globe saccordent dans le langage, et parlent tous le même. Cela
surprend agréablement un voyageur, et le ravit, pour ainsi dire, en extase.
Le pays est entrecoupé de rivières
et de canaux, sur lesquels on voit voguer des bateaux à rames qui fendent les ondes, non
à force de bras comme chez nous, mais par des ressorts qui les font agir à la manière
des automates, et qui font aller la barque comme par une espèce de vertu magique, car il
nest pas possible, à moins quon ait des yeux dArgus et une
pénétration surnaturelle, de découvrir le nud de cet artifice, tant ces arbres
sont ingénieux et subtils dans leurs inventions.
Le mouvement de ce globe est triple
comme celui de notre terre, de sorte quon y distingue les temps tout de même que
chez nous, par les jours, les nuits, les étés, les hivers, les printemps et les
automnes. Les lieux situés sous les pôles sont plus froids que ceux qui en sont plus
éloignés. Pour ce qui regarde la clarté, il y a peu de différence entre les nuits et
les jours pour les raisons que jen ai données ci-dessus. Et lon peut même
assurer que les nuits y sont plus agréables ; car il nest pas possible de rien
imaginer de plus resplendissant que cette lumière du soleil qui est réfléchie et
réverbérée par lhémisphère où, le firmament compacte, et renvoyée sur la
planète où elle se répand au long et au large, comme si une lune dune grandeur
immense luisait continuellement autour delle.
Les habitants consistent en arbres
de diverses espèces, comme chênes, tilleuls, peupliers, palmiers, buissons, etc.,
doù les seize mois de lannée reçoivent leurs différents noms.
Lannée souterraine contient seize mois ; cest lespace de temps que
la planète de Nazar est à faire sa révolution. Elle recommence son cours au bout de cet
intervalle ; mais, comme le jour de ce recommencement nest pas fixe, à cause
du mouvement irrégulier de la planète, qui varie comme celui de notre lune, messieurs
les faiseurs dalmanachs se trouvent souvent hors de gamme dans leurs calculs. Les
différentes époques reçoivent leurs noms des principaux événements. Le plus
remarquable est lapparition dune comète qui se fit voir il y a trois mille
ans, et qui causa, dit-on, un déluge universel qui submergea toute lespèce
arborienne, aussi bien que toutes les autres créatures vivantes. Il y eut pourtant
quelques individus qui, sétant sauvés sur le sommet des montagnes, échappèrent
à la fureur des flots. Cest de ces arbres échappés que descendent ceux qui
habitent aujourdhui cette planète. La terre y produit des herbes, des légumes, et
presque les mêmes sortes de fruits que nous avons en Europe ; mais on ny voit
point davoine ; aussi, ny est-elle pas nécessaire, puisquil
ny a pas de chevaux. Les mers et les lacs fournissent des poissons exquis et ornent
le pays de plusieurs rivages agréables, sur lesquels on voit des villes et des villages.
La boisson ordinaire des habitants est faite du suc de certaines herbes qui sont toujours
vertes, dans quelques saisons que ce soit. Ceux qui vendent cette boisson sont nommés
vulgairement ninhalpi, herbicocteurs. Le nombre en est fixé dans chaque ville, et
ils ont seuls le privilège de cuire ou distiller ces herbes. Ceux qui font ce métier ne
peuvent exercer aucune autre profession, ni faire aucune autre espèce de commerce que ce
soit. En revanche, il est expressément défendu à toutes les personnes qui ont des
emplois publics, ou qui ont des pensions de la cour, de singérer dans ce négoce,
par la raison que ces personnes, à la faveur du crédit quelles ont acquis dans
leur charge, attireraient tous les acheteurs à elles, et donneraient la boisson à
meilleur prix à cause des autres émoluments dont elles jouissent. Et cest là un
inconvénient qui narrive que trop dans notre monde où lon voit des officiers
et des ministres négocier, trafiquer et senrichir en peu de temps par ces indignes
monopoles, pendant quils causent la ruine des ouvriers et des marchands.
