Minot Gormezano

Les séjours du corps

par Colette Garraud

 

Le nu et la nudité

Lors de la confrontation au lieu, le geste premier de Pierre Minot est celui du dépouillement, « entrée en nudité » par laquelle l’homme se défait de son identité sociale. Dès les images d’Espace désaffecté où il arbore parfois à la cheville une corde – que les artistes rapprocheront après coup de la figure du Pendu dans le jeu de tarot – et à l’exception des vues prises au cimetière du Père-Lachaise, la figure apparaît toujours nue. Seuls accessoires, les linges, bandelettes ou cordes servent à rejouer ce moment de l’émergence, de la surrection du corps dans une seconde naissance, thème qui se précise plus tard avec la coque de papier de La Nuit, le Jour.
Nu, mais souvent maculé, parfois enduit de ces boues limoneuses ramassées au pied des falaises, disparaissant à demi sous diverses croûtes terreuses, enfoui dans le sol meuble où il semble vouloir s’effacer, le corps se revêt souvent de la matière, ou plutôt devient lui-même, forme parmi les formes, une de ces « rêveries de la matière » dont parle Bachelard.
La nudité, c’est aussi la condition d’une expérience, un état de conscience de la chair dans sa relation avec la nature environnante, voire une épreuve. Les actions ont souvent été accomplies dans le froid, ce froid qui explique, au moins en partie, telle posture crispée sur les marches d’une ruine, telle allure dansante sur la pointe des pieds, lors de la traversée d’un ruisseau, ou l’enroulement du corps recroquevillé sur sa propre chaleur, au bord des névés. Au-delà de l’anecdote, il s’agit bien d’une expérience initiatique, d’un passage nécessaire par l’hostilité du monde, qui doit être éprouvée pour être, d’une certaine façon, dépassée. On relèvera que cette traversée de la souffrance est un thème chamanique récurrent, dont a fait usage un Joseph Beuys. Mais l’on peut aussi songer à certaines performances des actionnistes viennois (Pierre Minot en particulier souligne la force de la présence humaine et l’impression de vitalité qui se dégage de leurs œuvres).
 
L’opposition insistante, de la part des deux artistes, entre « la nudité » et « le nu », catégorie traditionnelle des beaux-arts, est évidemment fondée sur la mise en jeu du corps dans l’action, sur la nature exploratoire de l’expérience et sur la recherche d’un contact charnel avec la matière. On notera cependant que la distance qu’impose au regard la photographie et surtout son immobilité définitive transforment la continuité du geste en postures, et que, dans certaines images au caractère particulièrement sculptural, la nudité éprouvée dans le mouvement semble s’effacer au profit du « nu », en quelque sorte restauré. La nudité serait alors l’apanage de l’expérience, et le nu celui de l’image. François Jullien a récemment noté le rôle particulier de la photographie – par opposition à la vidéo ou au cinéma, si souvent utilisés pour rendre compte de la performance – dans la production d’une « fixité propre à l’essence » et « d’un surgissement du nu au sein du sensible. »
Sommairement parlant, la relation traditionnelle de l’artiste, peintre ou photographe, et de son modèle implique une séparation rigoureuse des rôles : le modèle, fût-il en mouvement de façon non dirigée, est astreint à la passivité et ne participe pas directement à l’élaboration de l’œuvre. Cette relation, si profondément inscrite dans notre culture qu’elle a longtemps paru aller de soi, s’est mise en place parallèlement à l’émergence du savoir médical moderne – les premiers traités d’anatomie, à la fois artistique et scientifique, l’illustrent bien. À ce titre, elle repose, comme l’a montré Foucault dans La Naissance de la clinique, sur une solution de continuité radicale entre le sujet du savoir (et du regard) et le corps objectivé de l’autre. Par ailleurs, cette relation se prête à toutes les formes d’appropriation imaginaire du corps de l’autre – l’iconographie du thème « le peintre et son modèle » suffirait à le rappeler –, pourvu que, là encore, on reste dans le cadre d’une stricte univocité. La méfiance inquiète d’un Cézanne à l’égard de ses modèles, dont le regard le gênait, le confirme a contrario.
 
À l’opposé, on le sait, dans le champ de l’art actuel « le corps “propre”, de manière banalisée, est devenu matériau artistique comme le marbre des classiques ou la ferraille des modernes ». Les performances, et d’une façon générale toutes les actions faisant entrer le corps propre dans le champ de l’art telles qu’elles se sont développées dans les années 1960 et au-delà, correspondent historiquement à la mise en crise du schéma humaniste précédent. Dans l’instant de la performance, l’artiste est à la fois le concepteur de l’œuvre et le corps dans lequel elle s’incarne, et reste « seul maître de sa chair ». La photographie, plus ou moins documentaire selon les cas, fait alors fonction de trace, de reste, d’objet par défaut, et ça n’est pas le photographe, témoin ou comparse (voire l’artiste lui-même s’il assume un double rôle) qui, en tant que tel, fait œuvre.
On le voit, le dispositif original mis en place par Minot et Gormezano se situe à égale distance de ces deux schémas, qui se trouvent récusés l’un et autre.
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