Le nombre des habitants
saccroît merveilleusement chaque jour, grâce à un certain édit connu sous le nom
de loi en faveur de la propagation. En vertu de cette loi, les bienfaits et les immunités
augmentent ou diminuent, selon le nombre denfants quon a engendrés. Quiconque
est père de six enfants est exempt de tout tribut ordinaire et extraordinaire :car,
dans ce pays-là, on croit que rien nest plus avantageux à létat que la
vertu politique des mâles et la fécondité des femmes ; en cela on pense bien
différemment de la manière dont on pense dans notre pays, où lon impose un tribut
sur chaque enfant comme sur la chose du monde la plus inutile et la plus pernicieuse.
Personne dans cette région-là, ne peut exercer deux charges à la fois, car les Potuans
ont pour maxime que la moindre occupation demande une personne toute entière. Sur quoi je
remarquerai, avec la permission de messieurs les habitants de notre globe, que les charges
sont beaucoup mieux administrées chez cette nation que parmi nous ; et la coutume de
ne pas exercer deux emplois dans le même temps est si sacrée quun médecin
nose point sétendre ni singérer dans toutes les parties de la
médecine, mais est obligé de sen tenir à un certain genre de maladie ; un
musicien a un seul instrument ; et, enfin, il nen va pas là comme dans notre
globe, où la pluralité des fonctions énerve les forces des hommes, augmente leur
mauvaise humeur, fait négliger les emplois, et est cause que nous ne sommes nulle part,
parce que nous voulons être partout. De là vient quun médecin élevé à la
dignité de ministre, voulant guérir les maladies des particuliers et celles de
lEtat, aigrit les unes et les autres ; et si un musicien veut jouer du luth, et
faire le magistrat en même temps, on ne peut attendre de lui que des dissonances.
Insensés que nous sommes ! nous admirons des gens qui ont laudace de vouloir
exercer plusieurs emplois à la fois, de singérer des plus importantes affaires et
qui se croient propres à tout. Nous ne voyons pas que ce nest là que leffet
dun téméraire orgueil qui aveugle ces gens-là sur leur faiblesse : car,
sils connaissaient bien tout le poids des affaires et la petitesse de leurs propres
forces, ils refuseraient les fasceaux et trembleraient au seul nom de magistrature. Chez
les Potuans, personne nentreprend rien au-delà de ses talents. Il me souvient, à
ce propos, davoir oui discourir sur cette matière un illustre philosophe nommé
Rakbafi, lequel disait que chacun connaissait son propre génie, quil juge
sévèrement de ses vices et de ses vertus de peur que les comédiens ne paraissent plus
avisés que nous, car ils choisissent toujours les pièces qui sont le plus à leur
portée, et non pas celles qui sont les meilleures. Quoi donc ! un baladin saura sur
le théâtre,faire un discernement que le sage ne saura pas faire dans la vie ?
Les Potuans ne sont pas distingués
en patriciens et en plébéiens, ou en nobles et en roturiers. Cette distinction avait
bien lieu autrefois parmi eux, mais les princes ayant remarqué que cela était une source
de discordes et de divisions, abolirent toutes les prérogatives attachées à la
naissance et voulurent quon nestimât plus que la vertu ,et que lon
neût plus égard quà elle. Si la naissance, donne quelque privilège
aujourdhui, ce nest quà cause de la quantité des branches que
lon apporte en venant au monde car lon est estimé plus ou moins noble à
proportion de ce que lon a de branches ;par où lon est rendu plus ou
moins propre au travail des mains. Quant au génie et aux murs de la nation,
jen ai déjà parlé plus haut. Jy renvoie le lecteur et je termine ce
chapitre pour passer à dautres choses.
Ludvig Holberg, Le
monde souterrain de Nicolas Klim
1re édition en 1741 Amsterdam ; Paris [s. n.], 1788
Traduit du latin par M. de Mauvillon
" La justice des arbres " (p. 23/30)
Chapitre V, " De la nature du pays de Potuan et du caractère de ses
habitants ",( p. 72/79)
Copenhague et Leipzig, J. Preus. Gallica |